D.J.
Aux évocations érudites du terme «disquaire»
et aux sonorités hippiques de «Disc-Jockey», on préfère
aujourd’hui la phonétique klaxonnante du mot «DJ» (Deejay!).
Labialement conçu comme un ouvre-bouche (le «Dee» qui
écarte latéralement les lèvres, et son «jay»
qui semble les préparer au baiser profond), ce mot ouvre les portes,
délie les langues, excite les plumes. Le piapia mondain se languit
vaniteusement jusqu’à ce qu’arrive le DJ. On a déjà
refoulé Mick Jagger aux Bains mais jamais on n’y a refusé
le DJ.
Aucun sociologue, aucun anthropologue n’aurait consacré une
ligne à un disquaire ou à un disc jockey; ils font aujourd’hui
du DJ le cœur, le poumon, l’intestin grêle de leurs théories
de la post-modernité. Le DJ n’enchaîne plus, il hybride, il
ne programme plus de la musique, il fait un cut-up, il ne mélange
plus, il métisse, il confronte, décale, recontextualise!
Sa cabine est un «DJ Booth», sa caisse de disque une «Flight
case», sa prestation devient un «Set».
Comme un artiste il a besoin de faire une balance, d’avoir quelqu’un
qui lui porte ses disques, un «light-jockey» qui chevauche
la lumière pour lui, quelqu’un d’autre qui chauffe «sa»
salle, enfin quelqu’un qui l’annonce et qui n’est rien moins que son «maître
de cérémonie».
Ce qui implique bien sûr que l’on s’attende à une cérémonie,
à des miracles, on voudrait qu’un coin du ciel se dévoile,
que les chèvres se mettent à parler latin, que du feu jaillisse
des mains levées vers le ciel, ou plus modestement que la vodka-tonic
jaillisse gratuite des pistolets des barmen. Or rien de tout cela ne se
produit. Tout comme le prêtre d’une religion ultra-sécularisée,
sermonnant un peuple dont la foi se serait affadie et transformée
en une convention sociale, le DJ est un professionnel, souvent froid comme
un colin et qui sent bien qu’il vient trop tard : ceux qui réussissaient
à faire coïncider une montée générale
de poppers avec la cloche de «Ring my bell» à New-York,
ceux qui mixaient les basses apocalyptiques de la 303 avec la sirène
des hélicoptères de police qui les cernaient dans la campagne
british, ceux qui coupaient la musique pour monter sur un escabeau au milieu
de la piste afin de nettoyer la boule disco du Palladium, tous ceux-là,
les légendes, les «masters» qui ne sont plus at work,
disent assez qu’on vient trop tard et que tout est mixé, plié,
et que, né parfait, l’art du Deejaying (un art réel) est
un souvenir qui ne se survit qu’en s’hyper-spécialisant, en devenant
une forme corporatiste d’entertainment. Furieux de ne pouvoir créer
ces moments «humanistes» généreux, pendant lesquels
au fond la musique n’avait aucune importance, les DJ’s optent pour l’obscurité
honteuse du spécialiste, qui se défie de ce qui sort de sa
petite catégorie, contracte ses sphincters à la seule évocation
d’un label hétérodoxe, d’un Bpm de trop, ou d’un son de synthé
mal choisi.
Avec l’humour d’un champion du monde de jeu vidéo, le Dee-jay
renonce au plaisir de la musique, crache sur la jouissance généraliste
non-étiquetable, ignore avec superbe tout ce qui pourrait rassembler,
et opte toujours pour un son, une vitesse, quelques labels dont il achètera
aveuglément chaque numéro, et dont il entretiendra le culte
une fois qu’ils seront tombés dans un oubli souvent mérité.
Entré dans l’ordre de la tech-funk, du happy hardcore hollandais,
de la tribal dance, du hardstep tendance Northern Soul, ou de la deep-afro-elctro-funk,
le DJ d’aujourd’hui se tient à ses vœux. D’une nature rarement hédoniste,
le DJ ne boit pas, a les cheveux ras, un jean, des baskets et un T-shirt
à l’effigie d’un label. Après son set, il se mêle rarement
à la foule, de peur d’avoir à faire la causette avec des
manants musicalement analphabètes et qui découvriraient alors
son manque d’humour. Il danse peu, et surprise, n’écoute pas ses
disques chez lui. On comprendra qui est vraiment le DJ quand on lira dans
Mixmag ou Muzik qu’à la maison, il écoute «du jazz»,
cette musique pour collectionneurs comme lui et dont il pense qu’elle donne
à son personnage l’épaisseur intellectuelle qui lui manque.
Cette dichotomie entre le personnage public, présumé
flamboyant, et l’être secret tapi entre ses étagères
déformées par les maxis, est flagrante chez ceux qu’on commence
à appeler les «DJ’s Mac Do», ces DJ’s dont la seule
valeur tient dans le fait qu’on sait qu’ils vont toujours faire le même
style avec les mêmes ingrédients et la même sauce :
une house «happy», avec des hauts, des bas, des sons filtrés,
du 120 Bpm, des samples de disco, et tout ce qui peut faire croire à
un public type «fête d’HEC» qu’ils sont dans un lieu
underground alors qu’ils sont en train d’écouter Skyrock. Ceux-là,
les veaux d’or de l’enchaînement du même avec le même,
s’arrachent aux quatre coins du monde, car il vaut mieux toujours mieux
avoir à Sydney un DJ Mac Do de Paris, alors qu’à Paris on
aura booké un DJ Mac Do de Hollande pour le même son, les
mêmes «hymnes underground» (ce qui est un nom chébran
pour «tube planétaire»). Où qu’il soit, d’où
qu’on l’ait fait venir, le DJ Mac Do « jouera » Romanthony,
Armand Van Helden, les Masters at Work, Paul Johson, Kerri Chandler et
tout le monde dira «Wah, Yeah, what a party». La magie de l’ordinaire,
du reconnaissable re-packagé fonctionnera à bloc.
Car le DJ, pour qui sait l’observer avec l’œil rapace du marketing
troisième millénaire, n’est pas seulement un exemple accompli
d’éternel adolescent que nous sommes et serons encore tous pendant
les trente ans qui viennent. Il est aussi le baromètre du versant
alternatif de la consommation, il achète beaucoup de disques, développe
une loyauté extatique aux marques (les labels), se contente pendant
quelques années de s’abreuver aux mêmes points de ravitaillement,
de faire coucouche dans la même «niche», peut racheter
deux disques quasiment indentiques en se disant qu’il est le seul à
comprendre pourquoi ce ne sont pas les mêmes, d’accepter comme une
preuve d’intégrité le fait que Kerri soit resté «fidèle»
à un son, Kenny à une ligne de basse, et que Thomas ait gardé
«the» attitude.
On peut lui vendre comme nouveau n’importe quelle répétition
de quelque chose de déjà-existant, l’accrocher comme un junkie
à des sous-subtilités parfaitement ineptes, compter sur les
loupes qu’il porte en permanence autour des oreilles pour lui faire prendre
un détail pour une révolution. On peut l’attendre toutes
les semaines avec de la marchandise et être sûr qu’il en prendra.
À la vraie différence, il préférera toujours
la nouveauté ; à l’originalité, il préférera
«son» étiquette, au goût il préférera
l’efficacité et à l’avis de sa copine il préférera
celui d’un autre DJ, ou de n’importe quel mec, car souvent le DJ est entouré
de mecs. Pourquoi?
Presque toujours le DJ a eu dans son adolescence un problème
d’adaptation au groupe, et il prend sa revanche derrière les platines
: il est au contrôle. Et rares sont les métiers où
un gringalet collectionneur, un «nerd» (l’équivalent
vinylique du bouquineux binoclard ou du boutonneux fort en maths) a le
droit de s’habiller en «Bad boy» sans faire rire.
Nerd, bon consommateur, ado, faux rigolo, corporatiste, et allergique
à la gratuité du plaisir, le DJ a tout de l’homme en crise
de ce début de millénaire — mais il a quelque chose en plus:
quelques milliers de rondelles de vinyl qu’il laissera à ses enfants
pour une époque où la musique se téléchargera
sans support matériel, et où un logiciel enchaînera
automatiquement n’importe quel titre avec n’importe quel autre (qu’il trouvera
automatiquement sur le Net), pendant que lui, le DJ, évoquera les
raves autour d’un Campari au bar de l’hôtel Méridien Club
de jazz Lionel Hampton. «We were the future», lâchera-t-il
dans un vieux rot, ronflant comme une ligne de Groovebox.