ÉRIC CHEVILLARD
tigre de papier ou couvre-chef-d'oeuvre ?

R de réel
Volume F (nov.-déc. 2000)
Critique
(Articles)

Éric Chevillard, L'oeuvre posthume de Thomas Pilaster, Éditions de Minuit, 1999.

Au bas de cette colonne, nos liens Internet sur Éric Chevillard.


 
 Un faux Chaissac
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Un autre faux Chaissac
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 Copie infidèle du Totem
 


 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
NOTES

1. Éric Chevillard in Le Monde des livres, 09.IV.1999.Retour au texte

2. On pourrait ainsi conseiller à plusieurs auteurs contemporains de tenter ce petit exercice d’auto-critique, ce qui éviterait la surproduction actuelle en matière romanesque. Retour au texte

3. Dans Le roman comique (1657), Scarron apostrophe régulièrement le lecteur à propos du style même de son texte, ainsi dans l’ouverture du roman : « et parce qu’il se courbait un peu en marchant, on l’eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu’il y a d’une tortue à un homme ; mais j’entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes, et, de plus, je m’en sers de ma seule autorité. » Parmi les auteurs qui ont utilisé ce procédé comique de démystification de l’écriture romanesque, on peut citer Furetière (Le roman bourgeois, 1666), Diderot (Jacques le Fataliste, 1773), Sterne (Vie et œuvre de Tristram Shandy, 1760-67), etc. Retour au texte

4. Or si Marc-Antoine Marson est tout aussi mauvais que les critiques littéraires (cf. « Critique de la critique », volumes B & C de R de réel), il est nettement plus drôle: la mesquinerie des attaques n’est pas seulement suggérée. Retour au texte

5. « Le Corbeau » (1845) d’Edgar Poe. On peut renvoyer ici à l’œuvre poétique de Paul Valéry et à ses recherches formelles. Retour au texte

6. On imagine avec plaisir une édition d’un auteur classique annotée par Marc-Antoine Marson, « encore une phrase interminable et ampoulée ressassant le thème du souvenir », pour du Proust. Combien de lecteurs influençables suivraient l’avis du critique ? Retour au texte

7. Œuvre de jeunesse, les dates de Pilaster étant 1934-1997, dixit la notice biographique de Marson. Retour au texte

8. Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror (Chant premier), 1869. Retour au texte

9. Parmi « l’œuvre posthume » de Pilaster, Jean-Baptiste Harang (Libération, 04.III.1999) et Monique Pétillon (Le Monde, 09.IV.1999) sauvent le récit intitulé Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d’hommes dans nos campagnes. M. Pétillon note que Marson « dénigre [ce texte] à coups de motifs peu valables ». L’argument ne tient pas, car les notes de Marson sont du même ordre (attaques essentiellement personnelles) dans les autres textes ; quant aux notices de présentation des textes (qui s’attachent à critiquer le style), celle des Tigres ou de Conférence avec projection sont tout aussi méchantes. Globalement, on croit remarquer que les critiques préfèrent la forme du récit aux recueils d’aphorismes. Marie-Laure Delorme (Magazine littéraire, 01.V.1999) se rallie quant à elle corps et âme l’avis de Marc-Antoine Marson : à propos de l’œuvre de Pilaster, elle note simplement que « le tout [est] assez pitoyable ». Mais a-t-elle déjà lu du Chevillard ? Retour au texte

10. Jean-Baptiste Harang, art. cit. Pour Tiphaine Samoyault, le livre précédent de Chevillard était déjà un « grand éclat de rire tragique » (La Quinzaine littéraire, 16. XI.1997). Retour au texte

11. Jean-Baptiste Harang (Libération, 16.X.1997) et Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 29.X.1997). Cf. aussi Monique Pétillon (Le Monde, 28.X.1997) et Tiphaine Samoyault (art. cit.), qui rappelle que le monde renversé, « vue surplombante, calquée sur l’idée qu’on se faisait du regard de Dieu », est une allégorie très fréquente à la Renaissance. Retour au texte

 
 
 

SUR INTERNET

- Le site d'Even Doualin sur Chevillard.
- Des textes de Chevillard : sur Beckett ; « Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d'hommes dans le Lot-et-Garonne » (première version d'un texte qu'on retrouve dans L'oeuvre posthume...)  ; sa bibliothèque idéale pour les Inrocks.
- Sur le site des Éditions de Minuit, présentation et revue de presse de L'oeuvre posthume... et des Absences du Capitaine Cook (son ouvrage suivant).
- Deux critiques de L'oeuvre posthume... : celle de Lire, et celle de L'Humanité.

1. Thomas Pilaster, écrivain, est un personnage d’Éric Chevillard qui ressemble à Éric Chevillard.
2. Éric Chevillard écrit bien.
3. Donc Thomas Pilaster, « écrivain tant aimé, dont la mort brutale a fait de nous tous de lamentables orphelins », écrit bien.

1. Marc-Antoine Marson, grand ami de feu Thomas Pilaster et exégète de son œuvre pourvu d’un « sens aigu de la nuance critique qui lui permet de tempérer son admiration et de ne jamais naïvement verser dans l’hagiographie », est un personnage d’Éric Chevillard qui ressemble à Éric Chevillard.
2. Marc-Antoine Marson pense que « d’un bout à l’autre de sa vie, Thomas Pilaster ressasse les mêmes questions sans importance et sa phrase pareillement n’évolue guère, prisonnière de tours syntaxiques récurrents ».
3. Donc Thomas Pilaster écrit mal.

 L’œuvre posthume de Thomas Pilaster est un livre qui se présente sous la forme d’une édition critique : sept courts textes (de Pilaster), préfacés et annotés par Marc-Antoine Marson. Au fil des notules, le lecteur découvre que l’ami d’enfance (« Il rechercha tout de suite mon amitié et, malgré l’aversion presque physique qu’il inspirait à tous nos camarades, bravant leur opinion, j’acceptai ses confiseries ») a été amoureux de sa femme et méprise sa réussite littéraire (« Ce recueil rencontra comme on sait un certain succès, inexplicable à mes yeux, vraisemblablement dû pourtant au comique involontaire qui s’en dégageait (s’en dégagea si bien qu’il n’en reste plus trace aujourd’hui), et assura d’emblée à Pilaster une enviable position dans le monde des lettres »). On ne saurait cependant restreindre le livre à son humour et au plaisir que le lecteur prend à lire les remarques assassines de Marc-Antoine Marson. Voilà pourquoi :

 Thomas Pilaster représente Chevillard écrivain, et Marc-Antoine Marson représente Chevillard portant un regard critique sur ce qu’il écrit : L’œuvre posthume de Thomas Pilaster est une métaphore du combat intérieur de l’artiste avec son œuvre lorsqu’il la jauge, l’aime et ne l’aime pas, doute, perpétuellement insatisfait. « Cette voix perfide et sarcastique qui s’élève tout de suite pour se moquer, c’est un peu le corbeau d’Edgar Poe qu’on a tous sur l’épaule et qui dit : “À quoi bon, à quoi bon ?” Il faut lui tordre le cou, à ce corbeau, si on veut écrire. »(1) Or dans L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, Chevillard laisse son corbeau s’épancher à loisir. Fait rare en littérature, qui demande du recul (avoir conscience de ses mécanismes, tics voire facilités d’écriture), du courage (les admettre) et de l’humour (s’en moquer)(2). Éric Chevillard se place ainsi dans la lignée de grands auteurs ayant joué à mettre à nu la narration et les procédés d’écriture(3).

 Pilaster, nous informe Marson, a obtenu (la même année) « le prix Jules et le prix Edmond ». Depuis lors, Chevillard se fiche d’avoir le Goncourt, et — ayant peut-être compris qu’il ne fallait pas trop attendre de la critique littéraire — se charge lui-même de sa propre exégèse (ce qui doit être assez agréable)(4). Sous les traits de Marc-Antoine Marson, il pointe les facilités de son style : « les mécanismes à l’œuvre, ce système d’engrenage aussi rudimentaire que la double mâchoire du crocodile, qui ne saurait non plus produire une grande variété d’effets et dont on peut se demander s’il ne fonctionnerait pas de la même façon aujourd’hui, en l’absence de l’écrivain, si un autre s’amusait à le faire jouer. » On peut lire ici l’angoisse de Chevillard écrivain face à des recettes auxquelles il serait (consciemment, inconsciemment) condamné. Une notice de Marson démonte ainsi le mécanisme d’écriture des aphorismes animaliers de Pilaster, « définitions métaphoriques de construction classique, reposant sur l’analogie ou l’association d’idées, comme chacun peut s’amuser à en écrire. L’exercice est divertissant. Voici comment on procède. Considérons par exemple la girafe : nous remarquons d’abord son très long cou rigide, incliné obliquement vers l’avant. Nous savons par ailleurs qu’elle se nourrit volontiers de feuilles arrachées aux plus hautes branches. L’ensemble peut donc évoquer une échelle appuyée contre un tronc par une gourmande. Il s’agit alors de ramasser ces informations dans une phrase brève. [...] Pilaster affectionnait ces innocents jeux de plume qui réclament en vérité moins de talent que de savoir-faire. [...] Nous exhortons le lecteur à s’y essayer, c’est sans danger. Choisissez pour commencer un objet ou un animal suffisamment caractéristique, dont l’aspect en soi déjà étrange ou incongru excite l’imagination, appelle les comparaisons : le homard, le castor, l’espadon sont d’excellents sujets pour un débutant. » Ce qui nous ramène au corbeau aquoiboniste d’Edgar Poe : Poe affirmait avoir écrit son poème « Le Corbeau »(5) sans l’once d’une émotion intérieure, par le seul travail de procédés appliqués avec soin (choix de sonorités et de rythmes propices à susciter l’angoisse du lecteur). Cynisme impardonnable pour ceux qui associent l’acte d’écrire à l’inspiration et à une émotion ineffable.

 C’est alors au lecteur d’être pris au piège.
 Le lecteur, qui éprouve pendant deux cents pages la difficulté qu’il y a à juger la valeur littéraire d’un texte. Pilaster-Chevillard utilise-t-il des procédés ? Lorsque Marson qualifie de « médiocre » le style de Pilaster, faut-il le croire, d’autant que Pilaster et Marson ont exactement le même style ?(6) C’est là la grande force d’Éric Chevillard : réussir à troubler la lecture et susciter en permanence le doute. Ainsi dans le Journal 1952 de Pilaster(7), où méchamment, Chevillard se plaît à mêler quelques phrases stupides (« Il faut savoir jeter un slip. ») parmi une kyrielle de bons mots (« Imaginer contigus le gueuloir de Flaubert et la chambre de Proust. ») et de mots moins bons (« Je pense donc je suis un bronze de Rodin. »). Le lecteur s’empêche à tout moment d’être touché par ce qu’il lit, victime d’une distanciation forcée. Et c’est bien là le but de Chevillard quand il explique « comment j’aimerais que soient lus mes livres » : « Il faudrait toujours cette tension dont parle Lautréamont au début des Chants de Maldoror »(1). Cette tension c’est : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. »(8). Voici donc le lecteur plein de défiance, ne sachant que penser face à des parodies de haïkus qui sonnent indéniablement juste, face à de jolis aphorismes (« La guêpe enfin sut faire le miel — mais ce même jour, l’abeille enveloppait ses premiers chocolats à la liqueur dans du papier doré. ») ou à de fragiles tragédies (« Quand la fouine aura trouvé — et elle finira bien par trouver — que deviendra-t-elle, mais que deviendra-t-elle ? »). Le lecteur forcé de juger en son âme et conscience ce qu’il aime, et ce qu’il n’aime pas, sans se désorienter, sans se laisser désorienter par l’auteur qui se cache derrière les sarcasmes de Marson et l’humour de Pilaster. Les critiques se sont trouvés pris au piège : il leur a bien fallu dire ce qu’ils pensaient de Pilaster écrivain. Bon, mauvais ? Ils hésitent. Ils esquivent. On les sent vaguement désemparés. Ils sauvent certains textes et pas d’autres(9). Les voilà soudain obligés de lire. Or ils n’en ont pas le temps. Et L’œuvre posthume est réduite à un « grand éclat de rire »(10).

 Une des caractéristiques de l’écriture de Pilaster-Chevillard est de faire naître la poésie de la dérision, mais d’une dérision douce et mélancolique, qui se fond dans le rythme de la phrase : au moment où le propos pourrait sombrer dans le lyrisme, Chevillard rajoute quelques mots, une répétition volontairement lourde par exemple, qui rappelle qu’il ne s’agit que d’un jeu. Tout en rappelant que la phrase n’est pas que cela, n’est pas qu’un pastiche, puisque la poésie est déjà parue. Exemple : « Le point d’interrogation fait chair, pourvu de nageoires qui sont des ailes de papillons et d’une queue préhensile, l’hippocampe ne pose que des questions de fond : pourquoi les baleines ? pourquoi la langouste ? pourquoi l’algue et le madrépore et le corail et le rocher ? pourquoi non, les tritons ni les sirènes ? pourquoi la vie issue de l’eau ? toute cette eau, pourquoi ? comment ? Autant d’hippocampes. »
La belle métaphore poétique (« le point d’interrogation fait chair »), distanciée par le ton pontifiant et incongru (« l’hippocampe ne pose que les questions de fond », les baleines, la langouste), rattrapée par la beauté stylistique d’une tournure (« pourquoi non, les tritons ni les sirènes ? »), distanciée par la naïveté (« toute cette eau, pourquoi ? »), rattrapée par la chute poétique (« autant d’hippocampes »). Pilaster est-il un grand écrivain ? Hippocampe résolu.

 Et Chevillard écrivain ? Comme Pilaster il affectionne l’aphorisme, le bestiaire, le conte et les révolutions silencieuses. Prenons par exemple Trois tentatives pour réintroduire le tigre dans nos campagnes (texte de Pilaster). Le tigre ? « Les hommes à son contact gagnèrent en humanité : leurs sens perpétuellement en alerte s’aiguisaient, s’affinaient, et la musique profitait de cette acuité nouvelle, la douceur des caresses n’a pas d’autre origine. » D’où, officiellement, l’impérieuse nécessité de cette louable quoique rude entreprise. Le tigre ? « Aucun système ne résiste à l’irruption d’un tigre, quelle que soit sa nature, aussi bien huilé soit-il, ou cuirassé de rouille, on observera vite des dysfonctionnements graves. Nos systèmes politiques, économiques, scientifiques, philosophiques, religieux, éducatifs, et encore nos précieux petits systèmes individuels, organiques, nerveux ou digestifs, sont court-circuités immédiatement, ou s’affolent, se dérèglent et flanchent dès qu’un tigre paraît : il faut tout reprendre ensuite, tout réinventer. »
 Note assassine de Marson-Chevillard commentateur : « Les lecteurs fidèles et même remarquablement opiniâtres de Pilaster souriront en reconnaissant dans ce naïf aveu l’argument de presque tous les récits de l’auteur. Vingt ans après Bapst, celui-ci tourne en miniature la même fable refroidie dont la leçon n’a donc point bouleversé entre-temps l’ordre des réalités : c’est peut-être le seul intérêt de la présente variation que ce constat implicite de l’échec de l’œuvre qu’elle rabâche — échec qui, de fait, est déjà aussi le sien. » Et c’est bien là, en effet, un des thèmes majeurs de l’œuvre de Chevillard : le dérèglement du monde. Il y a d’autres moyens que les tigres. Par exemple porter une chaise sur la tête, petit détail anodin qui angoisse le quidam et dérègle les choses. « Ce seul geste de se coiffer d’une chaise [...] et tout sera bientôt irrémédiablement transformé pour le plus grand profit général, sans effusion de sang ni les vastes travaux où s’épuise l’énergie des réformateurs. » Thème du roman Au plafond (1997), qui permet de lire du Chevillard sans la distanciation de Marc-Antoine Marson.

 Un enfant mal dans son corps, qui se ratatine sous le regard des autres. « J’aurais voulu décroître en ces années où la moelle jaillit comme une sève, où la thyroïde vous écartèle de l’intérieur, je ne pouvais que me recroqueviller, grandir en rond, en spirale. » Un médecin impose à l’enfant l’exercice de la chaise retournée sur la tête, pour le forcer à pousser droit. « On escomptait qu’ensuite je retournerai la chaise correctrice et m’assoirai dessus, avec les autres. » L’enfant grandit,  l’adulte garde sa chaise sur la tête. Que les autres s’assoient sur une chaise, « meuble grégaire » car quadrupède, meuble qui toujours s’aligne en rangées strictes, adjuvant implacable dans l’asservissement des hommes — s’il est vrai que les quadrupèdes « forment des troupeaux compacts [...] faciles à manoeuvrer ». Parabole ou fable sur « la tolérance et l’exclusion », disent les critiques(11). On peut n’y voir que cela.
 Soyez tolérants ! Tolérez les crapauds et la princesse, « agitant doucement au-dessus des eaux sa longue écharpe rouge ». Tolérez Kolski, qui aime à se suspendre à un crochet à viande (« la haute satisfaction de comprendre le destin du bœuf »). Tolérez Madame Stempf la rempailleuse, qui n’a jamais pu se résoudre à se séparer de ses enfants — donc à accoucher : « Elle les a retenus dans ses flancs, à l’abri, les quatre ou cinq enfants, peut-être six, arrondissant son ventre autour d’eux et dressant le rempart de son corps contre l’hiver, contre la nuit, contre le vent, contre l’orage, contre les angles et les ongles, les courbes, les crocs, contre les lames, les balles, les coups — ils s’en sont trouvés bien, bercés par le lent roulis de ses hanches énormes, de son buste incirconscriptible, ils se sont épanouis : on devine parfois sous sa robe les mouvements ondoyants de ces gros amours. » Madame Stempf mange pour eux. Madame Stempf leur récite des contes. Madame Stempf danse pour eux. « Elle danse pour eux, avec eux, sur place, elle saute d’un pied sur l’autre ou tourne sur elle-même, très vite, en écartant les bras, et c’est une danse légère, emportée par le poids de son corps ample, une voile sur la mer, d’une légèreté inaccessible aux corps émaciés qui se sont donnés à la danse et se consument en elle : le génie de la danse garrotté de muscle, enfermé dans une prison d’os, retrouve sa liberté avec madame Stempf, exulte, brasse toute cette chair comme une fumée, un geste à peine et la statue d’un instant s’écroule pour laisser place à une autre aussi belle et digne de durer toujours qui se défait aussitôt et ainsi de suite sans trêve se succèdent sur le fil de l’équilibre des figures inédites impossibles à fixer, à reproduire, jusqu’à ce que madame Stempf épuisée retombe sur son siège et telle quelle pour le coup se fige, inébranlable, les mains posées à plat sur son ventre pour mieux sentir, entraînés par la vitesse, ses enfants aux anges qui tournoient toujours et virevoltent, bras en croix, puis ils s’apaisent à leur tour. »
 Tolérez le style de Chevillard, le rythme de ses longues et douces phrases entrecoupées d’ironie.

 Lisez, comme Thomas Pilaster :
 « Lire, lire — je vis sur le dos. Un lecteur est une tortue renversée. N’ira pas loin. »

Laetitia Bianchi (texte & illustrations)


 

 
 
 
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