STRIP-TEASE & BIG-BROTHER
Caméras sans malveillance
R de réel
Volume C (mai-juin 2000)
Critique
(Articles)

Strip-tease, émission diffusée sur France 3.

Big Brother, émission télévisée néerlandaise qui n'a pas encore été adaptée en France.
 
 
 

P O U R   A L L E R
P L U S   L O I N

La plupart des ressources Internet sur le sujet vont souvent dans le sens contraire de cet article, en se contentant d'une rapide dénonciation du voyeurisme.

- Une présentation des diverses versions internationales de Big Brother, qui n'évite pas les jugements à l'emporte-pièce: «Parfois, la réalité cathodique a tout du cauchemard éveillé !». Liens vers les différents sites des émissions.
«Sous l’oeil de Big Brother!»

- Sur le site de l'ambassade des Pays-Bas, la reprise de l'article de Libération du 29 XI 1999 sur les débuts de l'émission.
«Leur vie est un spectacle»

- Un dossier de L'Express.fr:  Avec un article du 30 III 2000 assez convenu («Si le business est lucratif, il n'en pose pas moins la question de la dignité humaine»):
«Un monde de voyeurs»
Et un article détaillé du 28 X 1999 sur l'émission néerlandaise, avec des liens:
«Cent jours sous l'oeil de Big Brother»

- Une prise de parti «hystérique» (c'est le nom du site) sur le voyeurisme vu par les Canadiens: «Une fois que le public se sera assez masturbé dans ce voyeurisme déguisé en divertissement et qu'il aura exprimé sa jalousie en éliminant tout le monde, il en résultera un gagnant». Liens vers l'émission américaine (Big brother 2000).
«TV has never been so real»

 
 

N O T E S

1. Diffusée à l’automne 1999 aux Pays-Bas, puis en Allemagne en mars 2000 sur la chaîne (privée) RTL2. Retour texte

2. Au moins deux millions de personnes en Allemagne. Retour texte

3. L’animateur et producteur Arthur (TF1) aurait le projet de racheter l’émission. Retour texte

4. Le ministre de l’intérieur allemand, Otto Schilly, a déclaré que «Big Brother [était] une atteinte grave au premier article de la Constitution, lequel rappelle que la dignité humaine est inaliénable» (Le Monde 12-13.III.2000). Retour texte

5. Respectivement Mathilde Seigner et Alain Delon dans l’émission En direct ce soir de Guillaume Durand, diffusée sur TF1 en février 2000. Retour texte

6. Lettres à Lou (rééd. L’imaginaire-Gallimard, 1990). Lettre du 24 avril 1913, p.316. Retour texte

7. Voir la série d’articles qui ont salué le retour de l’émission hebdomadaire début 2000. Retour texte

8. La tournure anglaise du titre utilise d’ailleurs, de la même façon que dans Big Brother, un effet médiatique tendancieux : dans les deux cas, le titre annonce plus (le sexe pour Strip-tease, la surveillance totalitaire non consentie pour Big Brother) qu’il n’y a en réalité - à la différence, par exemple, de la défunte émission Brut sur Arte ou de No comment sur Euronews, qui, comme leurs titres l’indiquent, sont sans commentaires. Retour texte

9. Le site de l’émission allemande est www.bigbrother-haus.de. Cf. POUR ALLER PLUS LOIN en haut de cette colonne. Retour texte

10. Libération du 9.III.2000. Retour texte

11. Sa part de marché est passé en quelques jours de 10,6% à 6,3%. (Le Monde, 12-13.III.2000). Il faut néanmoins noter qu’aux Pays-Bas, les taux d’écoute ont été excellents. Retour texte

12. Sur TF1, on enfermerait Luc Besson et Michel Houellebecq... Retour texte
 
 

Big Brother is watching you, disait Orwell dans 1984. Il s’est trompé : You are watching Big Brother, voilà où l’on en est en l’an 2000.
Big Brother est le titre d’une émission néerlandaise(1). Le principe : dix hommes et femmes (ne se connaissant pas) sont enfermés dans une villa pendant cent jours, sans aucun lien avec l’extérieur. Ils sont filmés en permanence. On ne leur demande pas de jouer la comédie : on leur demande juste de vivre, avec tout ce que vivre veut dire, les choses intimes et les autres, devant les yeux du monde — ou si ce n’est du monde, de l’audience(2). Tous les quinze jours, une des personnes est démocratiquement expulsée de la maison, par le vote de ses colocataires et du public. Le dernier en lice gagne une grosse somme d’argent et devient une star des tabloïds — en voilà au moins un qui, lorsqu’il sera traqué par les paparazzi, n’ira pas dire qu’on lui vole son intimité.
 L’émission, déjà achetée par l’Allemagne, est en passe d’arriver en France(3). Là où elle est diffusée, le débat fait rage : les dignitaires politiques et les intellectuels s’émeuvent, on entend ici et là «atteinte à la dignité humaine», «violation de la vie privée», «atteinte à la Constitution»(4). Les Delarue de tous les pays sont sur le pied de guerre; ils préparent des flopées de petites pancartes «pour» et «contre». Contre majoritairement, contre cette impudeur insoutenable, comme le déclaraient, unanimes, les participants à une émission de TF1, participants qui ne se gênaient pas par ailleurs pour parler qui de son époux imitateur avec qui la vie est si drôle, qui de son ancienne amante dont personne ne doit profaner la mémoire!(5) Alors, pour ou contre le voyeurisme?

Voyeuriste: Personne qui cherche à assister pour sa satisfaction et sans être vue à une scène intime ou érotique (Le Petit Robert). Le voyeurisme, c’est donc aimer connaître la vie privée voire intime d’une personne inconnue.

Aller au cinéma voir un grand film d’amour avec quelques scènes intimes et d’autres plus quotidiennes, est-ce donc du voyeurisme? Qui regarde La Maman et la Putain de Jean Eustache cherche à assister (ça coûte 35 francs) pour sa satisfaction (très satisfait, surtout la scène à trois) et sans être vu (les acteurs ne nous voient pas) à une scène intime ou érotique. Le voyeurisme est l’essence de l’art. On rétorquera que dans ce cadre le terme péjoratif de voyeurisme n’est pas le bon — le voyeurisme concernant des personnes bien réelles et non les personnages d’une œuvre d’art. Acceptons l’argument.
Un deuxième cas alors : lire la correspondance posthume de tel grand écrivain (sans que celui-ci ait émis le vœu de sa publication), est-ce du voyeurisme? Acheter les Lettres à Lou d’Apollinaire, y lire je t’en prie, Lou, ne montre pas mes lettres, en aucun cas, si tu veux que je t’écrive comme je fais, sans me gêner(6), c’est lire de nombreuses choses intimes ou érotiques qui ne nous étaient pas destinées. On rétorquera : un grand écrivain est un artiste ; sa vie et son œuvre se confondent ; prendre l’une pour l’autre n’est pas de la curiosité malsaine mais une volonté de comprendre. Acceptons l’argument.
Un troisième cas: regarder Strip-tease, émission hautement appréciée par l’intelligentsia médiatique(7), dont le titre lui-même annonce l’impudeur(8), est-ce du voyeurisme? On y voit des hommes filmés dans leur  vie quotidienne ou intime (filmés pendant plusieurs semaines; après montage chaque reportage dure 13 ou 26 minutes). Certains nous touchent, d’autres nous révoltent. Les situations, quoique quotidiennes et bien réelles, sont souvent choquantes ou risibles. Certains sujets ne laissent aucune place à la compassion et s’apparentent à des caricatures. Alors même que le réalisateur semble ne pas prendre parti, il est difficile d’échapper à un portrait univoque de la plupart des personnages présentés. Enfin, certaines obsessions des concepteurs apparaissent, ainsi les sujets récurrents sur certaines composantes minoritaires de la société (les extrémistes catholiques, les très grands bourgeois): il y a sélection, tout comme lorsque Big Brother met en avant les relations sentimentales ou sexuelles que doivent nouer ses personnages.

Strip-tease et Big Brother reposent donc sur le même principe, et pourtant suscitent des réactions inverses: si dans un cas on loue la pertinence du documentaire «brut», sans commentaire ni intervention du réalisateur, dans l’autre l’on dénonce le racolage et l’atteinte à la dignité. Pourtant, la différence est-elle si grande? Les participants de l’émission Big Brother sont consentants. Ceux qui décident de ne plus l’être sont libres de s’en aller continuer à vivre incognito. Au montage, les meilleurs moments de leur journée sont sélectionnés et diffusés — de même pour Strip-tease : vue partielle de la réalité. Big brother est même moins biaisé que Strip-tease, puisque sur Internet(9), on peut suivre l’aventure en direct 24 heures sur 24, sans coupe, sans mise en avant de ce qui fait le sel de la sélection quotidienne. En quoi l’émission Big Brother diffère-t-elle d’un documentaire? Une expérience de laboratoire, dix personnes se découvrent en situation d’isolement total et doivent apprendre à cohabiter : pourquoi pas? Certains vont bien vivre dans une grotte avec force médiatisation : être cobaye (cobaye de la vie en société, en l’occurrence) n’est pas infamant. Big Brother pourrait presque être une émission de sociologie pour grand public, s’il n’y avait le cadeau final (la somme d’argent), laquelle pervertit quelque peu les données du problème.

 Pour ridiculiser la chaîne privée diffusant Big Brother, la chaîne publique allemande ARD a filmé en continu une meute de hamsters dans une maison de poupées(10). Cela se laisse voir, comme un documentaire animalier. Et puis on se lasse: c’est toujours la même chose.
 La vie, c’est toujours la même chose. Alors, en Allemagne, l’audience de Big Brother chute(11). Si seulement ces hommes et ces femmes bien réels attrapaient des bandits, inventaient la couleur des voyelles, avaient un beau-père prince de Galles et savaient marquer des paniers à 4 points. Mais non — ou pas assez. Et c’est là le problème : la vie de ces hommes ressemble à celle des hamsters. La chaîne de télévision a beau les sélectionner pleins d’allant et un brin délurés, rien n’y fait. Ils s’amourachent, se lavent, se nourrissent, s’ennuient. Ils sont quelconques. C’est pourquoi les tabloïds existent, c’est pourquoi l’art existe : pour faire rêver. Les héros de Big Brother pourraient pourtant faire des grimaces à la caméra, ou même jouer la comédie et s’attribuer à chacun un rôle donné, ce qui serait une belle façon de prendre de court cet œil indiscret : ils se donneraient en spectacle, prendraient les choses au second degré, ce qui transformerait le documentaire en fiction. Ils se révolteraient.

 Alors, Big Brother, atteinte à la dignité humaine? Est-ce vraiment une atteinte à la dignité humaine que de laisser constater par tous que des hommes s’ennuient? De donner en spectacle une vie globalement médiocre? Certes non. Au pire, cela peut susciter de la tristesse et du désintérêt. Au mieux, cela peut susciter de la compassion. Une chaîne publique s’émouvra. Arte certainement s’enflammera. Elle enfermera cent jours dans une villa Proust et Cézanne (ils sont morts, alors: David Lynch et Julien Gracq(12)). Elle les filmera en continu. Et hop, quelques millions de téléspectateurs plus intelligents au pays des droits de l’homme et du hamster.

Laetitia Bianchi & Raphaël Meltz


 
 
 
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