Audiovisuel
Jean-Luc Godard : «La photo, c’est la vérité ; le cinéma
c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde». C’est
le contraire: la photo, c’est le mensonge; le cinéma, c’est le mensonge
vingt-quatre fois par seconde. Et la télévision, vingt-cinq
images par seconde : vingt-cinq mensonges par seconde. Le mensonge qui
fait déborder le vase. Godard encore: on lève la tête
devant un écran de cinéma, on la baisse devant une télévision.
Qu’est-ce que l’audiovisuel? Le son et l’image. Mais le livre aussi,
c’est le son et l’image: un mot, c’est une image à la place d’une
image. La vie aussi, c’est le son et l’image. Alors l’audiovisuel?
La télévision, en nous habituant à voir sans regarder,
entendre sans écouter, fait perdre leur force aux choses. Elle fait
défiler devant nos yeux un monde qui n’est pas le nôtre. On
vous montre des guerres: vous entendez des mots, vous voyez du rouge. Des
millions de téléspectateurs mangent en regardant des milliers
de gens qui meurent parce qu’ils ne mangent pas. Vous avez l’audiovisuel,
le son et l’image : n’est-ce pas assez ? Est-ce le goût du sang l’odeur
du sang et le toucher de la mort qui vous manquent? Sans doute. L’audiovisuel
rend insensibles deux de nos sens en nous invitant à faire du monde
insensé un spectacle.
Un spectacle? «Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse»
(proverbe africain). Il ne faut jamais donner la souffrance de l’autre
en spectacle, puisqu’un tel spectacle ne sera jamais ressenti à
sa juste mesure. Est-ce si sûr? Faudrait-il alors interdire tout
spectacle que le public n’apprécie pas à sa juste mesure?
Un chroniqueur de Libération racontait avoir vu à la
télévision un reportage sur une guerre auquel il manquait
le son : les images alors devenaient plus fortes, ou plutôt devenaient
ce qu’elles seraient toujours si les commentaires convenus des journalistes
n’édulcoraient leur trop forte puissance.
Les images recouvreraient également leur puissance si chacun
se sentait seul face à leur dureté, l’œil maintenu ouvert
de force comme dans un Kubrick. Si on recevait une cassette vidéo,
personnellement, avec la mort d’un homme dans une guerre lointaine. Si
on savait qu’on était le seul à voir cette image. Elle deviendrait
extrêmement lourde.
Mais savoir que des millions de gens regardent en même temps
que soi une même réalité atroce, et semblent peu s’en
préoccuper, apaise. Comme un partage de la douleur. Comme une douleur
de tous et impersonnelle.
Avant-guerre, Après-guerre, Autruche
Après-guerre, période qui suit une guerre ; avant-guerre,
période qui précède une guerre. Leur durées
respectives sont indéfinies. Les après-guerres se transforment
toujours insidieusement en avant-guerres. Il n’y a donc dans l’histoire
du monde qu’avant-guerres, guerres et après-guerres.
Il est des moments étranges pourtant où l’on oublie la
guerre, des moments où l’on ne se sent ni dans l’après-guerre
ni dans l’avant-guerre. Des laps de temps où le temps n’est que
tranquillité, bêtise et oubli : on appelle cela la paix. Si
la paix n’était pas uniquement l’absence de guerres, si la paix
pouvait se définir positivement, la paix ne serait pas bête.
Or la paix perpétuelle n’existe pas. Donc la paix est bête,
puisqu’elle oublie qu’elle annonce la guerre.
La paix européenne est tout particulièrement sotte.
La paix européenne est une autruche politicienne. Lorsqu’elle
relève la tête hors de son petit bout de continent pacifique,
elle s’étonne de voir le reste du monde tout chamboulé. Elle
frise l’infarctus lorsque le reste du monde en question se trouve «à
deux heures d’avion de Paris». L’autruche s’esclaffe, et s’en court
vendre aux médias des scoops sur une guerre surgie de nulle part,
sur un «soudain déchaînement de violences et de haines».
Elle saura tout sur le moment où tout bascule, l’assassinat du grand-duc
local, la mise à feu des poudres, la goutte de sang qui fait déborder
les choses. Elle ne saura rien sur l’histoire d’un pays, sur la tragédie
d’hommes qui souffrent et qui pensent atténuer leur souffrance en
souffrant plus encore.
Elle croira alors qu’il est des pays où les guerres peuvent
surgir comme les escargots après la pluie. Des pays sans avant-guerres,
sans après-guerres. Des pays d’escargots sauvages. Troublée
par la méchanceté inouïe des autres, l’autruche européenne
s’en retournera au pas de course enfoncer sa petite tête dans sa
paix bien à elle. Très fière de ses plumes, qu’elle
imagine perpétuelles. L’autruche, nous dit la science, a un estomac
très solide : on lui ferait avaler n’importe quoi.