LITTÉRATURE ENFANTINE
Les enfants ne sont pas des jeunes
R de réel
Volume E (septembre-octobre 2000)
Critique
(Articles)

Isabelle Jan est notamment l’auteur de La littérature enfantine, Les éditions ouvrières, 5e éd., 1985 et de Les livres pour la jeunesse. Un enjeu pour l’avenir, Sorbier, 1988.

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NOTES

1. Robert Darlton, Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Laffont, 1985. Retour texte

2. La meilleure analyse de l’existence et de la force de ce genre se trouve être la première en date, un précieux petit livre de Paul Hazard : Les livres, les enfants, les hommes, Flammarion, 1933. Retour texte

3. C’est la commande, par le ministère de l’instruction, d’un livre de géographie pour les écoliers suédois qui fut le point de départ du Merveilleux voyage de Nils Hogersson avec les oies sauvages de Selma Lagerlöf. Retour texte

4. Le livre de Daniel Pennac, Comme un roman (Gallimard, 1993) et son énorme succès sont emblématiques de cette idéologie de la lecture, de sa nécessité, de ses bienfaits. Retour texte

5. « Découverte », titre de la célèbre collection pour enfants de Gallimard ; « J’aime lire », titre du magazine de Bayard Presse « à partir de 7 ans ». Retour texte

6. Cf. Jean-Claude Milner, De l’école, Seuil, 1984, livre fondateur de cette idéologie de l’animation. Retour texte

Rumeurs ou légendes, certaines ont la vie dure, et plus encore lorsqu’elles abordent ce territoire inconnu et enchanté, l’enfance. Ainsi s’établit, en toute bonne foi et méconnaissance de cause, que l’enfant de la Troisième République ayant appris à lire, écrire et compter, applique ce savoir tout nouveau à lire des livres, alors que l’enfant illettré de l’Ancien Régime écoute, à la veillée, les contes de ma Mère l’Oye. Et que c’est une combinaison du merveilleux oral et du pédagogisme écrit qui fonde la littérature pour enfants ; qu’il y a là un socle sur lequel elle repose encore aujourd’hui.
L’historien américain Robert Darlton, spécialiste du XVIIIe siècle français, a tordu le cou à l’imagerie sentimentale de la veillée paysanne(1), pure invention du romantisme. La paysannerie d’avant la Révolution Française était bien trop misérable pour avoir la moindre pratique culturelle et pour lui donner forme institutionnelle. Dans les sociétés de l’écriture, la littérature « populaire », en admettant qu’elle puisse exister à l’état pur, a aussitôt une diffusion et une appropriation « savante ». Ce qui fut précisément le cas des contes de Grimm et, plus encore, de Perrault, pour ne pas parler de la longue et passionnante aventure que furent la compilation et la réception des Mille et une nuits. Si nous savons aujourd’hui que l’école de Jules Ferry n’a pas appris la lecture et l’orthographe à tous les petits Français, il ne faut cependant pas écarter l’image de l’instituteur/bibliothécaire, un bibliothécaire innocent, sans technique, mais non sans convictions. Dans la France rurale de la Troisième et de la Quatrième République, existait, au fond de la salle du Cours Moyen, une armoire noire qui s’ouvrait le samedi. L’instituteur, le plus souvent un homme et, comme ses élèves, issu de la campagne, distribuait alors la lecture récréative de la semaine. C’étaient d’immenses collections nées avec le chemin de fer et les « bibliothèques de gare », comme la Bibliothèque Rose d’Hachette, rejointe, au début du XIXe siècle, par la Bibliothèque Verte, les Contes et Légendes de Fernand Nathan, la Bibliothèque du petit Français illustrée d’Armand Colin. Et puis des histoires en images qui étaient bien antérieures. L’instituteur et ses élèves évoluaient à l’intérieur d’une culture commune et ingénument partagée ; le mot lui-même n’était guère utilisé. Abondantes en titres et lentes à se renouveler, ces collections de contes et de romans n’étaient encore ni un enjeu, ni vraiment un marché, plutôt une friche à la nécessité éducative et à l’intérêt économique non reconnus et, par conséquent, non orientés. C’était un gisement sur lequel ne s’édifiait aucun commentaire, ce qui explique sa pérennité, peut-être aussi son attrait.
Parallèlement à cette relative indigence de la production, des œuvres existaient fortement et ce sont elles, encore aujourd’hui, qui témoignent de la réalité d’une littérature enfantine. Circonscrite dans le temps et l’espace, entièrement dépendante de l’existence d’une société bourgeoise et lettrée, elle a été une expression de la découverte, puis de l’appropriation et de la sacralisation de l’enfance. Ces œuvres, concentrées principalement dans les pays de l’Europe du Nord et aux États-Unis, se sont multipliées pendant un siècle environ — dernière moitié du XIXe et première moitié du XXe siècle. Elles sont dans toutes les mémoires, il suffit de sortir du chapeau un ou deux titres, par exemple Alice au Pays des merveilles ou les romans de la Comtesse de Ségur, et l’on aura aussitôt les caractéristiques de cette littérature, ainsi que ses contradictions. Ce sont là, incontestablement, des œuvres singulières — parfois même des chefs-d’œuvre — écrites pour les enfants et lues quasi exclusivement par eux, jusqu’à ce qu’elles perdent leur principale justification et tombent dans le pot commun, partageant alors le sort dévolu aux chefs-d’œuvre pour grandes personnes : devenir objet commercial et sujet de thèses(2).
Au départ, une certaine confusion entre le prétexte et le désir, entre la commande didactique, (comme dans le cas de Selma Lagerlöf(3)) et l’illusion pédagogique (comme dans celui de Mme de Ségur) et puis la figure de plus en plus élaborée de « l’enfant » dès qu’il s’incarne en un personnage singulier, les jeux de langage, la captation par l’adulte d’un babil jusque-là inaudible et la plongée dans les réminiscences d’une vie antérieure : tout cela était propice à la créativité. Celle-ci s’est exercée de façon d’autant plus heureuse qu’elle a longtemps bénéficié d’une agréable liberté. Les éditeurs scolaires, assurés de leurs rentrées, pouvaient s’offrir le luxe de collections non didactiques ; en outre l’image était un support dynamique pour créer des formes neuves ; les auteurs reconnus n’avaient aucun mal à se payer cette fantaisie, mais ils ne se sentaient pas non plus tenus de s’y engager — contrairement à aujourd’hui où, après le temps du mépris est venu celui de la complaisance et où il est de bon ton pour un écrivain de faire figurer, au sein de sa bibliographie romanesque, quelques livres portant la mention « jeunesse ». À l’époque où la bibliophilie — illustration et typographie — devenait une expression artistique à part entière, il y avait là un objet incongru qui tentait l’invention des artistes, écrivains ou plasticiens.
Pourquoi parler au passé ? Le livre pour enfants a certes acquis ses lettres de noblesse, et il y aurait de la mesquinerie à considérer que le cycle est refermé. Il y a encore des auteurs, conteurs et illustrateurs. On publie toujours, on publie énormément et, contrairement à une idée fortement ancrée, les enfant lisent. Ils lisent beaucoup, plus certainement que leurs arrière-grands-parents, contemporains de l’âge d’or de la littérature dite enfantine. Mais elle est, aujourd’hui, comme handicapée. Tout d’abord elle a perdu sa désignation équivoque et charmeuse de « littérature enfantine » (pour, par, avec les enfants ?). Cette belle formule, dont les termes semblent s’opposer (enfantin/littéraire), s’est diluée et affadie en « littérature de jeunesse » — ce qui, avouons-le, n’a guère de charme. On est ainsi passé, sans s’en apercevoir, d’une ouverture vers l’imaginaire à un nom de marque : là où « enfantin » ne signifiait rien, la « jeunesse » est une catégorie sociologique donc commerciale. Car s’il y a beaucoup à faire et à dire, il y a plus encore à gagner avec les livres de jeunesse.
L’intérêt pour la lecture enfantine se manifeste par ailleurs de façon concrète par le développement de la lecture publique, aussi bien en bibliothèque que dans les établissements scolaires. La lecture non didactique, lecture récréative, apparemment libre et gratuite, dite « de fiction » est devenue une affaire sérieuse, un pari éducatif, voire un enjeu citoyen(4). L’art et la littérature y ont-il gagné ? C’est là une autre affaire [cf. article suivant].
De nos jours, les livres pour enfants sont une nécessité évidente, absolue, au même titre que les rudiments (qu’on appelle aujourd’hui fondamentaux) de l’école primaire : lire, écrire, compter. Mais paradoxalement, dans cette injonction abstraite (lire, écrire, compter), abstraction tant reprochée au système français d’éducation, il y avait une ouverture. L’acquisition des savoirs de base n’impliquait aucun conditionnement : c’était un outil qui préservait la liberté de la personne, certains ayant bien sûr plus de chance de profiter de l’outil et de l’offre de liberté.
Aujourd’hui, éducateurs, parents, chercheurs, auteurs et enfants eux-mêmes savent que s’il faut apprendre à lire, écrire et compter, c’est pour découvrir et aimer(5) l’immense production d’albums d’images, de récits, contes, romans, bandes dessinées, guides, compilations et encyclopédies, déclinés par genres et selon les âges, du bébé au jeune adulte. Il n’y a plus de littératures, il n’y a que des genres, il n’y a plus d’enfants, il n’y a que des « tranches d’âge ». Au fur et à mesure que l’école perdait de sa crédibilité et devenait l’objet d’un bavardage intarissable et impuissant, le para-scolaire et le culturel s’imposaient en recours, venaient l’appuyer et même la relayer. Puisqu’on ne faisait plus confiance à l’éducation, on pouvait se rabattre avantageusement sur le produit culturel. Ce glissement de l’instruction à l’animation a été abondamment analysé(6) ; son influence sur les formes artistiques et littéraires qu’il induit l’a peut-être moins été.
En devenant des produits, les œuvres perdent tout d’abord leur littéralité. Mais que dire lorsqu’elles sont prescrites, maquillées en autre chose que de la lecture, objets « ludiques », « thérapeutiques » et, d’une certaine façon, obligatoires ? Le remplacement, plus ou moins conscient, de l’école par le culturel est flagrant au point que certains bibliothécaires assimilant la gratuité de la bibliothèque à celle de l’école, en décrètent le corollaire : l’obligation. Or il ne saurait y avoir obligation de bibliothèque : toutes les inventions pour obliger l’enfant à lire ne relèvent plus du pédagogisme, mais du non-sens ou de la naïveté à l’égard de la production. Tout se passe comme si le livre, porteur d’imaginaire, allait en s’effaçant, le débat ayant lieu entre le lecteur et les différents médiateurs du livre et comme par-dessus lui. Or, l’intérêt de la littérature enfantine, si elle existe, réside précisément dans le rapport adulte/enfant à l’intérieur du livre. C’est ce rapport, équivoque, conflictuel qui lui donne ses différentes entrées, la fonde en littérature.

Les enfants modèles de Mme de Ségur étaient aussi des enfants tout court, avec les caractéristiques de leur âge, état transitoire et amendable, ainsi qu’en témoigne le fascinant personnage qu’est Sophie Fichini. Pourtant, si les enfants de Mme de Ségur sont assurément des enfants tels qu’on pourrait se les représenter aujourd’hui, les grandes personnes chargées de les éduquer ne sont pas des adultes. À première vue, elles sont des stéréotypes, bonne mère ou marâtre. Mais plus profondément, elles sont des joujoux entre les mains de l’enfant, des doubles caricaturaux d’eux-mêmes : il suffit de rappeler le bébé déchaîné qu’est le Général Dourakine, les Polonais des Deux Nigauds et tant d’autres figures immatures. Dans les romans de Mme de Ségur, on pourrait dire que l’enfant a dévoré la grande personne. C’est le comportement et les fantasmes de l’enfant qui en forment l’ossature. L’enfant se déguise, se contorsionne, se disloque — et la grande personne en fait autant. Le mimétisme se produit de l’enfant vers la grande personne, réduite à la fonction de marionnette, et non l’inverse, comme si les deux âges ne pouvaient cohabiter dans le même espace narratif, comme s’il n’y avait pas d’autres fonctions pour les adultes, dans l’univers de l’enfance, que d’être une trique ou un jouet. La Comtesse, en choisissant l’enfance, n’a pas supprimé les grandes personnes, mais leur a retiré leurs caractéristiques d’adultes.
Pourtant la littérature enfantine n’entraîne pas nécessairement un engloutissement du monde adulte. En son temps, Mme de Ségur reste aussi exemplaire qu’isolée. Parallèlement à ses enfants perturbateurs et plus ou moins pervers, à ses « bons petits diables », l’âge d’or de la littérature enfantine a rêvé sur un autre enfant ou plutôt sur une enfance autre, pourvoyeuse d’imaginaire. Là, il ne s’agit pas de devenir bourreau ou victime de l’enfant mais de s’en faire le complice. D’être, précisément, un lien entre un temps purement adulte, abstrait puisqu’il ne peut plus se concevoir sans le souvenir, sans l’enfance, et cet état de grâce transitoire et d’autant plus précieux. Cette idéologie, qui va d’Andersen au didactisme quelque peu pesant du Petit Prince, en passant par Lewis Carroll, est, en fait, aussi ancienne que le conte. Dans les sociétés dites primitives, ce lien privilégié entre l’enfant et l’adulte est concrétisé par la figure de l’oncle : or que sont Andersen et Carroll sinon des oncles ? Ma Mère l’Oye et l’Oncle sont un seul et même personnage et figurent la Sultane Shéhérazade. Andersen le dit et le répète. La grande personne qui parle à l’enfant est la littérature personnifiée. L’oncle est le narrateur, le « vieux monsieur » ou « l’étudiant » qui raconte des histoires. La littérature est alors initiation et on pourrait dire, tout particulièrement dans le cas d’Andersen, que l’enfant et la grande personne sont à égalité, chacun avec ses ressources propres.
Il est singulier de penser que la littérature contemporaine « de jeunesse » s’est peu à peu écartée d’Andersen et de Carroll pour se rapprocher de Mme de Ségur : autrement dit pour supprimer à nouveau la relation adulte/enfant et emboîter les deux dans une sorte de syncrétisme où l’on peut se demander qui imite qui. L’enfant est retourné à sa condition d’adulte en miniature, comme à l’époque classique, quand il ne pouvait être rien d’autre qu’une petite dame et un petit chevalier. Maintenant, il est un petit détective, un gangster modèle réduit, un embryon de névrosé, une vamp minuscule et son interlocuteur plus âgé n’est en aucune façon une grande personne, c’est le même détective et le même gangster, la même vamp, le même névrosé, une taille au-dessus. Évacués les contradictions, les conflits et les nostalgies. Il reste une fabrication de clones pour tranches d’âges.
Ceci, naturellement, ne s’appliquant qu’au gros de la production : le marché aura beau rationaliser, sérialiser, codifier, il se heurtera ça et là à l’impertinence du talent. Mais la littérature enfantine, rangée sous la dénomination de littérature de jeunesse, est devenue une grosse production, soumise au plus large commun dénominateur, les enfants sont devenus des « jeunes » et les vieux restent jeunes, éternellement.

Isabelle Jan


 
 
 
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