Gilles Sainati est vice-président du Syndicat de la magistrature.
Il a co-dirigé, avec Laurent Bonelli, La Machine à punir
(LEsprit frappeur, 2001).
NOTES
1.
La CNIL a été créée suite à lindignation
provoquée, en 1974, par la mise en place du projet Safari (Système
automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire
des individus), projet visant à instituer un critère didentification
unique, le numéro de Sécurité sociale, pour lensemble
des fichiers publics. Or lAssemblée nationale a adopté
en 1999 un amendement autorisant ladministration fiscale à
utiliser le numéro de Sécurité sociale pour identifier
et contrôler les contribuables et la CNIL a délivré
un avis favorable sur la question, cf. Le Monde, 26.VI.1999. [nde]
[Retour texte]
2.
La loi interdit le fichage des données dites « sensibles »
(appartenance syndicale, opinions politiques, religieuses et philosohiques)
sauf pour les personnes susceptibles de porter atteinte à la sûreté
de lÉtat. Par ailleurs, la constitution dun fichier
national dempreintes génétiques est actuellement strictement
limitée aux auteurs de crimes et délits sexuels (loi de
juin 1998), cf. Le Monde, 21.III.2000. [nde] [Retour
texte]
3.
Les fichiers Canonge comportent photographies et signalement des personnes
mises en cause dans une procédure judiciaire. [Retour
texte]
4.
La CNIL, qui a délivré un avis favorable sur le STIC le
24.XI.1998, a toutefois émis des réserves sur ce dernier
point (la consultation du STIC pour des dossiers de police administrative).
La position de la CNIL en a stupéfait plus dun : cf.
linterview dHenri Leclerc, président de la Ligue des
droits de lhomme, qui la qualifiée de « désolante »,
et consent à dire que si la mise en place dun tel fichier
nest « pas très grave » dans le cadre
dun gouvernement démocratique, il ne doit pas voir le jour
pour la simple et bonne raison que « nul ne sait ce que demain
nous réserve », et qu« un instrument
de cette force aux mains de gens moins bien intentionnés »
serait, elle, très grave (Le Monde, 5.XII.1998). [nde] [Retour
texte]
5.
Le STIC est en passe de regrouper « des centaines de milliers
de personnes, quelles soient soupçonnées dinfractions
(de lassassinat aux délits routiers) ou quelles en
soient les victimes » (I. Erich, in Le Monde, 5.XII.1998)
et cela alors même que lon parle tant du respect de
la présomption dinnoncence... Que la trace de faits peu graves
(les contraventions de 5e classe : délits routiers, usages
de stupéfiants, etc.) soit conservée cinq ans va de plus
à lencontre de la notion damnistie... mais pour A.-M.
Ventre, secrétaire général du Syndicat des commissaires
de police, cest bien sûr « une bonne chose, car
ce sont ces faits-là qui empoisonnent la vie de nos concitoyens »
(in Le Monde, art.cit.). [nde] [Retour
texte]
6.
Cf. U. Schalchli, « Le STIC, un raid technique du ministère
de lIntérieur sur la justice », in Justice
(revue du Syndicat de la magistrature), n°161, juillet 1999. [Retour
texte]
7.
Cf. L. Wacquant, Les Prisons de la misère, Raisons dagir,
1999, ainsi que les analyses du colloque de Montpellier tenu en mai 2001
(actes à paraître en septembre 2001). Pour un aperçu
de ses analyses, cf. lentretien avec Loïc
Wacquant, R de réel, volume C. [Retour
texte]
8.
Des villes sûres pour des citoyens libres, actes du colloque
de Villepinte, ministère de lIntérieur, 24-25 octobre
1997. Cf. aussi lintervention de Lionel Jospin en clôture
des Rencontres nationales des acteurs de la prévention de la délinquance
(mars 1999), sur Internet : www.premier-ministre.gouv.fr/pm/D180399.htm. [Retour
texte]
9.
Cf. la biographie de Xavier Raufer publiée par le Réseau
Voltaire, BP 35 - 93201 Saint-Denis Cedex, www.reseauvoltaire.net. [Retour
texte]
10.
A. Bauer & X. Raufer, Violences et insécurités urbaines,
QSJ ?, 1999. A. Bauer a également co-écrit, avec É.
Perez, LAmérique, la violence, le crime, P.U.F., 2000. [Retour
texte]
11.
Cf. Gazette de Montpellier, 20.IV.2000. [Retour
texte]
12.
Lincivilité, dixit le dictionnaire, cest le fait de
manquer de convenance, de ne pas respecter les bonnes manières.
Lincivilité nest pas une infraction linfraction,
dans un système démocratique, nétant pas arbitraire,
mais étant définie par la loi. Ainsi, linjure est
une infraction, tandis que parler fort dans un lieu public est une incivilité.
Lamalgame est vite fait. Or « shabiller comme on
lentend, même par goût de la provocation, ce nest
pas une incivilité mais lexercice dune liberté
; afficher sa révolte, ce nest pas une incivilité.
[...] Force est de constater que certaines techniques policières
de contrôle didentité et de fouilles en vigueur dans
les métropoles modernes semblent plus renvoyer à une idéologie
anti-déviante de rejet des apparences différentes quaux
textes légaux. » (D. Peyrat, in J.Damon, « Les
incivilités », Problèmes politiques et sociaux,
n°836, mars 2000, La Documentation française ouvrage
qui regroupe des extraits de textes de tous bords, et fait donc bien le
point sur la question). [nde] [Retour
texte]
13.
Annuaire statistique de la justice, La Documentation française,
avril 2000. [Retour texte]
14.
Lélucidation passe de 1.366.655 (1994) à 1.021.818
(1998). [Retour texte]
15.
La saisine du juge dinstruction passe de 49.515 (en 1994) à
40.362 (en 1998). [Retour
texte]
16.
Conseil de Sécurité Intérieure du 27.I.1999 ;
cf. G. Sainati, « Cohérences répressives et impasses
pénales », in Justice, n°159, mars 1999. [Retour
texte]
17.
Sur 1.193.994 affaires poursuivies au pénal en 1998. [Retour
texte]
18.
Circulaire de la Garde des Sceaux du 31.XII.1999. Un décret serait
en cours détude. [Retour
texte]
19.
Cf. IHESI, Guide pratique pour les Contrats locaux de sécurité,
La Documentation française, 1998, notamment p. 58 à 128. [Retour
texte]
20.
R. Bousquet, Insécurité, nouveaux enjeux : lexpertise
et les propositions policières, LHarmattan, 1999, notamment
p. 231. Louvrage est préfacé par A.-M. Ventre (cf.
note 5). [Retour texte]
21.
R. Bousquet, op. cit., p. 243. [Retour
texte]
22.
Cf. circulaire citée. [Retour
texte]
23.
J. Pradel, « Une consécration du plea bargaining à
la française », Dalloz, 1999. [Retour
texte]
24.
Les « maisons de justice » sont nées du rapport
Bonnemaison (Prévention, répression, solidarité,
La Documentation française, 1982). Pour le discours officiel sur
les maisons de justices, cf. A. Wyvekens, « Justice de proximité
: état des lieux », in J. Damon, op.cit., ainsi que :
www.justice.gouv.fr/justicef/mjd.htm. [Retour
texte]
25.
Condamnations pour usage de stupéfiants : 20.580 en 1994 ;
24.081 en 1998. Condamnations pour trafic de stupéfiants : 2.450
en 1994 ; 1.977 en 1998. [Retour
texte]
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Depuis le début du siècle, les droits du citoyen ont-ils
progressé ?
G.S. Après 1945, des branches du droit ont été
créées, dans une logique de cogestion entre partenaires
sociaux à partir de 1968 : droit social, droit du travail,
jusquaux nouveaux venus, le droit de la consommation et le droit
de linformatique, avec la création, en 1978, de la Commission
Nationale Informatique et Libertés (CNIL)[1],
qui est chargée de contrôler la création des fichiers
contenant des données à caractère personnel[2].
Le citoyen employé ou travailleur sest vu reconnaître
des statuts divers ayant pour vocation de le protéger contre les
abus de lÉtat et des opérateurs économiques
nationaux ou multinationaux. Ainsi, le droit syndical issu des luttes
ouvrières a affirmé lexistence du mandat syndical :
détenir ce mandat lui confère un statut de protection vis-à-vis
de lemployeur. Le citoyen-mineur sest également vu
protégé par lordonnance de 1945, qui considère
son âge comme une circonstance atténuante au pénal.
Ces structures juridiques existent toujours et peuvent encore jouer un
rôle de protection et de base pour de nouvelles avancées
sociales. Mais sest amorcé un recul de ces garanties, notamment
autour du problème de linterconnexion des fichiers nominatifs
et notamment policiers.
Laccès à ces fichiers nest-il pas soigneusement
contrôlé ?
G.S. Il létait en effet, puisque le droit pénal
sétait développé autour de la notion dexemplarité
de la sanction (dont on pourrait discuter, chiffres à lappui),
mais aussi des principes de personnalisation, de réinsertion et
doubli de lacte commis. À ce titre, il avait été
créé un casier judiciaire prévoyant la disparition
des condamnations après un certain temps, et surtout une étroite
surveillance des consultants des divers fichiers : le fichier B1 (Bulletin
n°1), qui regroupe un maximum dinformations sur le passé
pénal dun condamné, uniquement accessible à
lautorité judiciaire ; le B2, où les condamnations
exécutées disparaissent, accessible aux administrations
; enfin le B3, totalement expurgé des condamnations anciennes,
accessible à toute personne intéressée ; la police
disposant quant à elle de fichiers thématiques concernant
des faits (empreintes digitales, faits constatés et élucidés,
fichiers Canonge[3]). Or,
sous le paravent de lefficacité, le ministère de lIntérieur
sest mis en tête, depuis 1995, de fusionner ces divers fichiers
de police en un fichier unique, le « système de traitement
des infractions constatées » (STIC). Le STIC rassemblera
tous les noms de personnes « mises en cause » dans
la phase policière de lenquête, lors de la rédaction
du procès-verbal ce concept flou de « personne
mise en cause » allant du témoin à la victime,
en passant par la personne simplement soupçonnée. Les données
seront conservées pour des durées de 5 ans pour les contraventions,
20 ans pour les délits, et 40 ans pour des infractions plus graves.
Non seulement on met à bas toutes les mesures protectrices du casier
judiciaire, mais de plus, on crée un fichier de population, consultable
dans des missions de police judiciaire, mais aussi de police administrative[4].
Lanalyse de ce fichier monstrueux[5]
(qui existe sans base légale claire) et sa critique[6]
ne doivent pas uniquement se situer au niveau des grands principes, mais
aussi dans son aspect dynamique : dès lors que la consultation
dun fichier devient un élément déterminant
dune arrestation ou dune mise en cause dans une autre affaire,
et ce par déduction analogique, il y a un risque le raisonnement
par analogie faisant limpasse sur la complexité de chaque
situation.
Quel rapport voyez-vous entre le développement du STIC et le
développement dun nouveau discours idéologique sur
linsécurité ?
G.S. Le jeu étatique a changé, en lespace de
cinq ans, sous lemprise de lidéologie sécuritaire
venue doutre-atlantique. Lorsque le ministère décrit
de manière très caricaturale « la montée
du trafic de drogue dans les quartiers », veut tirer des conclusions
opératoires pour la France des « comités de vigilance
du voisinage », et insiste sur la nécessité de
réaliser des « diagnostics locaux de sécurité »,
la filiation nord-américaine et anglo-saxonne des concepts est
présente. Progressivement, il sest mis en place des techniques
de pénalisation accrues dont on a pu dire quelles se contentaient
de suivre lair du temps, mais qui aujourdhui sont devenues
le credo officiel. Loïc Wacquant en a décortiqué la
naissance et les développements en Europe[7].
Pour développer la nouvelle politique de lutte contre la violence
urbaine, de nouvelles techniques sont mises au point. Le champ de la pénalisation
a été étendu, sous prétexte du respect du
nouvel ordre public. On peut dire que se développe en France un
État paternaliste et pénal.
Cest donc sous un gouvernement de gauche que se sont mises en
place ces nouvelles pratiques sécuritaires, suite au tournant amorcé
par le colloque de Villepinte[8],
en 1997 lequel a voulu montrer que la gauche prenait en compte
le « sentiment dinsécurité »
des Français, et se disposait à réagir en conséquence ?
G.S. La Garde des Sceaux donnait le 5 juin 2000 une conférence
de presse en guise de bilan de son activité pendant trois ans à
la tête du ministère de la Justice. Est-ce un testament,
un bilan détape, une opération publicitaire ?
Nous ne trancherons pas cette question : la marque dun ministre
pèse peu de chose face à la lourdeur du système judiciaire
pourvu, lui, dune logique profondément réactionnaire
le tout est de ne pas en rajouter. Contrairement aux conclusions
du petit opuscule qui a été adressé aux journalistes
ce jour-là, on peut affirmer que la gestion et laction du
ministre de la Justice du gouvernement de gauche aura été
de peu deffet sur les dysfonctionnements majeurs de lappareil
judiciaire. Les actions qui sont revendiquées comme une victoire
méritent lutilisation dun décodeur : lorsquon
lit « prise en charge performante des mineurs »,
il faut traduire « augmentation de lincarcération
des mineurs et des mesures pénales à leur égard »,
lorsquon lit « justice rapide et efficace »,
il faut lire « jugement expéditif des gens pauvres »...
Pâles imitations françaises du plea bargaining (« plaidé
coupable ») du système judiciaire américain,
où il ne sagit plus de disculper ou non quelquun, mais
simplement de discuter du quantum de sa peine. Ces choix politiques méritent
dêtre éclairés. Ils ne peuvent lêtre
en toute objectivité que par une analyse minutieuse de la mise
en place de cette structure étatique si particulière que
constitue lautorité judiciaire dans notre pays. Certains
parlent dadministration judiciaire, cest sans doute le qualificatif
exact : une administration dans laquelle certains agents essaient
de faire uvre de justice et dapplication du droit, dans le
contexte dune logique de rendement et de polémiques sécuritaires.
Comment le discours de linsécurité est-il théorisé ?
G.S. Les choses se passent en famille puisque lon retrouve,
au sein des principales sociétés de conseil en sécurité,
les principaux pourvoyeurs des recettes réactionnaires à
laméricaine. Tout ce petit monde gravite autour du Syndicat
des commissaires de police et hauts fonctionnaires de la Police nationale,
dont le rêve ultime est sans doute de pouvoir intégrer la
magistrature du parquet dans la grande chaîne pénale dun
Léviathan étatique. Ainsi cest le fameux A. Bauer,
devenu le penseur officiel de la sécurité, qui a travaillé
au discours de Villepinte. Avec son ami issu de lextrême droite,
Xavier Raufer[9], il a publié
Violences et insécurités urbaines[10],
ouvrage qui fait office de credo. Sur le terrain, deux sociétés,
AB associates (dirigée par A. Bauer) et Espace Risk Management,
ont la mainmise sur lanalyse sécuritaire des collectivités
locales, et vont jusquà prôner la municipalisation
de la police nationale. Ce sont ainsi les mêmes personnes qui produisent
lidéologie sécuritaire et qui en tirent les bénéfices
financiers : lanalyse objective de la délinquance a
cédé la place au tiroir-caisse. Rappelons à ce titre
que « lanalyse » de ces penseurs se fonde
sur lassertion « lorigine la plus certaine du crime,
cest le criminel lui-même »[10], refusant ainsi
toute réflexion sur les conditions sociales et psychologiques du
passage à lacte du délinquant. On est bien loin de
notre conception de la faute (civile ou pénale) issue de lhumanisme
grec et de linfluence judéo-chrétienne : faute
inscrite dans un ensemble au sein duquel la notion dintention occupe
une place prépondérante permettant ainsi au juge
de porter une appréciation sur chaque cas individuel et de pondérer
la condamnation.
Dans La Machine à punir, vous remettez en question la pertinence
des chiffres sur la « hausse de linsécurité » ;
pouvez-vous rappeler succinctement votre propos ?
G.S. Chaque année, on retrouve la sempiternelle analyse
des chiffres de la délinquance, devenus récemment « les
chiffres de linsécurité ». Les principaux
concernés par la question, gendarmes, policiers et procureurs,
savent bien que le fait davoir étendu les procédures
aux petits larcins et insultes, adoptant en cela le principe de la « tolérance
zéro », a conduit à laugmentation du nombre
dinfractions[11],
et alimente de fait le sentiment dinsécurité. Du fait
des compétences élargies des parquets et de leur interpénétration
de plus en plus claire avec les polices de proximité, on traque
toute atteinte supposée à la tranquillité publique
notamment les fameuses « incivilités »
qui ne correspondent à aucune infraction pénale (ainsi le
rassemblement dans les parties communes dun immeuble)[12].
Or lusage des chiffres, dont nos promoteurs de la sécurité
usent et abusent, doit être mis en perspective. Si lon consulte
lAnnuaire statistique de la justice de lannée 2000[13],
on constate quentre 1994 et 1998, la délinquance a baissé
: on compte 3 919 008 crimes et délits en 1994 contre 3 565 525
en 1998, avec une perte délucidation[14].
Corrélativement, on assiste à une perte de linvestigation
judiciaire proprement dite, puisque la saisine du juge dinstruction
baisse[15]. Il y aurait
donc une baisse corrélative de la délinquance et de lacuité
des services enquêteurs. Ainsi la délinquance baisse, et
la réponse pénale augmente.
Pour les mineurs, lincarcération augmente de plus en plus
sensiblement pour les moins de 16 ans et encore étions-nous
avant le Conseil de Sécurité Intérieure de janvier
1999[16] et lépopée
du ministre de lIntérieur contre les « sauvageons »
qui recommande de retenir la circonstance aggravante de « bande
organisée » à légard de ceux-ci
et donc, par le biais dune criminalisation, de faciliter lincarcération
des mineurs de moins de 16 ans. Cette augmentation de la réponse
pénale ne fait que saccroître, suite au changement
survenu en 1998 : la généralisation en France du traitement
en temps réel (TTR).
Quest-ce que le traitement en temps réel ?
G.S. Pris dun souci productiviste et sécuritaire,
les Gardes des Sceaux successifs se sont mis en chasse contre les « incivilités »[12]
et petits délits, et ont développé lambition
démesurée de donner une réponse judiciaire à
tout-acte-constaté-contraire-à-la-loi par la police ou la
gendarmerie. Cest de là quest né le traitement
en temps réel, traitement sans garanties, sans jugement et sans
présence dune défense, qui se fait directement devant
un délégué du procureur. Ce renvoi direct devant
un délégué du procureur est passé de 68 879
cas en 1994 à 163 799 en 1998[17].
Cette nouvelle procédure a été adoptée sans
débat, sans réforme législative, par une simple circulaire
diffusée par le ministère en 1998 et adressée aux
parquets ; alors quelle rend définitivement la clef
de toute velléité de politique pénale aux ministères
de lIntérieur et de la Défense... Ces nouvelles méthodes
sinspirent de lexpérience du Tribunal de grande instance
de Bobigny, initiative locale de certains magistrats qui voulaient répondre
vite aux actes de délinquance dans les cités. Jacques Toubon,
ancien ministre de la Justice, avait organisé des groupes de travail
pour suivre ces expériences et en généraliser les
recettes. Ces mesures ont été reprises par lactuelle
Garde des Sceaux, plaçant définitivement les parquets sous
la domination des services de police et de gendarmerie.
En quoi le remplacement du procureur par un « délégué
du procureur » constitue-t-il non pas un changement anodin,
mais une remise en cause de la notion de justice ?
G.S. Auparavant, une personne qualifiée, extérieure
au personnel de lenquête, dirigeait la police ou la gendarmerie
agissant dans un cadre judiciaire : le procureur de la République.
Aujourdhui, la nouvelle figure du parquet est donc le délégué
du procureur. Grand manitou de la justice, figure dun père
putatif, il rappelle la loi, organise des médiations et fixe les
réparations. Aucun cadre légal na accompagné
ces nouveaux personnages. Une circulaire de la Garde des Sceaux reconnaît
cette absence de statut : « les délégués
du procureur [...] ne sont pour linstant prévus par aucun
texte »[18].
La seule chose sûre, cest que ces délégués
du procureur sont essentiellement recrutés chez les cadres retraités
de la gendarmerie et de la police. On aboutit ainsi à une logique
dordre public maîtrisée par la police et gendarmerie,
chargées principalement de traquer les incivilités.
Dans le domaine judiciaire et policier, lélément révélateur
de cette idéologie a été léclosion des
Contrats locaux de sécurité, par le biais de la circulaire
interministérielle du 28 octobre 1997. Ceux-ci remplacent les anciens
Conseils (communaux ou départementaux) de Prévention de
la Délinquance. La philosophie et la méthodologie des Contrats
locaux de sécurité sont entre les mains de lInstitut
des Hautes Études de la Sécurité Intérieure
(IHESI), émanation du ministère de lIntérieur.
Un guide pratique est édité par lIHESI afin de faciliter
la mise en place des ces contrats[19].
Richard Bousquet, ancien auditeur de lIHESI, prône la systématisation
de « la troisième voie de traitement des affaires par
le parquet » ainsi que de « recruter de nombreux
délégués du procureur en priorité parmi les
retraités de la police et de la gendarmerie » et de
« faire bénéficier aux nombreux commissaires
et militaires de la gendarmerie dune passerelle spécifique
pour accéder à la magistrature afin de doubler par un lien
organique les articulations fonctionnelles de la chaîne pénale »[20].
Rappelons quen guise de recette miracle, ce même Richard Bousquet
propose de « relever les bornes pénales
en élargissant la détention aux mineurs de 13 ans et en
sanctionnant pénalement les carences éducatives familiales »[21].
Si rapprocher la réponse judiciaire de lacte était
souhaitable, la confondre avec laction dinterpellation est
détestable. Plus aucun recul nest possible. Le nombre de
procédures bâclées senvole, et corrélativement
le nombre dinscrits au fichier STIC [cf. supra]. Le rôle
des audiences pénales surchargées par des dossiers pour
la plupart anodins atteste dune extension sans fin du pénal.
Le modèle classique de justice a vécu, pour peu quil
ait été un peu opérant. De nombreux étudiants
de faculté de droit qui se destinaient aux carrières judiciaires
ont usé leurs fonds de culottes sur des mythes juridiques :
lindépendance du juge, lincontournable nécessité
du caractère contradictoire des procédures, notamment pénales
en gros le sentiment fort que la forme éclaire toujours
le fond, garante des libertés individuelles. Aujourdhui,
les délégués du procureur, malgré toute leur
bonne volonté, ne peuvent être garants dun débat
contradictoire avec une défense digne de ce nom. Quant au pauvre,
il est trop content den finir par un rapide aveu : labsence
de comparution devant le tribunal lui fait accepter ce nouveau système.
Laudience pénale, déjà fortement gestionnaire
du fait de la quasi-généralisation du jugement des délits
à juge unique (un seul juge, cest moins cher) disparaît
totalement. Elle devient une simple médiation pénale ou
« composition pénale », excluant totalement
une défense, puisquelle exclut lexistence même
de lavocat et du juge, auxquels on a substitué le délégué
du procureur.
Quest-ce que la composition pénale ?
G.S. La technostructure juridico-policière a accouché
de larme fatale en matière de pénalisation : la possibilité
de prononcer des peines par lintermédiaire des délégués
du procureur ou des officiers de police judiciaire cest la
procédure de « composition pénale ».
Adoptée par la loi du 23 juin 1999, la composition pénale
a pour but de « permettre à lautorité judiciaire
dapporter à certaines formes de délinquance une réponse
rigoureuse, sans pour autant quil soit nécessaire de saisir
une juridiction répressive »[22].
Comme le dit Jean Pradel, « cette nouvelle procédure
accorde, pour la première fois en matière correctionnelle,
un effet juridique à laveu »[23]
aveu recueilli lors de la garde à vue.
Lors de violences, menaces, abandons de famille, filouteries, détournements
de gages, détériorations de biens, outrages et rébellions,
détentions darmes de 1ère à 4e catégorie,
usages de stupéfiants, conduite sous lempire dun état
alcoolique et jen passe, il sera dorénavant proposé
au prévenu, sil laccepte, soit de payer une amende
(maximum 25 000 francs), soit de remettre son permis de conduire ou de
chasse, soit de réaliser un travail dintérêt
général de 60 heures. Une procédure de validation
sera ensuite effectuée par un magistrat du siège. Sauf demande
expresse, il ny aura donc pas de débat contradictoire, pas
de présence dun avocat, et aucune voie de recours et dappel.
En cas déchec de la procédure, le parquet retrouvera
sa capacité de poursuite. Cette composition pénale seffectuera
la plupart du temps dans les maisons de justice[24],
compte tenu de lencombrement des tribunaux créés depuis
ces cinq dernières années et orientés délibérément
vers le pénal. Voilà à quoi se réduit la dite
« justice de proximité » : après
avoir évacué lavocat, cest la figure du juge
qui tend à disparaître au profit des délégués
du procureur et officiers de Police judiciaire censés être
plus proches du terrain. La sanction pénale ne sapplique
donc plus après un débat judiciaire, mais comme mesure sociale
et éducative. Cet état de fait ne concerne bien évidemment
que les classes sociales les plus précarisées (il suffit
de regarder la liste des infractions donnant lieu à composition
pénale).
De sorte que lon serait en présence dune justice
à double vitesse : justice expéditive et sans garantie aucune
pour les classes populaires, justice « noble » pour
les grandes affaires et les procès médiatisés ?
G.S. Le premier rapport de politique pénale des parquets
(juin 2000) commandé par Élisabeth Guigou ne dit pas autre
chose. La Chancellerie confirme nos constats et nos pires intuitions.
On y lit que le Traitement en Temps Réel a envahi la quasi-totalité
de laction pénale. La forme des procédures néclaire
plus le fond : le traitement rapide conduit à exclure les procédures
dinstruction, sans construire de nouvelles garanties pour les accusés.
LÉtat paternaliste privilégie la punition des fameuses
« violences urbaines », au détriment de la
poursuite en justice des autres formes de délinquance, notamment
économique, financière ou environnementale. Pour prendre
un exemple, les condamnations pour usage de stupéfiants senvolent,
alors quen matière de trafic elles diminuent[25].
Ainsi, depuis La Fontaine, la réflexion de lÉtat central
na pas beaucoup évolué en matière de justice
pénale. Les deux adages en cours sont toujours « qui
vole un uf vole un buf », tolérance zéro
pour la petite délinquance, et « selon que tu sois puissant
ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
Les gens aisés insisteront en effet pour passer devant un tribunal
et bénéficier dune véritable défense,
avec moult exceptions de nullités procédurales et même
éventuellement dune inscription sur un vrai casier judiciaire
et non simplement un fichier de police dont ils pourront demander ensuite
lexclusion. On se plaît à penser que dans cette justice
de fer, une figure comme le bon juge Magnaud, lequel avait relaxé
une voleuse de pain pour état de nécessité, ait pu
émerger au début du siècle le pourrait-elle
encore aujourdhui ?
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