Les faits divers des journaux. Un enfant qu’on bat. Les cris. Louis-Ferdinand
Céline, Voyage au bout de la nuit : « J’écoutais
bien jusqu’au bout pour être bien certain que je ne me trompais pas,
que c’était bien ça qui se passait. [...] Je n’étais
bon à rien. [...] Cependant je crois qu’il me venait des forces
à écouter ces choses-là, des forces d’aller plus loin,
des drôles de forces et la prochaine fois, alors je pourrais descendre
encore plus bas la prochaine fois, écouter d’autres plaintes que
je n’avais pas encore entendues, ou que j’avais du mal à comprendre
avant, parce qu’on dirait qu’il y en a encore toujours au bout des autres
des plaintes qu’on a pas encore entendues ni comprises ».
N’être bon à rien. Juste à entendre. À
réécrire les cris.
Les faits divers des journaux. La prison, le meurtre. L’écrit
des prisonniers dans l’atelier d’écriture animé par François
Bon, l’écriture de François Bon dans Prison, livre
né de ces cris : « Et pourquoi je suis en prison s’est
que il me fallait de l’argent pour le commerce que je voulait ouvrire et
l’or d’un Bisnesse avec un copain sa sais mal passer et on a n’est venue
au main et il a trébucher et il ma tirer ver lui est le couteau
que je portée et tombée de ma poche et il la ramassé
est sur la peur je lai retournée plusieure foits sur lui mais envant
quont n’en vient au main il m’avais menacer moi et ma famille alors quant
je les vue quil sestait enparu de mon couteaux saitaient moi ou lui mes
aujourd’hui ses moi qui se retrouve en Prison est si saurait était
moi qui serait mort ses lui que vous aurait trouver à ma place car
il mavait menacer et il avait jurer que sétait moi ou lui et comme
je le connaiser il étaient capable de le faire et sur la peur voilà
le geste que jai fait est jamais je pourraient me le pardonnait... Pareil
texte on n’en est que le dépositaire provisoire, cela ne nous appartient
pas. Mais cela concerne pourtant, hors les murs, le monde et la ville,
parce que cette parole rien ne lui permet sinon d’advenir, hors une brisure
par violence faite qui concerne les deux côtés qu’elle sépare.
» N’être bon à rien. Juste à écouter. À
réécrire les cris. À prolonger l’écrit.
Céline ; Bon. L’art au service de l’humanité humiliée
et criminelle.
Car les hommes naissent et meurent. Les hommes naissent et meurent
libres et égaux, ce que rappelle la dédicace finale de Prison
:
« Je veux rendre ici hommage à tous ceux / - Laurent,
David, Christian, Djamel, Damien, Frédéric, Sefia et les
autres - / qui ont permis qu’écire ensemble soit conquérir
cette très haute égalité, / égalité
responsable dans le lien défait de la ville / et ceux qui la constituent.
»
Cette très haute égalité. Égalité
avec ceux de la ville, avec ceux qui se croient irresponsables des inégalités,
avec ceux dans la ville qui défont les liens, avec ceux dans les
librairies qui écrivent pour des motifs futiles, pendant que François
Bon écrit sur ceux qui tuent ou sont tués, Pour un motif
futile, celui d’être né où il ne fallait pas, «Le
rejet est venu très tôt pour moi » dit l’un d’eux.
Pour un motif futile, titre le journal Sud-Ouest à la mort
de Jean-Claude Brulin «et ce serait donc là toute son épitaphe».
Ce serait là toute son épitaphe, si François Bon n’avait
écrit ce livre pour prolonger les mots et la mémoire de cet
homme parmi d’autres, poignardé dans la ville.
Écrire ensemble. Car eux aussi écrivent.
Malgré ceux qui croient que la littérature se mesure à
l’absence de fautes d’orthographe. Ils écrivent ; mais Prison
n’est pas pour autant un simple recueil voyeur de leurs écrits.
Prison est un texte littéraire, aux mots de voyant. Qu’il
soit désigné sous le terme « récit »,
car il se nourrit des mots des autres, peut induire en erreur. Prison n’est
que style. Les mots recueillis et poursuivis par François Bon sont
pesés ; leur poids est lourd. Ils penchent, en italiques. Ce sont
les mots des autres. Compagnons d’infortune. Squat. Les
forces qui égarent. Autour de ces mots, à partir de ces
mots, François Bon livre son texte, lequel s’imprègne de
leur force et de leur violence, et devient style. Une phrase de Prison
définit l’objet de son écriture : « Poursuivre juste
un éblouissement, danser sur. » L’éblouissement, c’est
celui que livrent les paroles des hommes qu’il écoute, ainsi : «Car
parfois les mots sont sensibles». Ces paroles deviennent siennes.
Dix pages avant la fin, le récit passe à la première
personne, Chapitre V. Isolement. Dedans et dehors se confondent : «Je
suis devant les barreaux rectangulaires de fer noir et j’attends.»
On pense à Jean-Claude Brulin et les autres, tous ceux
que François Bon a écoutés, et dont les mots défilent
lentement, Chapitre III, Cinquante-trois fois la faute, leur
faute un jour d’où la prison à jamais, d’où ces cinquante
trois débuts de paragraphes : «Celui qui écrit : par
rapport au mal qui est au fond de moi [...] Celui qui avait appris
d’une grand-mère [...] Celui qui raconte comme si c’était
drôle et qu’il fallait en sourire [...] Celui qui aimait tant les
habits [...] Celui qu’on renvoie dans sa cellule [...] Celui qui raconte
comme ça l’histoire [...] Celui qui écrit dans l’ordre [...]
Celui qui dit [...] Et celui qui s’étonne [...] Celui qui dit, écrit
et répète [...]». Et cætera jusque cinquante
trois, cinquante trois hommes, et «Cette manière qu’ils ont
tous d’être comme perdus sur la terre».
À quoi bon ? « Avoir ajouté un nom à
la si longue liste qu’on se fait chacun des absents au monde ». Un
lecteur touché, meurtri, et sa conscience invisible des autres,
ailleurs dans la ville, qui s’élargit ; à la liste du lecteur
s’ajoute un nom, Jean-Claude Brulin, un autre, le sien à elle dont
la mémoire repose entre les pages de C’était toute une
vie, 1995. La liste de François Bon ne diminue pas pour autant
; on l’imagine allant dans la ville, faisant parler ceux à qui plus
personne n’aurait parlé, rallongeant cette liste d’humanités
souffrantes ; puisque là est la vie et l’écriture de François
Bon ; Chapitre IV, L’idée de la route, Chapitre V, Solitude
des errants. Et François Bon sait que ses livres paraissent,
taches jaunes dans la ville, et que peut-être des lecteurs invisibles
ont une compassion invisible et néanmoins réelle - de même
qu’une épitaphe sur une sépulture abandonnée n’existe
que pour l’auteur de l’inscription et par intermittences lorsqu’un passant
s’émeut, mais existe pourtant, violemment, contre la violence des
choses.
François Bon qui parfois ne peut plus entendre cette violence,
car «disait-il, l’envie de me donner la fin de ma vie, ou
bien, plus loin, rien à fouler de la vie, celui qui s’appliquait
maintenant sur sa feuille et ne riait plus, et moi j’avais décidé
de ne plus revenir parce que rien de cela ne me regardait et que c’était
trop». François Bon qui arrive pourtant toujours à
revenir pour écouter encore ce trop. La dernière phrase
de Prison : « Je serai dans la ville et la ville et le lieu
me sont indifférents parce que ce qui compte c’est seulement le
temps : qu’importe si ici je reviens. » écrivain unique, qui
regarde la souffrance qu’on ne regarde pas, comme en son temps Céline
descendait voir ses malades à Clichy, et qui comme Céline
bâtit une langue.