DERNIÈRES PRISES DE BEC
sur le (bon, vieux, nouveau ?) roman
R de réel
Volume K (novembre-décembre 2001)
Critique
(Articles)

NOTES

1. Ces deux textes d’Éric Chevillard et Eva Almassy ont été publiés dans R de réel, volume J. Rappelons qu’ils ont été écrits séparément l’un de l’autre.  [Retour au texte]

2. Donc : les ennemis de Houellebecq ne sont pas forcément nos amis. [Retour au texte]

3. Cité par Serge Safran in Rencontres de Chédigny : la littérature française contemporaine, Vendôme, Centre Régional du livre, 1998. [Retour au texte]

4. Pierre Jourde, « L’œuvre anthume d’Éric Chvillard », Critique, n°622, mars 1999. [Retour au texte]

5. Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Gallimard, 1956, rééd. Folio. [Retour au texte]

6. Jean-Bertrand Barrère, La Cure d’amaigrissement du roman, Albin Michel, 1964. [Retour au texte]

7. R.M. Albérès termine son ouvrage, Littérature horizon 2000, Albin Michel, 1974, sur ces trois exemples d’écrivains qui au « personnage » ont substitué « une personnalité, c’est-à-dire une sensibilité ». [Retour au texte]

8. Jérôme Lindon, entretien dans Jeunes auteurs de Minuit, Amsterdam, Rodopi, 1994. [Retour au texte]

9. Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852. [Retour au texte]

10. Régis Jauffret, Promenade, Verticales, 2001 et Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001. [Retour au texte]

11. Entre mille citations de Céline, celle-ci, où il répond à Maurice Lemaître qui le comparait à Joyce : « Ce qui me paraît faux c’est que vous ne soyez pas arrêté par les traductions ! Vous pêlemélotez toutes les langues — c’est-à-dire les musiques. Et c’est la musique je pense l’essentiel ! De nos fariboles ! » (lettre du début des années 1950, in Cahiers Céline 7, Gallimard, 1986). [Retour au texte]

12. Michel Houellebecq, « Lettre à Lakis Prodiguis », repris in Interventions, Flammarion, 1998. [Retour au texte]

13. Arnaud Viviant, « Le masque et la plume », France Inter, 9 septembre 2001. [Retour au texte]

14. François Nourrissier, Le Figaro, 23 août 2001. [Retour au texte]

15. Pour les lecteurs qui prennent le train en marche, rappelons que R de réel a déjà signifié ses goûts, notamment pour François Bon (volume A) et Éric Chevillard (volume F). [Retour au texte]

16. L’évolution littéraire de Céline accroît ce sentiment d’inquiétude : chaque nouveau livre de Céline s’est éloigné de la forme romanesque traditionnelle pour s’approcher de livres fragmentaires, non clos. De Voyage à Mort à crédit à Guignol’s Band à Nord etc., la forme romanesque se disloque peu à peu. Ce qui explique le clivage assez marqué entre ceux qui préfèrent (en dehors des questions politiques) le Céline des débuts, ceux-ci aiment le romanesque, à ceux qui préfèrent le Céline de la fin, ceux-là se méfient du « bon vieux roman ». [Retour au texte]

17. Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard, 1992, rééd. Folio. [Retour au texte]

18. La restitution d’une langue orale à l’écrit ne signifie pas un simple recopiage des expressions et façons de parler d’une époque.  [Retour au texte]

 
Il faudrait cesser d’en parler. Cesser de revenir sans cesse à cette question du roman, de la littérature, du style. Il vaudrait mieux ne plus se préoccuper des noms en -ec, se désintéresser des critiques littéraires, ne pas s’offusquer en entendant l’expression “production éditoriale”. Il faut accepter de passer à autre chose, en finir avec ces vieilles lunes.
Alors, promis : c’est la dernière fois.

De quoi parle-t-on ? Du roman. Or qu’est-ce qu’un roman ? (C’est facile.) Définition minimum : un livre qui n’est pas composé uniquement de dialogues (cf. théâtre), ni de vers (cf. poésie), ni de réflexion théorique (cf. essai). Reste tout le reste ; le tour est joué, voilà le roman défini.

À force d’être un genre littéraire n’existant qu’en négatif, le roman n’a plus d’identité. Mais alors comment pourrait-on être contre le roman ? De fait, les textes d’Éric Chevillard et d’Eva Almassy, censément “contre” et “pour” le roman[1], semblent ne pas parler de la même chose : la meilleure preuve en est que la seconde, évoquant quelques romans « bons voire exceptionnels, des derniers temps », cite des livres du premier, lequel pourtant « éprouve un curieux sentiment de honte — le mot n’est pas trop fort — lorsque l’on dit de [lui qu’il est] un romancier ».

Lorsque la revue Perpendiculaire (dont on se souvient qu’elle accueillit Houellebecq avant de l’excommunier pour des raisons non littéraires mais politiques[2]) avait sorti son premier numéro, elle s’en était prise nommément à Chevillard, rangé dans la catégorie des « conformistes »[3], au même titre que Christian Bobin ou Annie Ernaux (où l’on en déduit qu’ils n’ont jamais lu soit Chevillard, soit Bobin). Chevillard est-il un romancier ? « Dans ces livres sur rien, toute cohérence de la représentation se trouve sapée. On fait table rase de l’histoire, de la société, de la psychologie », écrit un critique à son propos[4]. Personne n’utilise l’expression, mais tout le monde y pense, non, au Nouveau Roman ? Il suffit de relire ce que Nathalie Sarraute écrivait en 1956 dans L’Ère du soupçon , un des textes fondateurs dudit Nouveau Roman : « Les critiques ont beau préférer, en bons pédagogues, faire semblant de ne rien remarquer, et par contre ne jamais manquer une occasion de proclamer sur le ton qui sert aux vérités premières que le roman, que je sache, est et restera toujours, avant tout, “une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages”, qu’un romancier n’est digne de ce nom que s’il est capable de “croire” à ses personnages, ce qui lui permet de les rendre “vivants” et de leur donner une “épaisseur romanesque” ; ils ont beau distribuer sans compter les éloges à ceux qui savent encore, comme Balzac ou Flaubert, “camper” un héros de roman et ajouter une “inoubliable figure” aux figures inoubliables dont ont peuplé notre univers tant de maîtres illustres ; ils ont beau faire miroiter devant les jeunes écrivains le mirage des récompenses exquises qui attendent, dit-on, ceux dont la foi est la plus vivace [...]  ; enfin les critiques ont beau joindre aux promesses les menaces et avertir les romanciers que, s’ils n’y prennent garde, le cinéma, leur rival le mieux armé, viendra ravir le sceptre à leurs mains indignes — rien n’y fait. Ni reproches ni encouragements ne parviennent à ranimer une foi languissante »[5].

Il y a eu ces débats, dans les années 1950-1960, pour ou contre le Nouveau Roman. Il y a eu des contributions aussi étourdissantes que celles de Jean-Bertrand Barrère, critique qui a publié en 1964, La cure d’amaigrissement du roman[6] (mais attention, « il ne s’agit pas de l’amaigrissement au sens propre ») : « Il s’agit, évidemment, d’un amaigrissement de substance, d’une réduction du sujet, des personnages, de l’histoire, bref de ce “monde” qu’un roman était censé créer pour le lecteur et qui continuait de vivre dans nos mémoires. Cette différence d’aspect des romans d’aujourd’hui par rapport aux romans d’autrefois se manifeste dès la page de titre. Autrefois régnait l’égalité. [...] Le titre changeait peu. De La Princesse de Clèves par Manon Lescaut à Madame Bovary, c’est le nom du héros, ou plus souvent de l’héroïne. [...] On voit la portée de cette remarque : le titre variant seulement comme les noms et prénoms des candidats aux épreuves d’un examen, c’est la qualité seule du contenu qui faisait la différence ; on ne peut dire qu’on cherchait à piper le client possible, le lecteur ». L’opposition au Nouveau Roman était, à l’image de cette citation, infantile, imbécile, absurde, et pour tout dire fut couronnée par un échec ; il suffit de rappeler qu’en 1974 un critique pouvait déclarer que « depuis 1965 environ, le nouveau roman a cessé de faire école. [...] En fait, il avait été, par certains procédés, un art naïf, et ces procédés pouvaient être facilement reproduits », tout en annonçant que « la littérature de l’an 2000 » serait représentée par Robert Sabatier, André Pieyre de Mandiargues, et Pierre Gascar[7].

Mais nous y voilà, justement, aux années 2000. Que s’est-il passé depuis cinquante ans aux Éditions de Minuit, éditeur majeur du Nouveau Roman ? C’est Jérôme Lindon qui raconte : « Entre 50 et 57, il y a eu Beckett, Robbe-Grillet, Butor, Pinget, Sarraute, Marguerite Duras, Claude Simon. Et puis, ensuite, nous avons eu plus de vingt ans pendant lesquels j’ai eu le sentiment qu’il ne se passait pas grand-chose. Certes, pendant ces 22 ans qui vont du Vent au Méridien de Greenwich d’Echenoz, en 1979, nous avons encore publié des romans mais les deux seuls auteurs qui étaient, je pense, de vrais écrivains, Monique Wittig et Tony Duvert, ont pratiquement interrompu leur œuvre depuis lors. [...] Ce bilan de la génération qui a suivi le Nouveau Roman est donc assez négatif. À cette époque-là, j’avais l’impression que l’aventure littéraire des Éditions de Minuit allait se limiter au Nouveau Roman » [8]. Il n’en fut rien, et, à partir des années 1980, de « nouveaux nouveaux romanciers » (Echenoz, Toussaint, Oster, bien d’autres) relancent l’activité littéraire des Éditions de Minuit.

 

On sait combien le Nouveau Roman, mais aussi le nouveau Nouveau roman, est proche de la fameuse phrase de Flaubert sur le livre sur rien : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut »[9]. Ils ont montré que ça se pouvait ; mais cela a-t-il pour autant invalidé le roman traditionnel ? Ce qui revient à poser la question : les auteurs Minuit (première, deuxième génération) ont-ils tué le roman ? Au début des années 1990, on s’en souvient, la littérature française était régulièrement accusée d’être « minuscule », de ne rien raconter — ce qui revenait en gros à : ne pas être exportable. Dix ans après, une génération entière fait du roman qui, en effet, fonctionne à l’export mais qui est : [il vaut mieux ne pas en parler]. Or, paradoxalement, c’est peut-être la domination (littéraire, s’entend) des auteurs Minuit qui a poussé à ce renouveau romanesque bas de gamme : contre le formalisme, les romanciers dits “modernes” ont voulu se réapproprier la figure du bon vieux roman, et, par contre-pied, ont renoncé à toute forme de style.

 

J’ai regardé le champ littéraire et j’y ai vu un gâteau, comme si les écrivains l’avaient partagé en cinq parts :

- Les premiers font du roman sur la « société » d’aujourd’hui ; ils écrivent très très mal mais on appelle ça du « style blanc ». Leurs chefs de file ? Houellebecq, Despentes.

[Juste un mot sur l’expression « style blanc » : qui dit blanc dit-il banal, « plat, relâché »[5] ? En soi, il n’y a aucune raison de défendre lyrisme ou souffle dans le style ; mais encore faut-il que le « style blanc » soit suffisamment maîtrisé, écrit. Pour montrer que ce type d’écriture n’est pas, en soi, condamnable, il suffit de comparer, par exemple, quelques lignes de Régis Jauffret à Michel Houellebecq. Ce qui donne : « Elle s’enfuyait, elle avait sûrement toute une famille derrière elle, un mari dont elle était fatiguée depuis longtemps et des enfants dont elle ne supportait plus les demandes et les cris. Ils se débrouilleraient sans elle, son époux cuisinerait et il apprendrait aux enfants à faire fonctionner les appareils ménagers. » plutôt que « C’était certainement lui qui avait la partie la plus ingrate du travail, Valérie en avait conscience. Elle-même ne connaissait à peu près rien à la gestion hôtelière, ça lui rappelait juste de vagues souvenirs de BTS. »[10]]

- Les deuxièmes font du « bon vieux roman » classique, bien conçu et bien emballé pour toucher un large public. Narration, personnages, anecdotes, tout cela fonctionne à la perfection. Leurs chefs de file ? Pennac, Picouly.

- Les troisièmes ont renoncé au roman au profit de l’autofiction. Avec un certain panache, ils dévoilent leur intimité sexuelle, familiale, professionnelle. Leurs chefs de file ? Angot, Donner, Doubrovsky.

- Les quatrièmes sont désenchantés. Ce sont de petits malins, qui ont trop lu de textes intelligents contre le roman classique. Alors ils jouent avec la forme romanesque : ils utilisent les codes habituels des romans (personnages, aventures, rebondissements) tout en s’en moquant plus ou moins explicitement. Avantage : leurs livres peuvent être lus à deux degrés différents, selon que l’on perçoit l’ironie de l’auteur ou non ; ce qui offre la possibilité d’obtenir un succès auprès du public sur la base d’un malentendu. Leur chef de file incontestable ? Jean Echenoz (qu’Echenoz ait obtenu le Goncourt en dit assez sur sa capacité à jouer des deux degrés).

- Les cinquièmes ont tourné le dos au romanesque pour se concentrer sur l’écriture. Ce sont des stylistes brillants, qui font le choix de textes courts, proches du récit. Leurs chefs de file ? Michon, Bon, Bergougnioux.

L’ordre dans lequel ces cinq catégories schématiques (bien sûr que oui, il y a des écrivains qui n’entrent dans aucune des cinq) ont été présentées n’a rien d’innocent : plus on descend dans la liste, plus l’attention portée au style est importante et plus la notion de roman traditionnel est abandonnée (à l’inverse, les chiffres de vente sont, schématiquement, de plus en plus faibles à chaque nouvelle catégorie).

 

Le style, encore, toujours, on revient à la question du style (parlons même de « musique », puisqu’il s’agit bien de cela[11]). Pour une fois, laissons la parole aux ennemis, en l’occurrence à Michel Houellebecq : « Je n’ai jamais pu, pour ma part, assister sans un serrement de cœur à la débauche de techniques mises en œuvre par tel ou tel “formaliste-Minuit” pour un résultat final aussi mince. Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : “La première — et pratiquement la seule — condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire.” » [12] Admettons, et reconnaissons combien on a pu éprouver ce sentiment de déception latente à la lecture d’un roman de Jean Echenoz, où, passé le jeu, passés les clins d’œil qu’en permanence il nous envoie, on en voudrait un peu plus, quitte à passer pour un lecteur un peu benêt.

Donnons maintenant la parole au camp d’en face, et Nathalie Sarraute fait très bien l’affaire, car depuis 1956 les choses n’ont guère changé : « Il est étonnant de voir avec quelle complaisance [les critiques] s’appesantissent sur l’anecdote, racontent “l’histoire”, discutent les “caractères” dont ils évaluent la vraisemblance et examinent la moralité. Mais c’est en ce qui concerne le style que leur attitude est la plus étrange. Si le roman est écrit dans un style qui rappelle celui des classiques, il est bien rare qu’ils n’attribuent pas à la matière que ce style recouvre, si indigente soit-elle, les qualités d’Adolphe ou de La Princesse de Clèves. Si, au contraire, un de ces romans aux personnages si ressemblants et aux intrigues si passionnantes se trouve être écrit dans un style plat et lâché, ils parlent de ce défaut avec indulgence, comme d’une imperfection regrettable, sans doute, mais sans grande importance, qui ne peut choquer que les délicats, qui n’entame en rien la valeur véritable de l’œuvre : quelque chose d’aussi superficiel, d’aussi insignifiant qu’une petite verrue ou un simple bouton sur un beau et noble visage. Alors que c’est plutôt le bouton révélateur qui apparaît sur le corps du pestiféré »[5]. Vérification faite lors de la dernière rentrée littéraire, à propos du livre de Houellebecq, avec des critiques enthousiastes à l’idée qu’« il a chassé toute forme de style » (Arnaud Viviant[13]) : « Malgré une indifférence à la forme qui me tarabuste un peu, sa réussite est superbe » (François Nourrissier[14], grand ordonnateur du Prix Goncourt). Ce qui se trame dans ces propos, à divers pôles du champ littéraire (des Inrocks au Figaro Littéraire...), c’est l’acceptation (définitive ?) que le non-littéraire devient du littéraire. Certes il faudrait essayer de ne pas faire le naïf, et se souvenir du fait que nombre de critiques défendent l’opposition entre la « Littérature » (oui, la vraie, celle qui va rester) et la « production éditoriale » (ça sort, ça se vend, et voilà, il faut en parler). Mais alors, très bien : puisqu’il s’agit de production éditoriale, puisque personne n’est dupe ni ne pense que ça va marquer l’histoire littéraire, alors dans ce cas pourquoi Paul-Loup Sulitzer ne ferait pas, lui aussi, la couverture des Inrocks ? Pourquoi est-ce qu’on reconnaît que l’absence de toute forme de style (relisez Sulitzer, vous verrez qu’il est assez bon pour ça) comme une réussite chez Houellebecq et pas chez Sulitzer ? Ah oui, je sais pourquoi : parce que chez Sulitzer tout va trop bien, les gens sont riches et heureux et beaux alors que chez Houellebecq non, ils ressemblent à des Français comme les autres, donc les demi-habiles ont le sentiment que ça doit être mieux, quand même, non ? un peu plus littéraire ? (Personnellement si je n’ai guère le sentiment de ressembler à un personnage de Sulitzer, je ne me sens pas trop proche non plus de ceux de Houellebecq ; j’essaie juste de faire en sorte que ma vie, si médiocre soit-elle, ait un peu plus de tenue, un peu plus de style qu’un roman publié par Flammarion.)

 

Où en est le genre romanesque ? Les réponses apportées par Eva Almassy ne peuvent suffire à nous satisfaire, puisque, parmi les livres récents qu’elle cite, la plupart n’entrent pas dans la catégorie « bon vieux roman ». (Parenthèse : cessons de dire « bon vieux roman », expression pourtant efficace, mais qui comporte, ne serait-ce qu’à cause de l’ironie chevillardienne, une connotation péjorative ; disons plutôt « roman romanesque ».) Ces livres sont des textes poétiques qui ne sont pas de la poésie, des romans qui ne sont pas romanesques. C’est l’entre-deux ; et on aime ça, beaucoup, bien sûr[15]. Mais les vrais romans ? On peut être saisi par une légère forme d’angoisse à l’idée que la littérature française n’a pas produit de grand roman romanesque depuis Voyage au bout de la nuit [16].

Alors peut-être est-ce ainsi, la vie littéraire : des genres disparaissent, d’autres apparaissent. Est-ce que les fabliaux nous manquent ? (Un peu, oui, ils nous manquent un peu, tout de même.) Peut-être Chevillard a-t-il raison de laisser le roman aux auteurs médiocres, peut-être le clivage se joue-t-il, aujourd’hui, non sur la question du style mais sur la question du romanesque (i.e. : si vous voulez bien écrire, renoncez définitivement au roman).

On aimerait (bien sûr) que non. On aimerait se rappeler de la lecture de quelques livres récents qui ressemblaient encore à des œuvres peu ou prou romanesques : souffle de la fiction + invention d’une langue. Prenons Texaco[17] de Patrick Chamoiseau. Texaco a la naïveté de ces romans qui, justement, font comme si la forme romanesque n’avait pas été remise en question : chapitres avec titres (« La mariée douloureuse », « Le nom secret »), mélange lourdement souligné de diverses voix (l’Informatrice du quartier Texaco, l’urbaniste, le narrateur), construction chronologique qui suit l’évolution du quartier en même temps que la grande Histoire, etc. Cette manière de pratiquer le roman à la XIXe pourrait agacer ; or il n’en est rien. Parce que ce livre est celui de l’irruption d’une langue, d’une nouvelle langue, dans le français : c’est le créole qui débarque sous couverture Gallimard. Chez Chamoiseau (et on pourrait parler des autres, Edouard Glissant, Raphaël Confiant), on découvre un vocabulaire plus ou moins inconnu (“l’En-ville” pour la ville, le “djobeur” pour celui qui travaille, le “Bondieu”), des mots qui se redoublent (“en-mesure-en-mesure”, “molle-molle”), qui s’accrochent les uns aux autres (“morceau-viande”, “case-fibrociment”, “rester-causer”), un rythme d’écriture proche du conte à la fois dans la façon de mener le récit et d’y faire entrer l’oralité (« Ils dansèrent de plus belle quand la mairie ouvrit de gros registres pour recenser les nèg-de-terre et leur offrir l’état civil. Après un siècle de queue, mon Esternome et sa Ninon stationnèrent deux secondes devant un secrétaire de mairie à trois yeux. D’un trait d’encre, ce dernier les éjecta de leur vie de savane pour une existence officielle. ») : c’est comme un nouveau monde littéraire pour nous, au sein du français. Comme si on découvrait une nouvelle langue sans avoir besoin de l’apprendre.

Mais : faire entrer une langue dans le français écrit, ça n’arrive pas cent cinquante fois par siècle[18] ; ensuite, que reste-t-il ? Peut-on encore lire des romans “moyens” sans lassitude ? On le peut sans doute quand on a comme métier de continuer à savamment entretenir la confusion entre production éditoriale et littérature (il faut bien que le marché de l’édition tourne). Mais nous, simples lecteurs ?

 

Raphaël Meltz.

 

 

 


 
 
 
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