Il n’est pas si désagréable, ce
moment où l’on passe de l’autre côté de la barrière.
Ce moment où l’élite, tout ce que la France compte de gens
bienveillants, vous regarde de travers. Parce que vous avez osé,
dire : oui je regarde Koh-Lanta ; ou : Loft-story. Marqué du sceau
de l’infâmie. Certains iront même jusqu’à vous traiter
de lepéniste : quelques jours après le séisme du 21
avril 2002, un journaliste du Monde se demande si la télévision
a fait « le lit de Jean-Marie Le Pen ». Il pose des
questions justes et ouvertes (les chaînes de télé «
ont-elles multiplié, sans mesure, les reportages alarmistes sur
l’insécurité au prétexte que ce thème allait,
pensait-on, décider de l’issue du scrutin ? »), et soudain
affirme, sans plus de précaution oratoire que « “Loft Story”
- dont on nous dit qu’il est le miroir de la réalité de la
jeunesse contemporaine -, les “Guignols de l’Info”, en présentant
une marionnette somme toute sympathique de Ben Laden, et une caricature
efficace de Chirac en “Supermenteur” - mais récupérée
ensuite par Le Pen - ont accentué le trouble des esprits au moment
même où ils avaient besoin de plus de clarté »[2].
Loft-story = trouble de l’esprit = vote Le Pen, voilà l’équation,
l’anathème lancée ; mais au nom de la confusion des valeurs,
quelles valeurs défend-on ?
§
On sait l’argument avancé contre la télé-réalité
: ce serait un vrai désert culturel. On a souvent entendu de dignes
intellectuels expliquer qu’il vaudrait mieux que les gens lisent un livre
plutôt que regarder Loft-story. Mais outre le fait que l’un n’empêche
pas l’autre, loin s’en faut, on se demande ce que ces doctes personnes
trouvent dans un livre : un livre c’est aussi, la plupart du temps, un
décalque de la vie. Il faudrait être rigoureux : à
Éric Chevillard, qui dit l’inutilité du roman traditionnel
(« l’avantage du roman sur la vie, si je comprends bien, tiendrait
uniquement dans le fait que les temps morts en sont bannis »[3])
on, donne, sans aucune hésitation, le droit de vouer aux gémonies
la télé-réalité : « Le roman aime
le psychodrame familial et le mélodrame amoureux - ce que la vie
de toute façon nous servira. On peut compter sur elle. À
quoi bon dès lors ce destin redoublé par le roman ? »
(changer le mot “roman” par le mot “Loft-story”). Mais vous, vous qui pensez
que nos chères têtes blondes devraient lire, lire, lire du
Balzac et du Dumas et du Hugo, sauriez-vous me dire que le roman ce n’est
pas des personnages qui évoluent dans un lieu clos et qui sont confrontés
à des trahisons, défis, ennui, amour, haine, etc. Il y a
des héros, on s’y attache ; il y a des méchants, on les déteste.
Loft-story, c’est la version contemporaine de Rastignac : « à
nous deux Paris », voilà ce qu’a dit Loana, et puis Lesly
l’année suivante. Koh-Lanta, c’est Les travailleurs de la mer.
L’Île de la Tentation, ce serait (si c’était mieux) Les
liaisons dangereuses. Vous aimez les romans ? Ne dites pas du mal de
la télé. Il est temps de faire comprendre aux intellectuels
que l’image, c’est aussi bien que le texte. Il est temps d’admettre que
la télé ce n’est pas forcément pire que le cinéma
qui n’est pas forcément pire qu’une bande dessinée qui n’est
pas forcément pire qu’un roman. Que ces quatre formes d’expression
ont chacune leur grands-œuvres et leurs sous-produits.
[Parenthèse. Ce manque de familiarité
avec l’image, c’est le même, peu ou prou, que celui de Bourdieu :
il a peu été dit combien, dans le petit livre Sur la télévision[4]
(qui, en 1996, a donné un nouvel élan à la critique
des médias), la notion même de télévision est
inexistante. Bourdieu s’attache à démonter ce média
dominant en tant que média dominant, mais sans prendre en compte
ses caractéristiques propres. Dans les années 1950 la presse
était un média dominant, et les fonctionnements de “censure
invisible” ou de “dictature de l’audimat” (à l’époque, on
disait “dictature des ventes”) décrits dans Sur la télévision
existaient tout autant. Dans son ouvrage, Bourdieu ne critique jamais la
télévision en tant que média composé d’images
et de son - à vrai dire, il fait comme si cela ne comptait pas ;
comment ne pas voir là une méfiance envers une forme de communication
trop jeune, trop moderne, trop vite devenue centrale dans la société
? Il a fallu le film de Pierre Carles, La sociologie est un sport de
combat, film tout à la fois émouvant et fort (cf.
la longue scène de fin où Bourdieu affronte une salle
remontée et parvient, plus ou moins, à se faire entendre,
avant de conclure, en partant : « brûler des voitures, bien
sûr, encore faut-il savoir pourquoi ») pour “réconcilier”
Bourdieu avec l’image, et montrer que justement, ce n’est pas l’image qui
pose problème : c’est ce que l’on en fait ou n’en fait pas.]
Un désert culturel, on sait ce que c’est
: c’est certainement plus Michel Drucker ou Arthur ou n’importe quelle
émission de divertissement, quelques vagues invités qui font
mollement leur promo, quelques chroniqueurs paresseux, quelques comiques
pas drôles - là, oui, on s’ennuie.
Mais la télé-réalité
? Vous avez lu tout Levi-Strauss ? Vous pratiquez souvent Ervin Goffman
? Et Michael Pollak ? Vous êtes ethnologue ? Vous avez pu étudier
des groupes sociaux dans un espace clos durant plusieurs semaines ? Moi,
je regarde la télé-réalité, et c’est un peu
pareil. J’ai vu, dans Koh-Lanta, un groupe décider de brûler
les habits et la couche de celle qu’ils venaient d’exclure par leur vote
pour exorciser son absence. J’ai vu des stratégies de pouvoir se
mettre en place, des sous-groupes se former. J’ai vu un candidat se faire
passer pour plus faible qu’il n’était et donc arriver la langue
pendante pour se faire accepter dans sa nouvelle tribu. J’ai vu un candidat
perdre volontairement une épreuve après avoir monté
une alliance pour éliminer un de ses coéquipiers, et voir
sa stratégie se retourner contre lui. J’ai vu un homme, dans l’Île
de la Tentation, fermer les yeux et se boucher les oreilles devant la vidéo
sur la vie de sa compagne. Regarder ces émissions c’est voir, un
peu, le monde. C’est regarder comment cela fonctionne, une société
: regarder mais sans être impliqué. Sans se sentir obligé,
justement, de juger, de décider, si oui ou non, untel est un vrai
salaud de lui avoir dit ça et unetelle qu’est-ce qu’elle est lâche.
On regarde, ensuite on éteint : c’est comme un livre. On a vécu
une histoire avec des gens, mais quand on le ferme, on reste entre soi.
Alors on va me dire que je suis un voyeur. Mais
c’est un contresens : François Jost (spécialiste de la représentation
des Français sur petit écran) rappelait[5] combien le fait
de regarder des émissions comme Loft-Story n’est en rien
un acte de voyeurisme. On est voyeur, en effet, lorsqu’on regarde quelque
chose qui nous est caché - la télé-réalité,
c’est, au contraire, de l’exhibitionnisme : des gens acceptent, voire souhaitent,
d’être vus par des millions de téléspectateurs[6]. Ces
téléspectateurs ne transgressent rien, ne brisent aucune
intimité, car les gens qui se montrent savent qu’ils sont vus. Ce
petit point de détail, qui n’a l’air de rien, change toute la donne
: les participants ne sont pas, pour la plus grande part, manipulés
: ce sont eux qui décident ce qu’ils veulent montrer ou non. Leur
marge de manœuvre est réelle : les candidats conservent tous un
espace de liberté qui peut même aller à l’encontre
du principe de l’émission (cf. le candidat qui refuse de
regarder les images). Le cas de l’Île de la Tentation a été,
à cet égard, particulièrement éclairant : les
participants ont manifestement tout fait pour ne pas céder devant
les caméras (lors d’un moment où un garçon met sa
main sur le visage d’une fille, celle-ci répond : « attention,
il y a la caméra » ; une autre fille évoque un
garçon qui aurait dit : « je vous aurais bien fait l’amour
à toutes s’il n’y avait pas eu les caméras »[7]).
Lors d’un dîner, un candidat fait du pied à une jeune femme,
échappant ainsi aux caméras. De même, dans le Loft
II, la salle dite « CSA » (i.e. un lieu clos sans caméra
aménagé à la demande du CSA) a joué un rôle
essentiel pour la stratégie, les coups montés contre la production
(William et Julia faisant semblant d’avoir une histoire ensemble), etc.
C’était une sorte d’anti-confessionnal, le confessionnal étant
le lieu qu’utilisait la production, elle, pour manipuler l’émission
(intervention envers tel lofteur, conseils, obligations, etc.).
Cette façon de savoir ou ne pas savoir
« gérer » les caméras, on a pu en avoir une autre
manifestation dans un champ totalement différent quoique finalement
assez proche : lors de la diffusion de Comme un coup de tonnerre,
le documentaire de France 2 sur la campagne électorale de Lionel
Jospin, Pierre Moscovici a analysé une séquence où
on le voit rencontrer avec Jean Glavany (qui est le directeur de campagne,
Moscovici étant l’adjoint, chargé de travailler au sein du
PS, et de ce fait très peu présent au sein de l’atelier de
campagne où se déroule le film) : Glavany lui dit «
Il faut qu’on travaille mieux ensemble, tous les deux », ce à
quoi Moscovici répond « oui oui, tu sais là j’ai
été beaucoup pris par la préparation du projet, mais
maintenant je vais avoir plus de temps ». Et Moscovici d’expliquer,
après coup, combien il avait été sidéré
par le fait que Glavany lui dise ça (c’est-à-dire prenne
acte du fait qu’ils avaient du mal à travailler ensemble, ce que
la presse disait) devant la caméra : c’est qu’il ne dominait pas
la caméra. Pour Glavany, en revanche, elle ne représentait
plus rien d’inquiétant ou de dangereux : au mieux il la néglige,
au pire il s’en sert stratégiquement pour mettre en accusation Moscovici.
Conclusion : si Moscovici est inquiet du pouvoir l’image, Glavany, lui,
est à l’étape supérieure ; il est prêt à
entrer dans le Loft : la caméra ne peut le desservir, et elle peut
éventuellement le servir.
§
Il ne s’agit pas, bien sûr, de regarder
les émissions de télé-réalité sans le
moindre esprit critique ; bien au contraire. Mais, plus que n’importe quel
type de documentaire, la télé-réalité porte
en elle ses propres limites et ses propres défauts. Il suffit de
vouloir les voir. Ainsi on parle souvent du montage comme moyen, pour la
production, de tricher : il faut en effet se méfier des effets de
manche, des trucages du diffuseur. Ainsi sur TF1 le bande-annonce de Koh-Lanta
montre un homme disant : « il ne passera pas la journée,
je vais l’abattre avant ce soir » ; on croit qu’il parle d’un
autre candidat - il s’agit en fait du coq que l’équipe a gagné
et qui les a réveillés à l’aube. Mais la plupart du
temps il n’est guère difficile de comprendre, en creux, dans ce
qu’on ne voit pas, les failles de l’émission. Ainsi, pas besoin
d’avoir lu les articles révélant qu’il ne s’était
pas passé grand-chose d’explosif durant le tournage de l’Île
de la Tentation pour constater à quel point les premières
émissions étaient ennuyeuses, répétitives,
plates : contre cela, un bon montage ne pourra jamais rien.
En revanche, si l’on regarde avec attention la
façon dont Loft-story et l’Île de la Tentation ont été
montées, on peut voir deux approches qui reflètent peut-être
un positionnement différent des deux chaînes les diffusant
(M6 et TF1). Dans le premier cas la production a pris l’habitude de couper
tout ce qu’il y avait de plus intéressant : on le sait, non seulement
le résumé de M6 mais aussi la version “intégrale”
du Loft sur le satellite était systématiquement expurgée
des conversations politiques, des joints, des protestations contre la production,
etc. : dès qu’il se passait quelque chose d’un peu intéressant
mais n’allant pas dans le sens de la production, hop un plan de
la piscine vide ou de la porte. Loft-story ii, même dans sa version
intégrale sur le satellite, est donc devenue une émission
lisse, quasi-insipide : c’est probablement une des raisons, outre le moindre
effet de surprise, qui explique la baisse de son audience. L’émission
idéale, chimiquement presque pure, ce serait celle qui serait montée
en toute liberté par quelqu’un non inféodé à
la chaîne et ayant accès à toutes les images, intégrant
donc sa propre remise en question : les quelques échappées
contre la production de Julia ou de Félicien après leur sortie,
cette année, notamment dans l’émission Le loft du samedi
soir (moins contrôlée), n’ont été qu’un pâle
brouillon de ce que pourrait être une version “pirate” du Loft[8].
À l’inverse, sur TF1, dans l’Île
de la tentation, la “rébellion” des sujets filmés contre
l’émission sont systématiquement conservés au montage
: ces gestes d’humeur sont considérés, en soi, comme des
événements et dès lors l’émission a
intérêt à les montrer - alors que pourtant ils s’attaquent
à son principe même. Un jour, trois des quatre hommes célibataires
s’éloignent sur un bateau pour se parler en toute discrétion.
Une caméra les suit, un technicien les éclaire[9]. Un des hommes
craque alors : « c’est ça ta télé-réalité
? c’est de la merde, c’est de la merde. Et ça, tu vas le passer
à la télé ? » Une autre fois, c’est une
jeune femme en train de pleurer qui se retourne vers la caméra :
« arrêtez de filmer parce que je vais péter une caméra.
Respectez au moins la tristesse des autres » (image systématiquement
rediffusée dans les résumés des émissions suivantes).
Une autre fois encore un candidat décide de récupérer
sa femme et de quitter l’île : comme il est grand et musclé,
personne, au début, n’ose trop l’en empêcher physiquement.
Il se présente dans la partie de l’île où habitent
les filles : celles-ci sont parties dîner. Il décide d’attendre
; on voit le caméraman et le perchiste qui sont là, ne sachant
trop quoi faire ; arrive alors deux responsables de la production qui tentent,
avec une mauvaise foi évidente voire une vraie forme de mépris
(« tu n’es pas chez toi, ici, alors tu ne décides pas ce
que tu veux ») de le convaincre de revenir au calme. On ne saura
pas comment, finalement, ils y parviennent : mais dans le peu qu’on a vu,
dans leur façon de parler au candidat de lui, de l’émission
(« si tu lui parles, cela veut dire que tu quittes le jeu »,
chantage minable où l’idée de rester dans l’émission
serait plus forte que sa propre volonté), on a pu voir l’envers
du décor, on a pu saisir la façon dont sont fabriquées
ces émissions - et voir aussi que s’il y a des gens dont on est
en droit de critiquer la façon d’être, ce ne sont pas les
candidats, mais bien les producteurs.
Reste la question : que TF1 accepte de mettre
en scène son fonctionnement interne[10], sa façon d’intervenir
dans le jeu ou d’être critiquée par les participants, est-ce
rassurant parce qu’on y a accès, qu’on peut voir ces scènes
et réfléchir à leur portée, ou est-ce inquiétant
parce que cela signifie que la télé se sent toute-puissante
et n’a même pas peur de montrer ses dérives ? La réponse
ne va pas de soi.
§
On l’aura compris à la lecture des lignes
qui précèdent, toutes les émissions de télé-réalité
ne se ressemblent pas, loin s’en faut. C’est ainsi que l’Île de la
Tentation est à la fois la moins bien faite et la plus critiquable
de toutes. La moins bien faite parce qu’il ne s’y passe quasiment rien
(dans un même épisode de 52 minutes, on voit trois fois les
rares images-fortes : en pré-générique, en bande-annonce
avant la pub, enfin dans le déroulement réel après
la pub), qu’elle est morne, mal rythmée, inintéressante.
Elle est surtout critiquable dans son infantilisation permanente des candidats
(on leur montre des images de leur moitié, et ils doivent répondre
comme à l’école : « vous avez vu quoi ? »,
« comment l’analysez-vous ? », « est-ce que
cela vous permet de répondre aux questions que vous vous posiez
au début de l’émission ? », question-type systématiquement
posée et qui veut faire croire que tout cela sert à quelque
chose), et dans son travestissement permanent de la réalité
par les commentaires mensongers des images qui prennent parfois une dimension
comique (« gestes sensuels » pour une fille qui maquille
un garçon, « il succombe à ses charmes »
pour une simple conversation, etc.). À l’inverse, une émission
comme celle de Koh-Lanta, où la somme finale importe moins que l’aventure,
met en scène des relations de groupe animées par un esprit
de jeu (relativement) sain - en tout cas, pas pire que celui qui anime
deux équipes de foot jouant l’une contre l’autre. Car la télé-réalité
c’est ça : un jeu, comme un autre, dont on connaît les règles,
qu’on est capable de regarder avec de l’esprit critique (comme on regarde
le Tour de France en sachant que les cyclistes sont dopés), qui
nous divertit, et puis voilà tout.