FRANÇOIS BON
cris & cris écrits
R de réel
Volume A (janvier 2000)
Critique
(Articles)

François Bon, Prison, Verdier 1995.

 Les faits divers des journaux. Un enfant qu’on bat. Les cris. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit : « J’écoutais bien jusqu’au bout pour être bien certain que je ne me trompais pas, que c’était bien ça qui se passait. [...] Je n’étais bon à rien. [...] Cependant je crois qu’il me venait des forces à écouter ces choses-là, des forces d’aller plus loin, des drôles de forces et la prochaine fois, alors je pourrais descendre encore plus bas la prochaine fois, écouter d’autres plaintes que je n’avais pas encore entendues, ou que j’avais du mal à comprendre avant, parce qu’on dirait qu’il y en a encore toujours au bout des autres des plaintes qu’on a pas encore entendues ni comprises ».
 N’être bon à rien. Juste à entendre. À réécrire les cris.
 Les faits divers des journaux. La prison, le meurtre. L’écrit des prisonniers dans l’atelier d’écriture animé par François Bon, l’écriture de François Bon dans Prison, livre né de ces cris : « Et pourquoi je suis en prison s’est que il me fallait de l’argent pour le commerce que je voulait ouvrire et l’or d’un Bisnesse avec un copain sa sais mal passer et on a n’est venue au main et il a trébucher et il ma tirer ver lui est le couteau que je portée et tombée de ma poche et il la ramassé est sur la peur je lai retournée plusieure foits sur lui mais envant quont n’en vient au main il m’avais menacer moi et ma famille alors quant je les vue quil sestait enparu de mon couteaux saitaient moi ou lui mes aujourd’hui ses moi qui se retrouve en Prison est si saurait était moi qui serait mort ses lui que vous aurait trouver à ma place car il mavait menacer et il avait jurer que sétait moi ou lui et comme je le connaiser il étaient capable de le faire et sur la peur voilà le geste que jai fait est jamais je pourraient me le pardonnait... Pareil texte on n’en est que le dépositaire provisoire, cela ne nous appartient pas. Mais cela concerne pourtant, hors les murs, le monde et la ville, parce que cette parole rien ne lui permet sinon d’advenir, hors une brisure par violence faite qui concerne les deux côtés qu’elle sépare. »
N’être bon à rien. Juste à écouter. À  réécrire les cris. À prolonger l’écrit.
 Céline ; Bon. L’art au service de l’humanité humiliée et criminelle.
Car les hommes naissent et meurent. Les hommes naissent et meurent libres et égaux, ce que rappelle la dédicace finale de Prison :
« Je veux rendre ici hommage à tous ceux / - Laurent, David, Christian, Djamel, Damien, Frédéric, Sefia et les autres - / qui ont permis qu’écire ensemble soit conquérir cette très haute égalité, / égalité responsable dans le lien défait de la ville / et ceux qui la constituent. »
 Cette très haute égalité. Égalité avec ceux de la ville, avec ceux qui se croient irresponsables des inégalités, avec ceux dans la ville qui défont les liens, avec ceux dans les librairies qui écrivent pour des motifs futiles, pendant que François Bon écrit sur ceux qui tuent ou sont tués, Pour un motif futile, celui d’être né où il ne fallait pas, «Le rejet est venu très tôt pour moi » dit l’un d’eux. Pour un motif futile, titre le journal Sud-Ouest à la mort de Jean-Claude Brulin «et ce serait donc là toute son épitaphe». Ce serait là toute son épitaphe, si François Bon n’avait écrit ce livre pour prolonger les mots et la mémoire de cet homme parmi d’autres, poignardé dans la ville.
 Écrire ensemble. Car eux aussi écrivent. Malgré ceux qui croient que la littérature se mesure à l’absence de fautes d’orthographe. Ils écrivent ; mais Prison n’est pas pour autant un simple recueil voyeur de leurs écrits. Prison est un texte littéraire, aux mots de voyant. Qu’il soit désigné sous le terme « récit », car il se nourrit des mots des autres, peut induire en erreur. Prison n’est que style. Les mots recueillis et poursuivis par François Bon sont pesés ; leur poids est lourd. Ils penchent, en italiques. Ce sont les mots des autres. Compagnons d’infortune. Squat. Les forces qui égarent. Autour de ces mots, à partir de ces mots, François Bon livre son texte, lequel s’imprègne de leur force et de leur violence, et devient style. Une phrase de Prison définit l’objet de son écriture : « Poursuivre juste un éblouissement, danser sur. » L’éblouissement, c’est celui que livrent les paroles des hommes qu’il écoute, ainsi : «Car parfois les mots sont sensibles». Ces paroles deviennent siennes. Dix pages avant la fin, le récit passe à la première personne, Chapitre V. Isolement. Dedans et dehors se confondent : «Je suis devant les barreaux rectangulaires de fer noir et j’attends.»
 On pense à Jean-Claude Brulin et les autres, tous ceux que François Bon a écoutés, et dont les mots défilent lentement, Chapitre III, Cinquante-trois fois la faute, leur faute un jour d’où la prison à jamais, d’où ces cinquante trois débuts de paragraphes : «Celui qui écrit : par rapport au mal qui est au fond de moi [...] Celui qui avait appris d’une grand-mère [...] Celui qui raconte comme si c’était drôle et qu’il fallait en sourire [...] Celui qui aimait tant les habits [...] Celui qu’on renvoie dans sa cellule [...] Celui qui raconte comme ça l’histoire [...] Celui qui écrit dans l’ordre [...] Celui qui dit [...] Et celui qui s’étonne [...] Celui qui dit, écrit et répète [...]». Et cætera jusque cinquante trois, cinquante trois hommes, et «Cette manière qu’ils ont tous d’être comme perdus sur la terre».
 À quoi bon ? « Avoir ajouté un nom à la si longue liste qu’on se fait chacun des absents au monde ». Un lecteur touché, meurtri, et sa conscience invisible des autres, ailleurs dans la ville, qui s’élargit ; à la liste du lecteur s’ajoute un nom, Jean-Claude Brulin, un autre, le sien à elle dont la mémoire repose entre les pages de C’était toute une vie, 1995. La liste de François Bon ne diminue pas pour autant ; on l’imagine allant dans la ville, faisant parler ceux à qui plus personne n’aurait parlé, rallongeant cette liste d’humanités souffrantes ; puisque là est la vie et l’écriture de François Bon ; Chapitre IV, L’idée de la route, Chapitre V, Solitude des errants. Et François Bon sait que ses livres paraissent, taches jaunes dans la ville, et que peut-être des lecteurs invisibles ont une compassion invisible et néanmoins réelle - de même qu’une épitaphe sur une sépulture abandonnée n’existe que pour l’auteur de l’inscription et par intermittences lorsqu’un passant s’émeut, mais existe pourtant, violemment, contre la violence des choses.
 François Bon qui parfois ne peut plus entendre cette violence, car «disait-il, l’envie de me donner la fin de ma vie, ou bien, plus loin, rien à fouler de la vie, celui qui s’appliquait maintenant sur sa feuille et ne riait plus, et moi j’avais décidé de ne plus revenir parce que rien de cela ne me regardait et que c’était trop». François Bon qui arrive pourtant toujours à revenir pour écouter encore ce trop. La dernière phrase de Prison : « Je serai dans la ville et la ville et le lieu me sont indifférents parce que ce qui compte c’est seulement le temps : qu’importe si ici je reviens. » écrivain unique, qui regarde la souffrance qu’on ne regarde pas, comme en son temps Céline descendait voir ses malades à Clichy, et qui comme Céline bâtit une langue.
Laetitia Bianchi

 
 
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