PORTRAIT CRACHÉ DU ROMANCIER
en administrateur des affaires courantes
R de réel
Volume J (septembre-octobre 2001)
Critique
(Articles)

  Le "bon vieux roman" est-il un genre définitivement dépassé ? Ou bien ceux qui s'en détournent ne sont-ils que des formalistes ou des tenants de l'autofiction ? Pour entamer une série de réflexions sur le roman, en essayant de ne pas tomber dans les clivages traditionnels (écrivains préoccupés par la littérature vs. écrivains préoccupés par les ventes), nous avons sollicité deux auteurs, Eric Chevillard [ce texte] et Eva Almassy [cf. son texte]. Il n'y a pas d'ordre dans la lecture de ces deux textes, écrits séparément et non en réponse l'un de l'autre.

 

Mes livres ne se vendraient pas mieux dans les boulangeries. S’y vendraient néanmoins comme des petits pains. Je pourrais m’en vanter sans mentir. Ce serait déjà une satisfaction pour ma vanité. J’allais suggérer cette astuce commerciale à mon éditeur lorsqu’il m’est venu une bien meilleure idée pour écouler vraiment la marchandise. Écoutez ça : je vais lui proposer de substituer à la mention roman sur la couverture de mes livres celle de bon vieux roman, beaucoup plus attractive. On imagine déjà le fauteuil qui va avec. Les enfants sont au lit. Le chien est couché en rond sur son tapis. Toute la maisonnée dort. Dehors un crapaud chante. Un nouveau-né pleure dans la poubelle, ou un chat. La lune est à la fenêtre. Prenons un bon vieux roman.

Au reste, disons-le, n’importe quel roman est structurellement, organiquement, un bon vieux roman. Non seulement ceux que produisent les membres des diverses académies, Pierre-Jean Rémy pour ne citer qu’eux (ces tâcherons sont surtout des bûcherons, des broyeurs de papier, il n’y aura bientôt plus qu’une orpheline pour se souvenir d’eux : la fille de la forêt). Mais aussi les romans des pathétiques petites pornographes contemporaines qui s’ébattent pour ne pas tacher sous les couvertures jaunâtres des éditions Grasset : bons vieux romans. Mais encore les épais romans réalistes à l’américaine qui aspirent tant à devenir des films (et que chacun peut d’ailleurs adapter chez soi pour le cinéma en les feuilletant très rapidement dans le noir), traversés de violence (en fait, on déplore surtout les meurtres gratuits dès la première phrase d’un grammairien qui faisait son métier et d’un lexicographe chargé d’enfants, puis leurs cadavres mutilés sont traînés dans la boue sur trois ou quatre cents pages) : bons vieux romans.

J’éprouve un curieux sentiment de honte — le mot n’est pas trop fort — lorsque l’on dit de moi que je suis un romancier. J’entends prêtre et valet. Et je n’ai accepté que cette infamante mention roman figure sur mes livres que pour m’introduire, ainsi masqué, dans les intérieurs bourgeois des lecteurs de bons vieux romans , et là, dans la place, arracher enfin ce masque niais, montrer mon visage défiguré par l’effroi et le rire, et que tous les miroirs de la maison grimacent avec moi — à tant grimacer, qu’ils se brisent.

Quand nous serons tous d’accord, quand il ne sera plus possible de se dissimuler l’horreur de la situation, peut-être pourra-t-on, d’un même élan, comme un seul homme, réagir.

Le roman nous endort, nous abrutit, nous traite comme des chiens : la chaîne mesure trois mètres, chacun peut faire librement le tour de sa niche. Le roman défend et illustre l’ordre des choses qui est une tyrannie stupide et sanguinaire. Il consent même à ce qu’il dénonce en prenant l’homme tel qu’il est au lieu d’inviter sa pensée à des aventures vertigineuses qui le transformeraient. Le romancier est l’âme damnée de Dieu, un apparatchik, un fonctionnaire, un administrateur, membre de l’appareil et zélateur actif du système en vigueur — cette terminologie désuète est la seule qui convienne pour évoquer justement ce vieux métier de romancier. Au mieux, ce dernier écrira-t-il un livre de compassion pour le genre humain, manière généreuse de s’apitoyer sur soi-même sans compter.

Le roman s’inscrit de (trop) bonne grâce dans le temps. Il n’est pas moins unidirectionnel et irréversible. Il célèbre cet ordre comme il célèbre les autres lois qui nous contraignent (ainsi la loi de la pesanteur: le roman qui vous tombe des mains vous écrase l’orteil). Ce n’est pas pour rien que l’on vante souvent la minutieuse horlogerie de tel ou tel roman. Moi, il ne me plaît pas de vivre à l’intérieur d’une montre, on n’a pas une seconde à soi — en plus, c’est plein de petites roues dentées pareilles à des scies circulaires. Même les romanciers qui ont l’audace de s’écarter de la narration linéaire pour jouer avec la chronologie ne font finalement que tourner et retourner le sablier entre leurs doigts : ça va bien cinq minutes.

Le roman ne s’intéresse guère aux animaux. C’est une affaire d’hommes. Un habitat humain. C’est toujours plus ou moins l’immeuble de La Vie mode d’emploi. Le roman est la littérature de l’homme seul au monde. Il accrédite cette utopie sinistre. Ni hyène ni fourmi ni hérisson ni poulpe. Et je ne parle même pas du tangara doré. L’animal n’existe que comme gibier dans le roman, comme jambon. Toutes ces histoires d’hommes, encore et toujours, quel ennui — est-il impossible de faire advenir autre chose que l’homme (ce vieux bonhomme) dans la langue ?

Le roman aime le psychodrame familial et le mélodrame amoureux — ce que la vie de toute façon nous servira. On peut compter sur elle. À quoi bon dès lors ce destin redoublé par le roman ? L’avantage du roman sur la vie, si je comprends bien, tiendrait uniquement dans le fait que les temps morts en sont bannis. Une meilleure organisation, en somme. Ainsi, non seulement le roman ne conteste pas le système en vigueur, non seulement il en fait le jeu, mais il optimise au maximum ses potentialités, pour parler comme le promoteur d’un club de vacances à une île déserte. La petite entreprise vivotante où règne un certain laisser-aller et qui ne produit plus grand chose d’intéressant est enfin reprise en main vigoureusement par des gens compétents, des professionnels : les bons vieux romanciers. Ils ne vont pas laisser rouiller d’aussi beaux outils, des machines aussi performantes. Il faut que ça tourne, et ça tourne. On voit mal dès lors comment sortir de là, comment s’en sortir et résister à tous ces conditionnements psychologiques et culturels que le roman ne remet pas en cause et conforte, au contraire — spécieuse littérature de propagande.

Je confonds tout, les lois physiques, la nature humaine, l’organisation sociale et politique, mais c’est que notre condition dépend effectivement de tout cela dans la même confusion. Seule la littérature peut s’opposer à ce qui est puisque le monde tient pour nous en quelques mots (bien placés). Mais le roman étouffe toute velléité de révolte. On y vérifie à quel point notre imagination est vaine et comme notre pensée toujours bute contre l’os du crâne. Le romancier décrit avec enthousiasme le piège dans lequel nous nous débattons tous. L’écrevisse est-elle armée de pinces pour tricoter la nasse ? Et l’écrivain, n’a-t-il pas un meilleur usage à faire de son pouvoir ?

La poésie invite la conscience à des expériences qui élargissent son champ de connaissance et d’intervention. Espace dégagé, terrain conquis, d’où part la contre-attaque. Ainsi l’homme sera vengé.

Éric Chevillard
 

 
 
 
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