PORTRAIT EN PIED DU GRAND PAON
paré des plumes du romancier
R de réel
Volume J (septembre-octobre 2001)
Critique
(Articles)

  Le "bon vieux roman" est-il un genre définitivement dépassé ? Ou bien ceux qui s'en détournent ne sont-ils que des formalistes ou des tenants de l'autofiction ? Pour entamer une série de réflexions sur le roman, en essayant de ne pas tomber dans les clivages traditionnels (écrivains préoccupés par la littérature vs. écrivains préoccupés par les ventes), nous avons sollicité deux auteurs, Eva Almassy [ce texte] et Eric Chevillard [cf. son texte]. Il n'y a pas d'ordre dans la lecture de ces deux textes, écrits séparément et non en réponse l'un de l'autre.

 

Avis au lecteur
    Je ne discute roman avec personne qui n’aurait pas lu Les cahiers de Gustav Anias Horn[1] de Hans Henny Jahnn. Rendez-vous dans mille cinq cents pages.

Sommaire
    Entre-temps, le cœur, bien entendu, bat. Et, fait-il, et, et. Et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et… et : voici déjà tout un roman. Son sommaire précis du moins, son plan.

Chapitre Premier
    Une équipe de techniciens essaie d’apprendre à un ordinateur les données de base du bon sens humain (dix millions d’informations). On fait lire à la machine ce court roman contemporain, entièrement dialogué :
    « Je te quitte.
    – Qui est-ce ? »
    Combien de connaissances sur le comportement humain faut-il apporter aux microprocesseurs pour qu’ils comprennent ce que ce signifie ici ?

Chapitre II
    Anna Wiezbicka passe la tête par la fenêtre et susurre, Saussure, assure[2] que dans toutes les langues, il existe des notions telles que Je, Quelqu’un, Quelque chose, Ceci, l’Autre, Un, Deux, Plusieurs, Beaucoup, Je pense, Je veux, Je sens, Faire, Avoir, Bien, Bon, Mauvais, Petit, Grand, Quand, Avant, Après, Où, Dessus, Non, Quelques, Vivant, Loin, Près, Si, Et alors… (et alors, je pense, je veux, je sens que dans toutes les langues, le vivant, près de moi ou bien loin, a quelque chose qui fait que quelqu’un tôt ou tard fera des romans, plusieurs, beaucoup, des petits, des grands, des bons, des mauvais).

Chapitre III
    À quelques encablures de la faculté, kiosque tapi dans l’ombre intense d’un marronnier d’Inde, les journaux français étalent en une les données de base de la perte du bon sens humain : 575 romans paraissent à la rentrée. Nos éditeurs ludopathes jouent à la roulette littéraire. Ils cherchent parmi les auteurs leur moitié perdue. Et si le Désir et la poursuite du Tout ne s’appelait plus Amour mais Roman[3] ?

Chapitre IV
    Tout est roman. Le temps (pour preuve, la Recherche). La rue. « Bordée de tilleuls de taille moyenne […], elle s’élevait à un angle imperceptible, commençait avec un bureau de poste et se terminait par une église, comme un roman épistolaire. »[4] La route (Kerouac). La ville (Joyce, Dublin, Ulysse). Les baleines (Moby Dick, Melville). Les années (1984, Orwell). Les lettres de l’alphabet (V. de Thomas Pynchon).

Chapitre V
    Z : zone de libre accès à la bibliothèque de Versailles. R : romans en Z, pièce du fond, classement alphabétique des auteurs, A, B, C… Un après-midi pluvieux, une coupure d’électricité plongea les rayonnages de romans dans une pénombre tremblée. Je pêchai un volume çà et là, parcourus quelques lignes, pris un « nouveau » et ainsi de suite, sentant obscurément que tous les romans non seulement se ressemblaient mais se suivaient, seuls changeaient les noms des auteurs et des personnages. Je te quitte, dit Paula. Qui est-ce ? fit Jacques. « Hé bien, hurla-t-il en roulant épouvantablement des r, vas-y, vas-y donc ! Tu es trop belle pour que je vive. » [5] « Pour un homme amoureux, toutes les femmes ne sont que des femmes, à l’exception de celle qu’il aime – elle est pour lui un être humain. Pour une femme amoureuse, tous les hommes ne sont que des êtres humains, à l’exception de celui qu’elle aime ; pour elle, c’est un homme. Telle était la triste vérité qui s’imposait de plus en plus lors de mes relations avec Sonia. »[6] « Pauvre Trim, dit mon oncle Toby. »[7]

Chapitre VI
    De retour chez moi, je me suis dit qu’à mon âge (pas moins de 1996, fin du XXe siècle), je ne devais plus écrire dans la droite ligne du roman. Au plus simple (au plus pressé), j’ai fait divorcer narration et dialogue, et inauguré avec V.O.[8] l’ère éphémère des romans sous-titrés. Peu après, dans une période où tout allait de travers, la proximité d’une bibliothèque et la prolixité d’un romancier m’ont sauvé la vie. Éperdue, je me suis jetée dans les œuvres complètes de Charles Dickens. Leur abondance de mille et une nuits m’a maintenue en éveil, de récit en récit, j’ai ri, ri, guéri.

Chapitre VII
    « Quant à Valéry, il cessa paraît-il après quelques pages la lecture de David Copperfield, affirmant qu’il pouvait en faire autant : ha, ha ! Le malheureux aurait sué deux vies sans parvenir à inventer le D de David ! » Je cite au moins une fois par trimestre cette phrase de Belletto, prise dans un des livres les plus purs et les plus superbes jamais consacrés à un roman[9], mais je la déforme à dessein, préférant faire suer le malheureux Valéry pendant sept vies.
 
Chapitre VIII
    Dès 1626, on a enterré les romans[10]. Dès 1633, on a publié un antiroman, « plus sérieux qu’aucun Roman, puisqu’il apprend à les mespriser tous »[11], tous « ces livres [qui] s’appellent des Romans, et [sont] proprement une Poësie en prose »[12]. « Estans faits à plaisir, et ne gardant pas les fascheuses loix de l’histoire, l’on y peut mettre tout ce que l’on veut. »[13] L’Anti-roman s’en prend aussi aux réalistes qu’il compare à « ce malicieux peintre qui representoit plustost les pieds du Paon que sa belle queuë »[14].

Chapitre IX
    Les romans ont un R de réel. Tout est fait comme un roman et le roman est le désir et la poursuite du tout. Les éditeurs seuls et non les auteurs sont responsables d’une inflation du genre, mais les éditeurs et les auteurs partagent avec les lecteurs la responsabilité de tant de mauvais romans. Tendres pensées pour quelques-uns, bons voire exceptionnels, des derniers temps : La Vie chinoise de Marianne Pêche de Lisa Bresner (jeune prodige avec un potentiel de quarante mille romans — car pour elle il y a autant de sujets qu’il y a d’idéogrammes), L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster et Les Absences du Capitaine Cook d’Eric Chevillard (maître de la magie de près ou « close-up » mais aussi des grandes illusions, apparenté au Steven Millhauser de La Vie trop brève d’Edwin Mullhouse). Et dans le raz-de-marée de romans de la rentrée précédente : Veuves au maquillage de Pierre Senges (maître anatomiste des lettres), Charité de Frédéric-Yves Jeannet (la vie comme fuite et l’écriture comme expérience-limite)[15].

Chapitre X
    « Sade, oui, Sade disait que le roman consiste à peindre ceux qu’on aime […]. Le Roman, étant représentation et non expression, ne peut être jamais pour celui qui l’écrit un discours de la mauvaise foi […] le Roman, donc, ne fait pas pression sur l’autre (le lecteur) ; son insistance est la vérité des affects, non celle des idées : il n’est donc jamais arrogant, terroriste : selon la typologie nietzschéenne, il se place du côté de l’Art, non de la Prêtrise. »[16]

Conclusion
    Il était une fois un homme né à Hambourg, Hans Henny Jahnn, dramaturge, facteur d’orgue, architecte, éleveur de chevaux. Il avait écrit en deux ans un mince roman de deux cents pages, Le Navire de bois. Son éditeur lui a conseillé d’y ajouter un chapitre explicatif. L’écriture du chapitre a demandé neuf ans (de 1936 à 1945, sur l’île de Bornholm), il fait mille cinq cents pages, vous l’avez lu, c’est un roman, le plus beau qui soit, il dit tout, j’avais raison ?

Eva Almassy


1. Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav Anias Horn, José Corti, 1997, 2000.
2. In Semantics, Primes and Universals, Oxford University Press, 1996.
3. Un roman s’appelle bien Le Désir et la poursuite du Tout , la dernière œuvre de Frederick Rolfe (Baron Corvo), Gallimard, 1963.
4. Vladimir Nabokov, Le Don, 1967, Gallimard, L’Imaginaire, 1983, p.14.
5. Joseph Delteil, Saint Don Juan, Œuvres complètes, Grasset, 1961, p.398.
6. M. Aguéev, Roman avec cocaïne, Belfond, 1983, p.125.
7. Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, 1759-1766, Flammarion, GF, p.137.
8. Eva Almassy, V.O., Gallimard, 1997.
9. René Belletto, Les Grandes Espérances de Charles Dickens , P.O.L., 1994, p.609.
10. Fancan, Tombeau des Romans, Paris, Cl. Morlot, 1626.
11. Charles Sorel, L’Anti-roman, 2e édition du Berger extravagant , T. 3, Rem., p.2.
12. Le Berger extravagant, Paris, Toussaint du Bray, 1627-28, T. 3, Livre XIII, p.60.
13. Ibidem, Livre XIII, p.149.
14. Ibidem, Livre XIII, p.145.
15. Publiés respectivement chez Gallimard, 1999 ; Minuit, 1999 ; Minuit, 2001 ; Verticales, 2000 ; Flammarion, 2000.
16. Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Seuil, 1984, pp.324-325.
 

 
 
 
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