1. Thomas Pilaster, écrivain, est un personnage d’Éric Chevillard
qui ressemble à Éric Chevillard.
2. Éric Chevillard écrit bien.
3. Donc Thomas Pilaster, « écrivain tant aimé,
dont la mort brutale a fait de nous tous de lamentables orphelins »,
écrit bien.
1. Marc-Antoine Marson, grand ami de feu Thomas Pilaster et exégète
de son œuvre pourvu d’un « sens aigu de la nuance critique qui
lui permet de tempérer son admiration et de ne jamais naïvement
verser dans l’hagiographie », est un personnage d’Éric
Chevillard qui ressemble à Éric Chevillard.
2. Marc-Antoine Marson pense que « d’un bout à l’autre
de sa vie, Thomas Pilaster ressasse les mêmes questions sans importance
et sa phrase pareillement n’évolue guère, prisonnière
de tours syntaxiques récurrents ».
3. Donc Thomas Pilaster écrit mal.
L’œuvre posthume de Thomas Pilaster est un livre qui se
présente sous la forme d’une édition critique : sept courts
textes (de Pilaster), préfacés et annotés par Marc-Antoine
Marson. Au fil des notules, le lecteur découvre que l’ami d’enfance
(« Il rechercha tout de suite mon amitié et, malgré
l’aversion presque physique qu’il inspirait à tous nos camarades,
bravant leur opinion, j’acceptai ses confiseries ») a été
amoureux de sa femme et méprise sa réussite littéraire
(« Ce recueil rencontra comme on sait un certain succès,
inexplicable à mes yeux, vraisemblablement dû pourtant au
comique involontaire qui s’en dégageait (s’en dégagea si
bien qu’il n’en reste plus trace aujourd’hui), et assura d’emblée
à Pilaster une enviable position dans le monde des lettres »).
On ne saurait cependant restreindre le livre à son humour et au
plaisir que le lecteur prend à lire les remarques assassines de
Marc-Antoine Marson. Voilà pourquoi :
Thomas Pilaster représente Chevillard écrivain,
et Marc-Antoine Marson représente Chevillard portant un regard critique
sur ce qu’il écrit : L’œuvre posthume de Thomas Pilaster
est une métaphore du combat intérieur de l’artiste avec son
œuvre lorsqu’il la jauge, l’aime et ne l’aime pas, doute, perpétuellement
insatisfait. « Cette voix perfide et sarcastique qui s’élève
tout de suite pour se moquer, c’est un peu le corbeau d’Edgar Poe qu’on
a tous sur l’épaule et qui dit : “À quoi bon, à quoi
bon ?” Il faut lui tordre le cou, à ce corbeau, si on veut écrire.
»(1) Or dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, Chevillard
laisse son corbeau s’épancher à loisir. Fait rare en littérature,
qui demande du recul (avoir conscience de ses mécanismes, tics voire
facilités d’écriture), du courage (les admettre) et de l’humour
(s’en moquer)(2). Éric Chevillard se place ainsi dans la lignée
de grands auteurs ayant joué à mettre à nu la narration
et les procédés d’écriture(3).
Pilaster, nous informe Marson, a obtenu (la même année)
« le prix Jules et le prix Edmond ». Depuis lors, Chevillard
se fiche d’avoir le Goncourt, et — ayant peut-être compris qu’il
ne fallait pas trop attendre de la critique littéraire — se charge
lui-même de sa propre exégèse (ce qui doit être
assez agréable)(4). Sous les traits de Marc-Antoine Marson, il pointe
les facilités de son style : « les mécanismes à
l’œuvre, ce système d’engrenage aussi rudimentaire que la double
mâchoire du crocodile, qui ne saurait non plus produire une grande
variété d’effets et dont on peut se demander s’il ne fonctionnerait
pas de la même façon aujourd’hui, en l’absence de l’écrivain,
si un autre s’amusait à le faire jouer. » On peut lire
ici l’angoisse de Chevillard écrivain face à des recettes
auxquelles il serait (consciemment, inconsciemment) condamné. Une
notice de Marson démonte ainsi le mécanisme d’écriture
des aphorismes animaliers de Pilaster, « définitions métaphoriques
de construction classique, reposant sur l’analogie ou l’association d’idées,
comme chacun peut s’amuser à en écrire. L’exercice est divertissant.
Voici comment on procède. Considérons par exemple la girafe
: nous remarquons d’abord son très long cou rigide, incliné
obliquement vers l’avant. Nous savons par ailleurs qu’elle se nourrit volontiers
de feuilles arrachées aux plus hautes branches. L’ensemble peut
donc évoquer une échelle appuyée contre un tronc par
une gourmande. Il s’agit alors de ramasser ces informations dans une phrase
brève. [...] Pilaster affectionnait ces innocents jeux de plume
qui réclament en vérité moins de talent que de savoir-faire.
[...] Nous exhortons le lecteur à s’y essayer, c’est sans danger.
Choisissez pour commencer un objet ou un animal suffisamment caractéristique,
dont l’aspect en soi déjà étrange ou incongru excite
l’imagination, appelle les comparaisons : le homard, le castor, l’espadon
sont d’excellents sujets pour un débutant. » Ce qui nous
ramène au corbeau aquoiboniste d’Edgar Poe : Poe affirmait avoir
écrit son poème « Le Corbeau »(5) sans l’once d’une
émotion intérieure, par le seul travail de procédés
appliqués avec soin (choix de sonorités et de rythmes propices
à susciter l’angoisse du lecteur). Cynisme impardonnable pour ceux
qui associent l’acte d’écrire à l’inspiration et à
une émotion ineffable.
C’est alors au lecteur d’être pris au piège.
Le lecteur, qui éprouve pendant deux cents pages la difficulté
qu’il y a à juger la valeur littéraire d’un texte. Pilaster-Chevillard
utilise-t-il des procédés ? Lorsque Marson qualifie de «
médiocre » le style de Pilaster, faut-il le croire, d’autant
que Pilaster et Marson ont exactement le même style ?(6) C’est là
la grande force d’Éric Chevillard : réussir à troubler
la lecture et susciter en permanence le doute. Ainsi dans le Journal
1952 de Pilaster(7), où méchamment, Chevillard se plaît
à mêler quelques phrases stupides (« Il faut savoir
jeter un slip. ») parmi une kyrielle de bons mots («
Imaginer contigus le gueuloir de Flaubert et la chambre de Proust. »)
et de mots moins bons (« Je pense donc je suis un bronze de Rodin.
»). Le lecteur s’empêche à tout moment d’être
touché par ce qu’il lit, victime d’une distanciation forcée.
Et c’est bien là le but de Chevillard quand il explique «
comment j’aimerais que soient lus mes livres » : « Il faudrait
toujours cette tension dont parle Lautréamont au début des
Chants de Maldoror »(1). Cette tension c’est : « Plût
au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce
comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt
et sauvage, à travers les marécages désolés
de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte
dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale
au moins à sa défiance, les émanations mortelles de
ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. »(8). Voici
donc le lecteur plein de défiance, ne sachant que penser face à
des parodies de haïkus qui sonnent indéniablement juste, face
à de jolis aphorismes (« La guêpe enfin sut faire
le miel — mais ce même jour, l’abeille enveloppait ses premiers chocolats
à la liqueur dans du papier doré. ») ou à
de fragiles tragédies (« Quand la fouine aura trouvé
— et elle finira bien par trouver — que deviendra-t-elle, mais que deviendra-t-elle
? »). Le lecteur forcé de juger en son âme et conscience
ce qu’il aime, et ce qu’il n’aime pas, sans se désorienter, sans
se laisser désorienter par l’auteur qui se cache derrière
les sarcasmes de Marson et l’humour de Pilaster. Les critiques se sont
trouvés pris au piège : il leur a bien fallu dire ce qu’ils
pensaient de Pilaster écrivain. Bon, mauvais ? Ils hésitent.
Ils esquivent. On les sent vaguement désemparés. Ils sauvent
certains textes et pas d’autres(9). Les voilà soudain obligés
de lire. Or ils n’en ont pas le temps. Et L’œuvre posthume
est réduite à un « grand éclat de rire »(10).
Une des caractéristiques de l’écriture de Pilaster-Chevillard
est de faire naître la poésie de la dérision, mais
d’une dérision douce et mélancolique, qui se fond dans le
rythme de la phrase : au moment où le propos pourrait sombrer dans
le lyrisme, Chevillard rajoute quelques mots, une répétition
volontairement lourde par exemple, qui rappelle qu’il ne s’agit que d’un
jeu. Tout en rappelant que la phrase n’est pas que cela, n’est pas qu’un
pastiche, puisque la poésie est déjà parue. Exemple
: « Le point d’interrogation fait chair, pourvu de nageoires qui
sont des ailes de papillons et d’une queue préhensile, l’hippocampe
ne pose que des questions de fond : pourquoi les baleines ? pourquoi la
langouste ? pourquoi l’algue et le madrépore et le corail et le
rocher ? pourquoi non, les tritons ni les sirènes ? pourquoi la
vie issue de l’eau ? toute cette eau, pourquoi ? comment ? Autant d’hippocampes.
»
La belle métaphore poétique (« le point d’interrogation
fait chair »), distanciée par le ton pontifiant et incongru
(« l’hippocampe ne pose que les questions de fond », les baleines,
la langouste), rattrapée par la beauté stylistique d’une
tournure (« pourquoi non, les tritons ni les sirènes ? »),
distanciée par la naïveté (« toute cette eau,
pourquoi ? »), rattrapée par la chute poétique («
autant d’hippocampes »). Pilaster est-il un grand écrivain
? Hippocampe résolu.
Et Chevillard écrivain ? Comme Pilaster il affectionne
l’aphorisme, le bestiaire, le conte et les révolutions silencieuses.
Prenons par exemple Trois tentatives pour réintroduire le tigre
dans nos campagnes (texte de Pilaster). Le tigre ? « Les hommes
à son contact gagnèrent en humanité : leurs sens perpétuellement
en alerte s’aiguisaient, s’affinaient, et la musique profitait de cette
acuité nouvelle, la douceur des caresses n’a pas d’autre origine.
» D’où, officiellement, l’impérieuse nécessité
de cette louable quoique rude entreprise. Le tigre ? « Aucun système
ne résiste à l’irruption d’un tigre, quelle que soit sa nature,
aussi bien huilé soit-il, ou cuirassé de rouille, on observera
vite des dysfonctionnements graves. Nos systèmes politiques, économiques,
scientifiques, philosophiques, religieux, éducatifs, et encore nos
précieux petits systèmes individuels, organiques, nerveux
ou digestifs, sont court-circuités immédiatement, ou s’affolent,
se dérèglent et flanchent dès qu’un tigre paraît
: il faut tout reprendre ensuite, tout réinventer. »
Note assassine de Marson-Chevillard commentateur : «
Les lecteurs fidèles et même remarquablement opiniâtres
de Pilaster souriront en reconnaissant dans ce naïf aveu l’argument
de presque tous les récits de l’auteur. Vingt ans après Bapst,
celui-ci tourne en miniature la même fable refroidie dont la leçon
n’a donc point bouleversé entre-temps l’ordre des réalités
: c’est peut-être le seul intérêt de la présente
variation que ce constat implicite de l’échec de l’œuvre qu’elle
rabâche — échec qui, de fait, est déjà aussi
le sien. » Et c’est bien là, en effet, un des thèmes
majeurs de l’œuvre de Chevillard : le dérèglement du monde.
Il y a d’autres moyens que les tigres. Par exemple porter une chaise sur
la tête, petit détail anodin qui angoisse le quidam et dérègle
les choses. « Ce seul geste de se coiffer d’une chaise [...] et
tout sera bientôt irrémédiablement transformé
pour le plus grand profit général, sans effusion de sang
ni les vastes travaux où s’épuise l’énergie des réformateurs.
» Thème du roman Au plafond (1997), qui permet
de lire du Chevillard sans la distanciation de Marc-Antoine Marson.
Un enfant mal dans son corps, qui se ratatine sous le regard des
autres. « J’aurais voulu décroître en ces années
où la moelle jaillit comme une sève, où la thyroïde
vous écartèle de l’intérieur, je ne pouvais que me
recroqueviller, grandir en rond, en spirale. » Un médecin
impose à l’enfant l’exercice de la chaise retournée sur la
tête, pour le forcer à pousser droit. « On escomptait
qu’ensuite je retournerai la chaise correctrice et m’assoirai dessus, avec
les autres. » L’enfant grandit, l’adulte garde sa chaise sur
la tête. Que les autres s’assoient sur une chaise, « meuble
grégaire » car quadrupède, meuble qui toujours s’aligne
en rangées strictes, adjuvant implacable dans l’asservissement des
hommes — s’il est vrai que les quadrupèdes « forment des troupeaux
compacts [...] faciles à manoeuvrer ». Parabole ou fable
sur « la tolérance et l’exclusion », disent les critiques(11).
On peut n’y voir que cela.
Soyez tolérants ! Tolérez les crapauds et la princesse,
« agitant doucement au-dessus des eaux sa longue écharpe
rouge ». Tolérez Kolski, qui aime à se suspendre
à un crochet à viande (« la haute satisfaction de
comprendre le destin du bœuf »). Tolérez Madame Stempf
la rempailleuse, qui n’a jamais pu se résoudre à se séparer
de ses enfants — donc à accoucher : « Elle les a retenus
dans ses flancs, à l’abri, les quatre ou cinq enfants, peut-être
six, arrondissant son ventre autour d’eux et dressant le rempart de son
corps contre l’hiver, contre la nuit, contre le vent, contre l’orage, contre
les angles et les ongles, les courbes, les crocs, contre les lames, les
balles, les coups — ils s’en sont trouvés bien, bercés par
le lent roulis de ses hanches énormes, de son buste incirconscriptible,
ils se sont épanouis : on devine parfois sous sa robe les mouvements
ondoyants de ces gros amours. » Madame Stempf mange pour eux.
Madame Stempf leur récite des contes. Madame Stempf danse pour eux.
« Elle danse pour eux, avec eux, sur place, elle saute d’un pied
sur l’autre ou tourne sur elle-même, très vite, en écartant
les bras, et c’est une danse légère, emportée par
le poids de son corps ample, une voile sur la mer, d’une légèreté
inaccessible aux corps émaciés qui se sont donnés
à la danse et se consument en elle : le génie de la danse
garrotté de muscle, enfermé dans une prison d’os, retrouve
sa liberté avec madame Stempf, exulte, brasse toute cette chair
comme une fumée, un geste à peine et la statue d’un instant
s’écroule pour laisser place à une autre aussi belle et digne
de durer toujours qui se défait aussitôt et ainsi de suite
sans trêve se succèdent sur le fil de l’équilibre des
figures inédites impossibles à fixer, à reproduire,
jusqu’à ce que madame Stempf épuisée retombe sur son
siège et telle quelle pour le coup se fige, inébranlable,
les mains posées à plat sur son ventre pour mieux sentir,
entraînés par la vitesse, ses enfants aux anges qui tournoient
toujours et virevoltent, bras en croix, puis ils s’apaisent à leur
tour. »
Tolérez le style de Chevillard, le rythme de ses longues
et douces phrases entrecoupées d’ironie.
Lisez, comme Thomas Pilaster :
« Lire, lire — je vis sur le dos. Un lecteur est une
tortue renversée. N’ira pas loin. »
Laetitia Bianchi (texte & illustrations)
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