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DICTIONNR
LE DICTIONNAIRE VIRTUEL & INFINI DE R DE RÉEL

a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v wx yz
 
 
 


Donne de l'esprit, certes. (dixit "le dictionnaire des idées reçues" de Flaubert.
console aussi de tout, comme le dit le célèbre (et myisogyne) Kaffeehaushymne viennois :
 
    Tu as des soucis, quels qu'ils soient... Va au café !
    Pour une raison quelconque, toute plausible qu'elle soit, elle ne peut venir chez toi... Va au café !
    Tu as des bottes déchirées... Café !
    Tu as quatre cents couronnes de salaire et en dépenses cinq cents... Café !
    Tu es, comme il sied, économe et ne t'offres rien... Café !
    Tu n'en trouves aucune qui te convienne... Café !
    Tu es au fond de toi-même au bord du suicide... Café !
    On ne te fait plus crédit nulle part... Café !

 

 


La violence des jeunes : rien de tel pour faire frissonner le bourgeois, chambouler le politique et appâter le sociologue. Le sociologue s’appelle Jack Katz(1). Il s’interroge sur la violence des jeunes. Les jeunes, observe-t-il sociologiquement, sont fascinés par le modèle du caïd. Constatation qui appelle l’analyse. Une analyse originale et inhabituelle : car le sociologue s’insurge contre «l’image de la déviance(2) que les sociologues ont coutume de dépeindre».
Le sociologue est courageux, il propose «un point de vue peu prisé par la communauté universitaire, tout particulièrement en Europe». Le sociologue courageux est américain.
Le sociologue dit qu’il faut «admettre la description des attractions positives de la violence, comme en atteste la culture personnelle [des jeunes] (l’usage répandu des tatouages par exemple).» Car seule la conquête de «l’élite des rues» intéresse ces jeunes. Voyez-vous, ces jeunes sont élitistes. Ils veulent être les plus forts. Or pour être les plus forts il leur faut être les plus méchants. La morale du caïd n’est pas une morale chrétienne. Voilà la conclusion du sociologue.
C’est ce qui s’appelle enfoncer une porte ouverte, et voilà la porte doublement ouverte à cette phrase : «[Ce livre] n’est pas un portrait sympathique suggérant que “les criminels sont vraiment des gens comme vous et moi, à ceci près qu’ils n’ont pas eu les mêmes chances dans la vie”». Ce livre est un portrait antipathique suggérant que les autres, les méchants, sont nés très méchants, pas comme vous et moi.
Ce qui donne envie d’écrire bien des livres de sociologie commençant chacun par : «Ce livre n’est pas un portrait sympathique suggérant que “les ouvriers sont vraiment des gens comme vous et moi, à ceci près qu’ils n’ont pas eu les mêmes chances dans la vie”», «Ce livre n’est pas un portrait sympathique suggérant que “les banquiers sont vraiment des gens comme vous et moi, à ceci près qu’ils n’ont pas eu les mêmes chances dans la vie”», «Ce livre n’est pas un portrait sympathique suggérant que “les autres gens sont vraiment des gens comme vous et moi, à ceci près qu’ils n’ont pas eu les mêmes chances dans la vie”».
Puis on irait voir Le Parrain I, II, III, portraits sympathiques suggérant que les mafieux, etc.

1. Jack Katz, « Le droit de tuer », in Actes de la recherche en sciences sociales n°120, décembre 1997. Son texte présente les thèses de son ouvrage Seductions of Crimes : Moral and Sensual Attractions of Doing Evil, New York, Basic Books, 1988.
2. En sociologie, on appelle « déviance » l’ensemble des comportements qui s’écartent de la norme sociale.


De Nulle Part Ailleurs, tête de gondole commerciale d’une chaîne cryptée qui s’affiche au grand jour, c’est-à-dire en clair, on peut dire au moins deux choses : ni la première partie, cinéphiliquement correcte et politiquement rock, ni la seconde, plutôt intelligemment animée par Nagui et ses Naguettes(1), ne sont aussi cyniques qu’on se plaît à le dire dans les dîners en ville.
Entre les deux parties de Nulle Part Ailleurs, pourtant, quelque chose commence à coincer, à sonner faux. C’est d’abord l’irruption intempestive du Journal du sport, OVNI peu ragoûtant. Idée du siècle ou gag futuriste? Les nouvelles sportives du jour, filmées à travers deux caméras de surveillance, ping-pong ludique plus énervant qu’énervé, commentaires décalés troisième degré mutant : ça démange, ça démange. «On se gratte plus volontiers les couilles que les méninges», aurait pu dire Jules-Edouard Moustic. On chasse sur les terres de Thierry Ardisson: on est en terrain connu, du côté de ses arrière petits neveux, ces clones des gangs de publicitaires cocaïnés des années 1980 qui squattent aujourd’hui les trentièmes étages des tours de Manhattan sur Seine. Ils ne sont pourtant pas plus couillons que les autres, les amateurs de sport. Que pensent-ils, on aimerait bien le savoir, de cette démangeaison sylistico-maniériste? Pas de la dérision, plutôt une crise banale de «coénite» aigüe, du nom de ces champions toute catégorie de l’ironie facile et du pastiche, programmés plus souvent qu’à leur heure sur Canal Plus, véritable troisième frère Coen en béret/baguette.
Mais il faut attendre le sketch quotidien des Robins des bois, les nouveaux comiques maison, en prégénérique de NPA 2, pour que ça se gâte vraiment. Apparition du véritable Alain de Greef, programmateur en chef de la chaîne cryptée. Il s’avance, assis. Éclairé et mis en scène comme sa propre marionnette. Il essaie platement de tourner en dérision la curieuse ringardise des sketchs des Robins. Jouer son propre guignol, il fallait y penser. On n’est plus à la télé, on est pour de bon au guignol. Bouge à peine, l’acteur. Vrai? Faux? Vrai-faux?
Chaque soir, même rninimalisme, même hargne rentrée, même introspection rageuse. Une véritable guignolade filmée, un dispositif auquel aucun homme de télévision — humour ou pas — n’avait jamais osé se prêter auparavant. Trente-huit secondes chaque soir, à vue de nez, de dialogue ciselé: «Ça ne peut pas durer», «Pfffffffttttt»,  «Trop cons...», «Encore 252 jours».
A chaque fois, et un peu plus chaque jour, de Greef affine le concept, coupant évidemment l’herbe sous le pied à la bande à Gaccio, spécialisée en impertinence sans frontières, n’hésitant jamais — Canal en redemande, on en redemande — à démolir ouvertement la maison qui les emploie, de Greef en premier lieu — gage d’impertinence absolue, de liberté maximum, ce qu’on appelle ailleurs, dans d’autres tours plus consensuelles, du «supplément d’âme». Alors, à guignols malins, de Greef malin et demi ? Un peu comme si Richard Virenque, au lieu de pleurnicher sur la méchanceté de Canal Plus, était allé au JT de TF1 en couinant «j’me suis dopé à l’insu de mon plein gré». Tous les jours, un nouveau rictus, un pas de plus dans l’obscénité, l’imitation de l’imitation. Est-il vraiment plus libre que les Guignols, celui qui se guignolise lui-même? Espace de dérision ou espace de liberté? Pourquoi ne pas vomir, là, en direct, sur le montreur d’ombres qui se montre enfin tel qu’il est, en pleine lumière? Décidément, les effets du libéralisme esthétique sont toujours les plus inattendus.
À quand un guignol imitant de Greef imitant un guignol — dérision de la dérision de la dérision, mise en abyme du second degré et demi? Et abîme de bêtise, à l’insu de son plein Greef.

1. Du côté de chez nous, on appelle « Naguettes » le groupe homogène constitué par un public majoritairement jeune, drivé d’une main de maître, dressé à mort en direct, fouetté au sang — et qui en redemande.
 


«Le cète est un grand poisson que la plupart des gens appellent baleine ; c’est un poisson aussi grand qu’une île, et qui très souvent s’échoue, car il ne peut nager que là où la mer est profonde de plus de deux cents pieds. C’est le poisson qui recueillit le prophète Jonas à l’intérieur de son ventre ; et ainsi que nous le raconte le Vieux Testament, Jonas s’imaginait être arrivé en enfer, à cause de la grandeur du lieu où il se trouvait. Ce poisson élève son dos au-dessus des flots en haute mer, et il demeure si longtemps au même endroit que le vent apporte du sable et l’accumule sur son dos, tant et si bien que poussent de petits arbustes. C’est là ce qui bien souvent trompe les marins : ils s’imaginent qu’il s’agit là d’une île, mettent pied à terre, enfoncent des pieux et font du feu ; mais quand le poisson sent la chaleur, il ne peut la supporter : il s’enfuit au fond de la mer, et tout ce qui se trouve sur son dos est englouti.»


Transformer son corps. Avoir un autre corps pour le plaisir de l’âme. Transformer la nature pour le plaisir de l’âme : on appelle cela la culture. Des cheveux plus rouges ou plus blonds, des lèvres plus bleues, un cou plus long, un nez plus long des seins plus lourds, des bijoux du bois du métal dans la peau, des signes sur la peau : rêveries de l’âme matérialisées sur le corps, par le biais du déguisement, du changement progressif ou de la chirurgie.
1° Coquetterie. Éloge du maquillage. Le maquillage est passager. Il s’applique à la surface du corps, là, maintenant. Puis s’efface. Il est déguisement : être autre un instant. Métamorphose culturelle discontinue.
2° Un corset, un régime, un sport peuvent déformer peu à peu le corps. Le changement œuvre en permanence à l’intérieur du corps, là, maintenant. Puis se fait oublier : le changement devient la norme. On devient autre progressivement. Métamorphose culturelle volontaire et continue, qui copie le modèle des métamorphoses naturelles — grossir, grandir, etc.
3° La chirurgie tient de ces deux cas : elle œuvre à l’intérieur du corps, comme le changement ; mais elle est subite, comme le déguisement. La chirurgie modifie le corps, définitivement, en une fois, d’un coup d’un seul. Elle peut transformer des formes du corps qui pourraient être modifiées par le temps (cas de l’élimination de graisse), auquel cas elle s’apparente à de la paresse ou à de l’impatience : vouloir, tout de suite, ce que seul le temps et l’effort donnent normalement. Ce qui pose la question morale de la valeur de l’effort. Elle peut aussi, c’est là le point décisif, modifier ce qui ne devrait pas pouvoir être modifié : par exemple un nez. Elle touche alors à l’inné du corps. Elle touche à ce qui est déterminé par la naissance. Se faire fabriquer un nouveau nez, c’est comme être un nouveau-né — puisque seule la naissance a la faculté de déterminer cette partie du corps. La chirurgie a donc soudain le même pouvoir que la nature : choisir, parmi tous les hasards possibles. L’homme devient créateur de lui-même, il choisit. La forme de ci et ça, auparavant déterminée. Il choisit un nez nouveau, qui ne vient de nulle part sinon de son imagination. (Différence avec la greffe : la main, le poumon d’un autre). L’homme pouvait auparavant se déguiser et déformer certaines parties de son corps. Il peut maintenant déformer n’importe quelle partie de son corps : il peut renaître à volonté — ce qui implique une multiplication des deuils de soi-même. L’homme devient créateur : il est sa propre créature, aux mains de lui-même. Ce n’est pas facile d’être une créature.