Big Brother is watching you, disait Orwell dans 1984. Il s’est
trompé : You are watching Big Brother, voilà où l’on
en est en l’an 2000.
Big Brother est le titre d’une émission néerlandaise(1).
Le principe : dix hommes et femmes (ne se connaissant pas) sont enfermés
dans une villa pendant cent jours, sans aucun lien avec l’extérieur.
Ils sont filmés en permanence. On ne leur demande pas de jouer la
comédie : on leur demande juste de vivre, avec tout ce que vivre
veut dire, les choses intimes et les autres, devant les yeux du monde —
ou si ce n’est du monde, de l’audience(2). Tous les quinze jours, une des
personnes est démocratiquement expulsée de la maison, par
le vote de ses colocataires et du public. Le dernier en lice gagne une
grosse somme d’argent et devient une star des tabloïds — en voilà
au moins un qui, lorsqu’il sera traqué par les paparazzi, n’ira
pas dire qu’on lui vole son intimité.
L’émission, déjà achetée par l’Allemagne,
est en passe d’arriver en France(3). Là où elle est diffusée,
le débat fait rage : les dignitaires politiques et les intellectuels
s’émeuvent, on entend ici et là «atteinte à
la dignité humaine», «violation de la vie privée»,
«atteinte à la Constitution»(4). Les Delarue de tous
les pays sont sur le pied de guerre; ils préparent des flopées
de petites pancartes «pour» et «contre». Contre
majoritairement, contre cette impudeur insoutenable, comme le déclaraient,
unanimes, les participants à une émission de TF1, participants
qui ne se gênaient pas par ailleurs pour parler qui de son époux
imitateur avec qui la vie est si drôle, qui de son ancienne amante
dont personne ne doit profaner la mémoire!(5) Alors, pour ou contre
le voyeurisme?
Voyeuriste: Personne qui cherche à assister pour sa satisfaction
et sans être vue à une scène intime ou érotique
(Le Petit Robert). Le voyeurisme, c’est donc aimer connaître
la vie privée voire intime d’une personne inconnue.
Aller au cinéma voir un grand film d’amour avec quelques scènes
intimes et d’autres plus quotidiennes, est-ce donc du voyeurisme? Qui regarde
La Maman et la Putain de Jean Eustache cherche à assister
(ça coûte 35 francs) pour sa satisfaction (très satisfait,
surtout la scène à trois) et sans être vu (les acteurs
ne nous voient pas) à une scène intime ou érotique.
Le voyeurisme est l’essence de l’art. On rétorquera que dans ce
cadre le terme péjoratif de voyeurisme n’est pas le bon — le voyeurisme
concernant des personnes bien réelles et non les personnages d’une
œuvre d’art. Acceptons l’argument.
Un deuxième cas alors : lire la correspondance posthume de tel
grand écrivain (sans que celui-ci ait émis le vœu de sa publication),
est-ce du voyeurisme? Acheter les Lettres à Lou d’Apollinaire,
y lire je t’en prie, Lou, ne montre pas mes lettres, en aucun cas, si
tu veux que je t’écrive comme je fais, sans me gêner(6),
c’est lire de nombreuses choses intimes ou érotiques qui ne nous
étaient pas destinées. On rétorquera : un grand écrivain
est un artiste ; sa vie et son œuvre se confondent ; prendre l’une pour
l’autre n’est pas de la curiosité malsaine mais une volonté
de comprendre. Acceptons l’argument.
Un troisième cas: regarder Strip-tease, émission hautement
appréciée par l’intelligentsia médiatique(7), dont
le titre lui-même annonce l’impudeur(8), est-ce du voyeurisme? On
y voit des hommes filmés dans leur vie quotidienne ou intime
(filmés pendant plusieurs semaines; après montage chaque
reportage dure 13 ou 26 minutes). Certains nous touchent, d’autres nous
révoltent. Les situations, quoique quotidiennes et bien réelles,
sont souvent choquantes ou risibles. Certains sujets ne laissent aucune
place à la compassion et s’apparentent à des caricatures.
Alors même que le réalisateur semble ne pas prendre parti,
il est difficile d’échapper à un portrait univoque de la
plupart des personnages présentés. Enfin, certaines obsessions
des concepteurs apparaissent, ainsi les sujets récurrents sur certaines
composantes minoritaires de la société (les extrémistes
catholiques, les très grands bourgeois): il y a sélection,
tout comme lorsque Big Brother met en avant les relations sentimentales
ou sexuelles que doivent nouer ses personnages.
Strip-tease et Big Brother reposent donc sur le même principe,
et pourtant suscitent des réactions inverses: si dans un cas on
loue la pertinence du documentaire «brut», sans commentaire
ni intervention du réalisateur, dans l’autre l’on dénonce
le racolage et l’atteinte à la dignité. Pourtant, la différence
est-elle si grande? Les participants de l’émission Big Brother sont
consentants. Ceux qui décident de ne plus l’être sont libres
de s’en aller continuer à vivre incognito. Au montage, les meilleurs
moments de leur journée sont sélectionnés et diffusés
— de même pour Strip-tease : vue partielle de la réalité.
Big brother est même moins biaisé que Strip-tease, puisque
sur Internet(9), on peut suivre l’aventure en direct 24 heures sur 24,
sans coupe, sans mise en avant de ce qui fait le sel de la sélection
quotidienne. En quoi l’émission Big Brother diffère-t-elle
d’un documentaire? Une expérience de laboratoire, dix personnes
se découvrent en situation d’isolement total et doivent apprendre
à cohabiter : pourquoi pas? Certains vont bien vivre dans une grotte
avec force médiatisation : être cobaye (cobaye de la vie en
société, en l’occurrence) n’est pas infamant. Big Brother
pourrait presque être une émission de sociologie pour grand
public, s’il n’y avait le cadeau final (la somme d’argent), laquelle pervertit
quelque peu les données du problème.
Pour ridiculiser la chaîne privée diffusant Big Brother,
la chaîne publique allemande ARD a filmé en continu une meute
de hamsters dans une maison de poupées(10). Cela se laisse voir,
comme un documentaire animalier. Et puis on se lasse: c’est toujours la
même chose.
La vie, c’est toujours la même chose. Alors, en Allemagne,
l’audience de Big Brother chute(11). Si seulement ces hommes et ces femmes
bien réels attrapaient des bandits, inventaient la couleur des voyelles,
avaient un beau-père prince de Galles et savaient marquer des paniers
à 4 points. Mais non — ou pas assez. Et c’est là le problème
: la vie de ces hommes ressemble à celle des hamsters. La chaîne
de télévision a beau les sélectionner pleins d’allant
et un brin délurés, rien n’y fait. Ils s’amourachent, se
lavent, se nourrissent, s’ennuient. Ils sont quelconques. C’est pourquoi
les tabloïds existent, c’est pourquoi l’art existe : pour faire rêver.
Les héros de Big Brother pourraient pourtant faire des grimaces
à la caméra, ou même jouer la comédie et s’attribuer
à chacun un rôle donné, ce qui serait une belle façon
de prendre de court cet œil indiscret : ils se donneraient en spectacle,
prendraient les choses au second degré, ce qui transformerait le
documentaire en fiction. Ils se révolteraient.
Alors, Big Brother, atteinte à la dignité humaine?
Est-ce vraiment une atteinte à la dignité humaine que de
laisser constater par tous que des hommes s’ennuient? De donner en spectacle
une vie globalement médiocre? Certes non. Au pire, cela peut susciter
de la tristesse et du désintérêt. Au mieux, cela peut
susciter de la compassion. Une chaîne publique s’émouvra.
Arte certainement s’enflammera. Elle enfermera cent jours dans une villa
Proust et Cézanne (ils sont morts, alors: David Lynch et Julien
Gracq(12)). Elle les filmera en continu. Et hop, quelques millions de téléspectateurs
plus intelligents au pays des droits de l’homme et du hamster.
Laetitia Bianchi & Raphaël Meltz
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