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LE DICTIONNAIRE VIRTUEL & INFINI DE R DE RÉEL

a b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v wx yz
 
 
 


Sous la Restauration, la vente au numéro, en kiosque ou à la criée, s’est vue interdite, et ce afin de restreindre le pouvoir de la presse. Pour lire le journal, il fallait donc être abonné, ce qui était très coûteux, ou aller au café, où un exemplaire circulait entre les mains. Mais en 1845, Émile de Girardin, qui dirigeait La Presse, eut deux idées malignes : baisser le prix de l’abonnement de son journal et y introduire un roman-feuilleton, afin de maintenir les lecteurs en haleine d’un mois sur l’autre.
Sous la Vème République, la vente au numéro n’était pas interdite, et ce afin de respecter le pouvoir de la presse. Pour lire R de réel, il valait cependant mieux être abonné, ce qui n’était pas du tout coûteux, ou encore être mécène, auquel cas l’abonnement était offert. C’est qu’en 2000, les dirigeants de R de réel avaient eu six idées malignes : baisser le prix de l’abonnement de leur revue, y introduire un roman-feuilleton, y inviter un chien d’arrière-garde, suivre l’ordre alphabétique, dire les choses de façon simple, ne pas dire les choses de façon simpliste - et tout ce afin de maintenir les lecteurs en haleine d’un mois sur pas l’autre mais le suivant.


L’histoire accélère : tout va si vite, partout ! Exceptionnellement toutefois quelquefois tout ne va pas si vite? On s’étonne. La Chine est une dictature? Ralentissement de l’histoire. La gauche française est encore (un petit peu) keynésienne? Ralentissement de l’histoire.
Certains imaginent que le monde est une grande machine qui accélère à la guise des hommes. Ils s’imaginent sur la route du progrès, aux commandes de la grande machine. Ils sont fiers d’être futuristes. Ils calculent patiemment la taille adéquate des fusées et les conditions météorologiques propices à leur « décollage »(1).  Si l’histoire lambine et se traînasse en quelques contrées, ils proposent le moteur de leur fusée au plus offrant. Si nul n’en veut, ils l’imposent. Le monde entier est leur terre irrédente.
Les livres sérieux les appellent finalistes, développementalistes, hégéliens, totalisants, marxistes, penséeuniquiens. Ils sont comme des lièvres qui s’étonneraient de l’existence même des tortues.
Parfois, ils perdent patience : excédés par la lenteur des lois de l’évolution animale, ils décident de forcer un peu les choses. Ils construisent une petite fusée pour accélérer l’histoire. La petite fusée s’écrase à côté du but. C’est qu’ils ont encore oublié la force de Coriolis. La force de Coriolis est le nom du phénomène physique, dû à la rotation de la terre, qui modifie les lois de l’accélération. Admettons que des scientifiques sérieux calculent la trajectoire d’un boulet de canon sérieux : ils doivent prendre en compte le fait que cette trajectoire sera déviée par le mouvement de rotation de la terre. Bien heureusement pour les fabricants de canons-sérieux-qui-ne-ratent-pas-leur-cible, la force de Coriolis se calcule. Bien malheureusement pour les accélérateurs de l’histoire, la force de Coriolis de l’homme ne se calcule pas : elle est sa liberté.
Que ceux qui désirent changer le cours de l’histoire s’attellent plutôt à la construction de fusées d’un autre genre, modèle fusées baudelairiennes, lesquelles accélèrent réellement le monde. Qu’ils abandonnent la science pour la fiction. Qu’ils partent rapidement en voyage, à la recherche de l’accélération du langage. Qu’ils embarquent dans les fusées qui mènent au bout de la nuit : «Siècle de vitesse! qu’ils disent. Où ça? Grands changements! qu’ils racontent. Comment ça? Rien n’est changé en vérité. Ils continuent à s’admirer et c’est tout. Et ça n’est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par ci, par là, des petits...»(2).

1. L’économiste Rostow, dans Les étapes de la croissance économique (1960), appelle décollage (take-off) la période d’industrialisation d’une société, préalable à l’avènement de la société de consommation.
2. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit.


Le monde est en désordre.
Le monde ne peut pas être en ordre.
Il est pourtant des journalistes qui jour après jour classent, éliminent et ordonnent. Il trient. L’actualité et le reste. Ce que vous verrez, ce que vous n’aurez pas le droit de voir ni de savoir. Étranger, Politique, Société, Sports, Culture, chaque jour le journal vous coupe sa tranche d’informations. Aujourd’hui on vous parle du Kosovo et non de l’Angola? Aujourd’hui l’Angola n’existe pas. À demain.
L’actualité est le mouvement du monde : «actualité» signifie étymologiquement qui est en acte, qui bouge, qui crée quelque chose. Il n’y a jamais eu d’ordre dans le mouvement du monde.
Mouvoir/S’émouvoir.
Voir sans s’émouvoir ; c’est ne pas comprendre l’actualité. Si l’actualité ne crée pas quelque chose en vous ; si vous refermez la lecture d’un quotidien comme vous l’aviez commencé, elle est inutile.
Le Rwanda ne vous intéresse pas ? Vous avez raison. Ce n’est pas du Rwanda que l’on vous a parlé. Les journalistes racontaient autre chose. Ils parlaient d’un pays imaginaire, d’un pays sans taille sans paysages sans odeurs. S’ils vous en avaient vraiment parlé, vous vous souviendriez d’autre chose que de millions de morts qui ne vous touchent pas.
Vous vivriez avec la conscience de l’existence d’autres hommes, ailleurs.
L’actualité n’est ni actuelle ni nationale ni européenne ni mondiale, elle est humaine. La véritable actualité reste à jamais d’actualité.
Notre ambition est de montrer que toute réalité est actualité.
On ne peut évidemment parler de tout. Alors, on s’en remet au hasard : on parle des choses suivant l’ordre alphabétique. Lettre après lettre. L’ordre alphabétique n’est pas une mode. Aucun rédacteur en chef ne vous l’impose. Bien sûr, on a gardé une marge de manœuvre : celui du choix des mots traités, parmi tous les mots commençant par une lettre donnée. On aurait certes pu s’en remettre totalement au hasard, mais cela aurait accru les chances de ne parler que de l’alligator, de l’anacoluthe et de l’aspartame. Un trop-plein de poésie aurait envahi ces colonnes.
Abcdefghijklmnopqrstuvwxyz. Ceci est une revue aussi élitiste qu’un dictionnaire. Or quelqu’un a-t-il déjà prétendu qu’un dictionnaire était élitiste?
Le dictionnaire a des qualités : il parle de choses complexes simplement. Le dictionnaire explique. Il rappelle des évidences. Nous ne parlons pas des choses complexes de manière simpliste. Nous ne parlons pas de choses simples avec complication. Nous sommes un dictionnaire.
Mais le dictionnaire a des défauts : le dictionnaire n’a pas d’humour. Le dictionnaire est lourd. Sa neutralité agace. Le dictionnaire n’est pas illustré, ou si peu, ou si mal. Le dictionnaire n’a pas d’émotions. Nous sommes un dictionnaire subjectif.
Nous avons toujours un œil fermé : pour revendiquer notre subjectivité. R est un clin d’œil perpétuel. Notre œil fermé est ouvert sur le rêve - et ainsi notre œil ouvert regarde mieux le réel. Pour voler un maximum de réel, nous avons pris le parti de procéder méthodiquement et subjectivement à la fois. Réunir militarisme maître mercantilisme moustache sur une même page, c’est ce que font les artistes, les dictionnaires et les philosophes.
Les encyclopédistes avaient des vertus ophtalmiques. Eux aussi avaient un œil fermé sur le rêve. Au pays des aveugles, les cyclopes étaient rois. Puisse R de réel, humblement, renouer avec leur force.


- Quelques mots sur l’histoire de l’Afrique?
- Alors... L’Afrique coloniale...
- Oui mais avant?
- Avant?
- Quoi, avant?
- L’histoire de l’Afrique, avant la colonisation...
- Avant la colonisation... comment dire... Quelques tribus sans histoire, sans écriture... Qui n’ont pas construit de pyramides ; qui n’ont pas bâti de grande muraille...
- Peintures rupestres du Sahara, 7000 av. J.-C., d’Afrique du Sud, 1000 av. J.-C., céramiques de l’Aïr, 7500 av. J.-C., centre métallurgique du Niger, fin du 1er millénaire av. J.-C...
- Ah mais ce n’est pas là de l’histoire, c’est de la préhistoire.
- VIème siècle av. J.-C., civilisation Nok au Nigéria; 350 ap. J.-C. première dynastie du Ghana; 666, premier royaume de Noupé; 790, Ghana sous domination de Kaya Maghan, roi du Ouagadou; XIIème siècle, fondation des royaumes Mossi au sud de la boucle du Niger; XIVème siècle, début du royaume Ba Luba en Afrique centrale; 1490, Joao Ier, roi du Congo; 1600, règne du roi des Ba-Kuba, Shamba Bolongongo, en Afrique centrale, fondation du royaume bambara de Kaarta en Afrique Occidentale; 1775, le roi Kpengla tente de secouer le joug yoruba sur le Dahomey...
- Ah bon...
 Pauvre culture européenne, qui découvre au goutte à goutte que la culture africaine est plus complexe qu’il n’y paraît! Il ne s’agit pas de connaître l’histoire du monde entier. Il s’agit juste de ne pas refuser au reste du monde une histoire. Il a fallu Georges Duby pour que les Européens découvrent en s’esclaffant que le Moyen-Âge n’était pas seulement un ramassis de seigneurs qui se font la guerre, mais aussi une période délicate et raffinée. Duby qui ouvre son Europe au Moyen-Âge par ce mot : «Imaginons». On a réhabilité le Moyen-Âge, réhabilitons l’Afrique Noire. Et en attendant les nouveaux Duby, imaginons.


Une dame sort d’une épicerie fine, son porte-monnaie encore à la main. Des clochards lui demandent une pièce ; son sac est lourd; elle esquisse un geste - mais à temps elle se ravise; il y a ceux qui méritent de l’aide et il y a les autres, or comment ces clochards pourraient-ils être méritoires? Une bouteille de rouge vide gît à côté d’eux; ils marmonnent des insanités et laissent le temps filer.
Chacun, lorsqu’il passe devant des pauvres, se sent le droit de juger la façon dont ils devraient se conduire. On ne peut donner à tout le monde, alors on cherche des critères: une dame respectable ne saurait encourager l’alcoolisme, voilà semble-t-il un critère irréprochable.
C’est pourquoi la dame élégante passe devant les clochards alcooliques le pas vif, le regard réprobateur et la conscience en paix. La voilà déjà de retour chez elle. Elle dépose son sac d’achats, en sort quelques fruits, des amuse-gueules et une bouteille de Bordeaux. Son mari qui déjà sirote un whisky finira la bouteille au dîner, et ira se coucher empli de bien-être.
Refuser aux pauvres les vertus du vice, tel est le privilège des riches.
Ceux-ci se soûlent au whisky 20 ans d’âge, ceux-là au vin de table 20 ans sans avenir. Différence de flacon, non d’ivresse.
Il est des gens qui voudraient décréter la prohibition pour les pauvres, et porter un toast à cette avancée de la vertu.


«Il existe une bête appelée âne sauvage, dont Physiologue dit qu’au vingt-cinquième jour de mars, il brait douze fois la nuit, et autant de fois le jour. De cette manière, il est possible de savoir qu’on est le jour de l’équinoxe, car les ânes sauvages sont parfaitement capables d’indiquer le chiffre des heures par leurs braiments. L’âne sauvage est le symbole du Diable, car lorsqu’il sent que le jour et la nuit sont égaux, c’est-à-dire quand il voit le peuple qui demeurait dans la nuit, c’est à dire dans le péché, se tourner vers Dieu, et rendre sa foi égale à celle des patriarches et des prophètes, c’est alors que brait l’âne : c’est le Diable, à la recherche de la nourriture qu’il a perdue, et dont Job dit : «Jamais l’âne sauvage ne braira s’il ne désire sa pâture.» Dans un autre passage des Écritures, saint Pierre dit du Diable : "Notre adversaire rôde autour de nous comme le lion à la recherche de ce qu’il pourra dévorer."»


J’ai vendu une vieille édition des Pensées de Pascal chez Joseph Gibert, achat/vente livres neufs et d’occasion. Un monsieur bleu et jaune m’a tendu 30 francs. Je suis passée devant un kiosque à journaux, j’ai acheté Vogue. J’ai tendu les 30 francs à un monsieur.
J’ai échangé le pari de l’existence de Dieu contre la certitude de la longueur de ma jupe.
Lorsqu’un enfant propose à un autre l’échange de son stylo quatre-couleurs plus une gomme bicolore contre un stylo plume rouge et blanc, les choses ne sont pas si simples. L’enfant hésite longuement. Il pèse la valeur des choses. Mon petit frère a ainsi échangé un billet de 50 francs contre 60 francs en pièces de dix, car il n’avait jamais vu de billet de 50 francs. Il n’échangeait pas la valeur matérielle de l’objet, mais sa valeur réelle: la beauté, la nouveauté, le mystère.
Dans un monde sans argent, peut-être aurais-je hésité. Que vaudraient les pensées de Pascal dans un monde sans argent? L’argent évite de réfléchir au poids des choses. Il leur confère une valeur arbitraire. Toutes les valeurs possibles. Le prix ne traduit que le hasard.
Cela qui ne veut pas dire qu’il faille se révolter contre le fait que Vogue soit supposé valoir autant que Pascal.
30 francs pour Pascal? Pascal à la portée de toutes les bourses.
30 francs pour Vogue? Cela dépend ce que vous faites de Vogue. La grand-mère de Proust a acheté pour 30 francs de madeleines, voyez le résultat.
Ce n’est pas l’argent qui coûte cher à l’homme. C’est ce qu’il n’en fait pas.


L’aspic est une espèce de serpent venimeux qui tue l’homme de ses dents. Il en existe cependant de plusieurs sortes, et chacun possède une manière qui lui est propre de faire le mal: en effet, le serpent qu’on appelle aspic fait mourir de soif  l’homme qu’il a mordu; le second, qui se nomme hypnalis, le plonge dans un sommeil tel qu’il en meurt ; un autre, qui est appelé haemorrhoïs, lui fait répandre tout son sang jusqu’à ce qu’il en meure; celui qui se nomme praester avance toujours la gueule ouverte, et quand il serre quelqu’un de ses dents, sa victime enfle à tel point qu’elle en meurt, et elle pourrit aussitôt d’une manière si horrible que cela semble être le résultat d’un acte diabolique. Et sachez que l’aspic porte la pierre très précieuse et étincelante que l’on appelle l’escarboucle; et quand l’enchanteur qui veut lui dérober la pierre prononce ses formules magiques, aussitôt la bête redoutable s’en aperçoit; elle colle l’une de ses oreilles contre terre et bouche l’autre de sa queue, de telle sorte qu’elle devient sourde et qu’elle n’entend pas les paroles magiques.


Le bus 84 passe devant l’Académie des Sciences. L’Académie des Sciences a été fondée, en 1666, par Colbert, ministre du roi Soleil. Les ministres du roi Soleil ont moins d’autorité que madame Soleil: en 1660, Colbert a interdit l’astrologie en France; et pourtant, hier encore, un homme brun d’une trentaine d’années a été aperçu dans le bus 84, lisant en douce son horoscope.
Cet homme brun était probablement Poisson. Les Poissons sont par nature curieux et très cons. C’est pourquoi les Poissons en sont encore à lire leur horoscope, à l’aube du troisième millénaire. Le philosophe et médecin iranien Avicenne a eu beau, au début du XIème siècle, se fatiguer à montrer qu’astrologique rimait avec illogique, rien n’y fait. Dans le bus 84, le monsieur lit la page 67 du magazine *** avec autant d’attention que le roi Assourbanipal lisait ses tablettes de présages en 660 av. J.-C.
L’astrologie générale, celle qui annonce la fin du monde, la dissolution de l’assemblée et le chaos en Russie, n’intéresse pas le monsieur du bus 84, lequel n’est ni un Assourbanipal ni un président socialiste. Cette astrologie-là est réservée aux grands de ce monde. Le monsieur s’ennuie dans le bus 84, engin motorisé infernal témoignant du progrès de la science et du recul des superstitions archaïques. Le monsieur regarde (scope) l’heure (horo).
Un mois compliqué en perspective, côté travail vos relations avec l’autorité sont houleuses, Conflits inutiles avec votre entourage, cependant santé parfaite, oui, parfaite. Les Béliers, eux, sont sujets aux angines. Le monsieur brun est bien content de n’être pas Bélier, il a déjà une angine.
La page 67 le réconforte. Elle est la seule page de son journal où il puisse trouver un message qui lui soit spécifiquement adressé, à lui homme brun Poisson. La page 67 le vouvoie. La page 67 le flatte, Quelle vie sentimentale éclatante. La page 67 est attentionnée, Prenez soin de vous toutefois aux alentours du 15. La page 67 sait être sévère à l’occasion, Ne soyez pas jaloux inutilement : la page 67 châtie bien, donc la page 67 l’aime bien. C’est pourquoi les hommes aiment les pages 67 et autres sornettes du même genre.


Jean-Luc Godard : «La photo, c’est la vérité ; le cinéma c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde». C’est le contraire: la photo, c’est le mensonge; le cinéma, c’est le mensonge vingt-quatre fois par seconde. Et la télévision, vingt-cinq images par seconde : vingt-cinq mensonges par seconde. Le mensonge qui fait déborder le vase. Godard encore: on lève la tête devant un écran de cinéma, on la baisse devant une télévision.
Qu’est-ce que l’audiovisuel? Le son et l’image. Mais le livre aussi, c’est le son et l’image: un mot, c’est une image à la place d’une image. La vie aussi, c’est le son et l’image. Alors l’audiovisuel?
La télévision, en nous habituant à voir sans regarder, entendre sans écouter, fait perdre leur force aux choses. Elle fait défiler devant nos yeux un monde qui n’est pas le nôtre. On vous montre des guerres: vous entendez des mots, vous voyez du rouge. Des millions de téléspectateurs mangent en regardant des milliers de gens qui meurent parce qu’ils ne mangent pas. Vous avez l’audiovisuel, le son et l’image : n’est-ce pas assez ? Est-ce le goût du sang l’odeur du sang et le toucher de la mort qui vous manquent? Sans doute. L’audiovisuel rend insensibles deux de nos sens en nous invitant à faire du monde insensé un spectacle.
Un spectacle? «Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse» (proverbe africain). Il ne faut jamais donner la souffrance de l’autre en spectacle, puisqu’un tel spectacle ne sera jamais ressenti à sa juste mesure. Est-ce si sûr? Faudrait-il alors interdire tout spectacle que le public n’apprécie pas à sa juste mesure?
Un chroniqueur de Libération racontait avoir vu à la télévision un reportage sur une guerre auquel il manquait le son : les images alors devenaient plus fortes, ou plutôt devenaient ce qu’elles seraient toujours si les commentaires convenus des journalistes n’édulcoraient leur trop forte puissance.
Les images recouvreraient également leur puissance si chacun se sentait seul face à leur dureté, l’œil maintenu ouvert de force comme dans un Kubrick. Si on recevait une cassette vidéo, personnellement, avec la mort d’un homme dans une guerre lointaine. Si on savait qu’on était le seul à voir cette image. Elle deviendrait extrêmement lourde.
Mais savoir que des millions de gens regardent en même temps que soi une même réalité atroce, et semblent peu s’en préoccuper, apaise. Comme un partage de la douleur. Comme une douleur de tous et impersonnelle.


Après-guerre, période qui suit une guerre ; avant-guerre, période qui précède une guerre. Leur durées respectives sont indéfinies. Les après-guerres se transforment toujours insidieusement en avant-guerres. Il n’y a donc dans l’histoire du monde qu’avant-guerres, guerres et après-guerres.
Il est des moments étranges pourtant où l’on oublie la guerre, des moments où l’on ne se sent ni dans l’après-guerre ni dans l’avant-guerre. Des laps de temps où le temps n’est que tranquillité, bêtise et oubli : on appelle cela la paix. Si la paix n’était pas uniquement l’absence de guerres, si la paix pouvait se définir positivement, la paix ne serait pas bête. Or la paix perpétuelle n’existe pas. Donc la paix est bête, puisqu’elle oublie qu’elle annonce la guerre.
La paix européenne est tout particulièrement sotte.
La paix européenne est une autruche politicienne. Lorsqu’elle relève la tête hors de son petit bout de continent pacifique, elle s’étonne de voir le reste du monde tout chamboulé. Elle frise l’infarctus lorsque le reste du monde en question se trouve «à deux heures d’avion de Paris». L’autruche s’esclaffe, et s’en court vendre aux médias des scoops sur une guerre surgie de nulle part, sur un «soudain déchaînement de violences et de haines». Elle saura tout sur le moment où tout bascule, l’assassinat du grand-duc local, la mise à feu des poudres, la goutte de sang qui fait déborder les choses. Elle ne saura rien sur l’histoire d’un pays, sur la tragédie d’hommes qui souffrent et qui pensent atténuer leur souffrance en souffrant plus encore.
Elle croira alors qu’il est des pays où les guerres peuvent surgir comme les escargots après la pluie. Des pays sans avant-guerres, sans après-guerres. Des pays d’escargots sauvages. Troublée par la méchanceté inouïe des autres, l’autruche européenne s’en retournera au pas de course enfoncer sa petite tête dans sa paix bien à elle. Très fière de ses plumes, qu’elle imagine perpétuelles. L’autruche, nous dit la science, a un estomac très solide : on lui ferait avaler n’importe quoi.