Bourse
J’allume ma télévision : sous le logo de la chaîne
d’informations du câble, à côté de l’heure, je
peux lire le cours du CAC 40. Quelle heure est-il madame Persil? Dow Jones
moins un quart monsieur Placard. J’ouvre mon journal: au moins une page
entière consacrée à la bourse, dans tous les quotidiens
généralistes — sans exception(1). J’écoute la radio:
à 9 heures sur France-Info, vite vite l’ouverture du Palais Brongniart,
à 13 heures moins une sur France-Inter, vite vite le record historique
quotidien du CAC 40.
La bourse jouit des mêmes droits que la météorologie
: bourse et météorologie sont les deux seules rubriques développées
plusieurs fois par jour dans l’ensemble des médias. Or si la pluie
et le beau temps concernent tout le monde, la bourse ne concerne que les
12% des ménages français détenant un portefeuille
d’actions(2). Alors CAC 40 +0,27%, Dow Jones +0,02%, Nikkei -0,31%, FT100
+3,18%, à quoi servent ces étranges informations quotidiennes
incompréhensibles et inutiles pour le tout-venant? À convaincre
le quidam de la poésie des chiffres? Dans son inutilité,
la bourse est comparable à la météo marine. Vent de
secteur sud-ouest 5 à 6, fraîchissant temporairement 6 à
7, mollissant 3 à 4, localement 5, curieuses informations quotidiennes
en un monde ou la chasse à la baleine n’est pas chose banale.
Les vrais boursicoteurs et les professionnels de la finance, ceux qui
gèrent d’importants portefeuilles, n’ont pas besoin des informations
distillées dans les médias généralistes : ils
se tiennent au courant en continu, sur Internet aujourd’hui, sur leur Minitel
hier — de même que les vrais baleiniers ne lâchent pas des
yeux le site de Météo France.
Alors pourquoi cette omniprésence médiatique? Sans doute
pour habituer les dizaines de millions d’actionnaires potentiels aux sonorités
chantantes des variations des cours — en espérant qu’un jour ils
se prennent au jeu du gain et découvrent les joies du capitalisme.
En espérant qu’ils n’aillent pas se plaindre des gros actionnaires,
ceux qui gagnent de l’argent, de l’argent, de l’argent, de l’argent, quitte
à fragiliser l’économie d’un pays et à épisodiquement
se jeter du haut d’un building.
Après les anticyclones, les dépressions.
1. Même La Marseillaise, quotidien régional d’obédience
communiste, qui faisait de la résistance, a fini en 1998 par faire
entrer des cours de la bourse au sein de ses pages.
2. Moins qu’à la veille de la Première Guerre mondiale
et moins qu’il y a cinq ans.
Bruits de B.D.
«Dans les bandes dessinées, les bruits sont rendus par
des onomatopées volontiers dénoncées comme un abus
par les âmes simples qui n’ont pas compris que leur nombre de plus
en plus élevé ne faisait que refléter la croissance
incessante du bruit dans le monde actuel. [...]
Sont désormais inusitées, pour ne pas dire proscrites,
des onomatopées telles que : Cocorico, Drelin, Boum, Poum, Patatras,
Pan, Vlan ou V’lan, Ronron, Toc, Floc, Tac, Flac, Tic-tac, Glou-glou, Miam-miam,
etc. [...]
Le vocable Ah! Ah! Ah! symbole du rire, se diversifie désormais
en Hi! Hi! Hi! qui traduit l’hilarité niaise, Hu! Hu! Hu! l’hilarité
précieuse, Hé! Hé! Hé! le ricanement. Il s’agit
d’une indéniable tentative pour introduire la psychologie dans le
bruit. En ce qui concerne la douleur, le banal Aïe! a cédé
la place à Ouille! Aoub! ou, raffinement, à Aaarh! Atchoum
s’est mué en Atchii. L’étonnement ne dispose plus seulement
de Oh! mais de Ooh? Eeeh! et l’étonnement apeuré, Aaaah!
La modulation atteint l’explosion elle-même ; muant le désuet
Boum en Baoum! ou Blaoum! ou Ba-da-bam-boum, déjà plus classique.
Le cri du chien est encore Ouah, mais aussi Wouah et Warf. Un cheval qui
hennit ne fait plus Hi-han mais Iiiii! Le téléphone fait
Trrring, et la sonnette d’une porte Dong, alors que pour ces deux bruits
existait jusqu’ici un unique vocable: Drrring!
La recherche de la différenciation aboutit à la représentation
d’un bruit unique par plusieurs onomatopées. La même brique
envoyée sur la tête de diverses personnes produit des sons
distincts, comme si le dessinateur avait voulu tenir compte des variations
morphologiques. Cela donne : Pomf, Pok, Smoc, ce dernier bruit signifie
que la brique a atteint la bouche et ressemble donc à la sonorité
du baiser : Smac ou Smak. [...] Les borborygmes, reniflements, raclements
de gorge, hoquets s’identifient désormais : Mmf, Pfmff, Beueuh,
Ahrk, Fss, Hic. Le métal heurté répond par Boing.
Paf, Baf et Blaf interprètent le bruit d’une gifle. Piuuuuw est
le sifflement produit par un obus avant l’éclatement. Tbang est
la résonnance d’un heaume frappé à coup d’épée.
Des épées qui s’entrecroisent font: Thling, Thling! [...]
La plupart des onomatopées d’apparition récente ont une origine
américaine qu’elles ne cherchent pas à nier, renonçant
à une hypocrite transposition. [...] Le dérisoire Oin! Oin!
symbole des larmes, s’est vu remplacer avantageusement par un évocateur
Smiff! Smiff! Shurp est venu évoquer le baiser raté et Smak!
le baiser réussi. Flac et Pouf, symbolisant le contact plus ou moins
brutal d’un corps avec une nappe liquide, se sont vus substituer un Splash
plus réaliste. Ce terme peut aussi bien assumer l’éclaboussement
provoqué par le passage d’une voiture que la rencontre d’une tarte
à la crème avec un visage. Le mécontentement du lion
a cessé de se confondre avec celui du chien — tous deux étaient
exprimés par Grrr! Le lion a choisi de faire désormais Rrroaarrr!
empruntant ce son au verbe anglais to roar: rugir.»
Francis Lacassin, Pour un neuvième art. La bande dessinée,
Slatkine 1982
R de réel, volume B.