LOÏC WACQUANT « La prison est une institution hors-la-loi » Entretien autour des Prisons de la Misère |
R de réel
Volume C (mai-juin 2000) Critique (Articles) |
Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Éditions
Raisons d’Agir, 1999.
Loïc Wacquant est professeur de sociologie à l’Université de Californie, Berkeley. Outre de nombreux articles, il a publié, avec Pierre Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Seuil, 1992. «Dénonciation des "violences urbaines", quadrillage intensifiée
des quartiers dits sensibles, répression accrue de la délinquance
des jeunes et harcèlement des sans-abri, couvre-feu et "tolérance
zéro", gonflement continu de la population carcérale, surveillance
punitive des allocataires d'aides: partout en Europe se fait sentir la
tentation de s'appuyer sur les institutions policières et pénitentiaires
pour juguler les désordres engendrés par le chômage
de masse, l'imposition du salariat précaire et le rétrécissement
de la protection sociale. Cet ouvrage retrace les voies par lesquelles
ce nouveau "sens commun" punitif, élaboré en Amérique
par un réseau de thinks tanks néo-conservateurs, s'est
internationalisé, à l'instar de l'idéologie économique
néo-libérale dont il est la traduction en matière
de "justice". Le basculement de l'Etat-providence à l'Etat-pénitentiaire
annonce l'avénement d'un nouveau gouvernement de la misère
maniant la main invisible du marché du travail déqualifié
et dérégulé au poing de fer d'un appareil pénal
intrusif et omniprésent. Les Etats-Unis ont clairement opté
pour la criminalisation de la misère comme complément de
la généralisation de l'insécurité salariale
et sociale. L'Europe est aujourd'hui confrontée à une alternative
historique entre la pénalisation de la pauvreté et la création
d'un Etat social continental digne de ce nom.» (Quatrième de couverture) - Page d'accueil de Loïc Wacquant à l'Université
de Californie - Rubrique Loïc Wacquant du site L'Homme moderne, qui renvoie vers de nombreux
articles - Libération, 40 chantiers pour un nouveau siècle, La
prison du XXe siècle.
Dans le volume C de R de réel, un article "Châtiments.
Cruautés capitales", non disponible encore sur ce site.
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On s’émeut périodiquement, en France, des conditions
de vie dans les prisons : surpeuplement, vétusté, misère,
violence, viols... Dernièrement, le livre du docteur Véronique
Vasseur a déclenché un torrent de reportages journalistiques,
suivi de la constitution d’une commission d’enquête et de déclarations
empressées des parlementaires(1). Que vous inspire cet épisode
?
On voudrait se convaincre qu’il vaut toujours mieux parler de la prison
que de ne pas en parler, ne serait-ce que pour briser l’omerta qui
protège l’institution, sauf qu’il est des manières d’en parler
qui n’en sont pas et qui, au final, peuvent s’avérer contre-productives
en créant l’illusion qu’on s’est saisi du problème alors
qu’on n’a fait que l’éviter. On peut se demander d’ores et déjà
ce qui restera une fois passée cette tempête médiatique,
sans parler du plus ahurissant : voir un quarteron de PDG et d’hommes politiques
ayant fait de brefs séjours derrière les barreaux dans des
conditions totalement atypiques, érigés par les médias
en Zolas des pénitenciers! Trois mois après la polémique
déclenchée par Médecin-chef à la Santé,
pas la moindre mesure concrète n’a été prise et les
commissions d’enquête parlementaires, curieusement, se sont assignés
des travaux herculéens, ce qui renvoie à six mois leurs conclusions
— alors qu’on sait déjà tout ce qu’on a besoin de savoir.
Dans Les Prisons de la misère, vous avancez la thèse selon laquelle il existe un lien étroit entre la montée du néolibéralisme et le renforcement des politiques sécuritaires, aux États-Unis d’abord, en Europe ensuite. Vous résumez cette évolution par une formule lapidaire : «Effacement de l’État économique, abaissement de l’État social, renforcement et glorification de l’État pénal». Cette formule a pour but d’indiquer qu’on ne peut pas comprendre les
politiques policières et pénitentiaires dans nos sociétés
sans les replacer dans le cadre d’une transformation plus large de l’État,
transformation elle-même liée aux mutations de l’emploi et
au basculement du rapport de forces entre classes et groupes qui luttent
pour son contrôle. Et, dans cette lutte, c’est le grand patronat
et les fractions «modernisatrices» de la bourgeoisie et de
la noblesse d’État qui, alliées sous la bannière du
néolibéralisme, ont pris le dessus et engagé une vaste
campagne de sape de la puissance publique. Dérégulation sociale,
montée du salariat précaire (sur fond de chômage de
masse en Europe et de «misère laborieuse» en Amérique),
et regain de l’État punitif vont de pair : la « main invisible
» du marché du travail précarisé trouve son
complément institutionnel dans le «poing de fer» de
l’État qui se redéploie de sorte à juguler les désordres
générés par la diffusion de l’insécurité
sociale. À la régulation des classes populaires par ce que
Pierre Bourdieu appelle «la main gauche» de l’État,
symbolisée par l’éducation, la santé, l’assistance
et logement social, se substitue (aux États-Unis) ou se surajoute
(en Europe) la régulation par sa «main droite», police,
justice, et prison, de plus en plus active et intrusive dans les zones
inférieures de l’espace social. La réaffirmation obsessionnelle
du « droit à la sécurité », l’intérêt
et les moyens accrus accordés aux fonctions de maintien de l’ordre
viennent à point nommé pour combler le déficit de
légitimité dont souffrent les responsables politiques, du
fait même qu’ils ont abjuré les missions de l’État
en matière économique et sociale.
Vous retracez la montée de l’État carcéral aux États-Unis, où la dérégulation de l’économie et le démantèlement des aides sociales se sont accompagnées d’un développement prodigieux du système carcéral, et ce dans une période où la criminalité stagnait puis décroissait. L’étude statistique montre que la croissance des détentions aux États-Unis s’explique par l’enfermement des petits délinquants, et vous écrivez à ce propos : «Contrairement au discours politique et médiatique dominant, les prisons américaines sont remplies non de criminels dangereux et endurcis, mais de vulgaires condamnés de droit commun pour affaires de stupéfiants, cambriolages, vols, ou simples troubles à l’ordre public, pour l’essentiel issus des fractions précarisées de la classe ouvrière» frappées de plein fouet par la flexibilisation du salariat et le recul social. Comment les pouvoirs publics sont-ils parvenus à justifier ce brusque changement de cap ? Suite au revirement politique et racial de la décennie soixante-dix
qui a porté Ronald Reagan à la Maison blanche, les États-Unis
se sont employés à remplacer leur (semi) État-providence
par un État policier et pénitentiaire au sein duquel la criminalisation
de la pauvreté et l’enfermement des catégories déshéritées
font office de politique sociale envers les plus démunis. On peut
décrire succinctement cet avènement de l’État pénal
en Amérique selon cinq dimensions. La première est la croissance
sidérante des populations incarcérées: elles quadruplent
en vingt ans pour atteindre aujourd’hui deux millions, dont plus d’un million
de condamnés pour des infractions non-violentes. Ce chiffre représente
740 détenus pour 100.000 habitants, soit huit fois plus que la France,
l’Italie ou l’Allemagne — c’était deux fois plus en 1960 — ou encore
deux fois le taux de l’Afrique du Sud à l’acmé de la lutte
contre l’apartheid. La seconde tendance est l’extension continue de la
mise sous tutelle judiciaire par le biais des condamnations avec sursis
et de la conditionnelle, tutelle qui s’exerce désormais sur six
millions d’Américains, soit un homme sur vingt et un jeune Noir
sur trois, et qu’étend la prolifération des banques de données
criminelles, dont certaines sont en libre service sur internet, ainsi que
le fichage génétique. (Une nouvelle ère du panoptisme
pénal s’est ouverte en 1994 avec le vote par le Congrès du
DNA Identification Act qui a créé, sous l’égide du
FBI, une banque nationale de données génétiques entrée
en service en 1998 et qui, à terme, contiendra les empreintes ADN
de tous les condamnés au pénal, voire de l’ensemble des personnes
arrêtées par les services de police). Troisième tendance,
le décuplement des moyens des administrations pénitentiaires,
promues troisième employeur du pays avec plus de 600.000 fonctionnaires,
juste derrière la première firme au monde par le chiffre
d’affaires, General Motors, et le géant de la distribution Wal-Mart,
alors que dans le même temps les budgets des services sociaux, de
santé et d’éducation subissent des coupes draconiennes :
moins 41% pour l’aide sociale et plus 95% pour les prisons durant la seule
décennie 1980.
En 1662, Colbert adressait aux parlementaires cette lettre : «Sa Majesté désirant rétablir le corps de ses galères et en fortifier la chiourme par toutes sortes de moyens, son intention est que vous teniez la main à ce que votre compagnie y condamne le plus grand nombre de coupables qu’il se pourra, et que l’on convertisse même la peine de mort en celle des galères»(7). Les condamnés servaient ainsi de main-d’œuvre gratuite au pouvoir. Dans Surveiller et Punir, Foucault argue que la prison, plus encore que les galères, sert le pouvoir économique. Est-on revenu aujourd’hui à cet état de fait ? Pas au sens où l’exploitation économique des prisonniers
serait la cause ou la raison de l’augmentation spectaculaire de l’incarcération
aux États-Unis et, à un degré moindre, en Europe de
l’Ouest. C’était vrai à l’origine historique de l’emprisonnement
pénal. Au seizième siècle, le Bridewell de Londres,
la Zuchthaus d’Amsterdam et l’Hôpital général de Paris
remplissent une triple fonction: confiner, réformer et mettre au
travail. Georg Rusche et Otto Kirschheimer montrent dans leur livre classique,
Peine et structure sociale, que l’emprisonnement doit alors «rendre
socialement utile la force de travail de ceux qui refusent de travailler»
en leur inculquant sous contrainte la soumission au travail de sorte qu’à
leur libération «ils aillent d’eux-mêmes grossir les
rangs des demandeurs d’emploi»(8). Mais ce n’est déjà
plus vrai à la fin du XVIIIème siècle, la période
qui intéresse Foucault, et c’est plutôt l’inverse à
la fin du vingtième siècle : les prisons d’aujourd’hui entreposent
d’abord les rebuts du marché du travail, les fractions déprolétarisées
et surnuméraires de la classe ouvrière, plutôt qu’une
armée de réserve. Un détenu sur huit à peine
en Amérique exerce un travail et les proportions sont encore plus
faibles de ce côté de l’Atlantique. Quoi qu’en disent les
critiques du soi-disant «complexe carcéro-industriel»,
l’emprisonnement n’est pas une «industrie» rentable pour la
société, tant ses coûts sont faramineux (25.000
dollars l’année par pensionnaire dans un pénitencier d’État
en Californie et 70.000 dollars dans la maison d’arrêt de New York).
On fait fausse route à vouloir trouver un lien direct entre incarcération
et profit économique. Cela ne veut pas dire que l’emprisonnement
de masse ne sert pas une fonction économique indirecte : celle de
discipliner les fractions les plus rétives du nouveau prolétariat
des services en élevant le coût des stratégies d’attente
ou de fuite dans l’économie informelle et illicite de la rue.
Quel peut être le rôle des intellectuels pour amener ce débat sur les questions de fond ? Pourquoi ne pas intervenir régulièrement dans les pages «Horizons-Débats» dont vous dénoncez la propension à céder à la panique autour des «violences urbaines»? Cela ne vous permettrait-il pas de toucher l’opinion publique et non pas seulement les gens qui auront pris la peine de lire Les Prisons de la misère? Ne faut-il pas prêcher les insouciants, en plus de prêcher les convaincus? Vous êtes un universitaire reconnu et partagez ce point de vue avec nombre de collègues éminents, il n’y a aucune raison que la presse n’accueille pas votre point de vue. Je dois vous dire que la dernière partie de votre question témoigne
d’une naïveté étonnante à propos des médias.
Outre que les lecteurs des grands quotidiens parisiens ne constituent pas
à eux seuls l’«opinion publique», croyez-vous que la
qualité scientifique et la force des idées soient ce qui
décide de ce qui passe ou non dans les journaux, y compris dans
leurs rubriques «idées»? Une sociologie élémentaire
de la profession montre au contraire que les journalistes apprécient
et célèbrent avant tout ceux qui pensent comme eux, de manière
journalistique, selon les catégories du sens commun politique et
social du moment — ce n’est pas une carence individuelle, c’est une contrainte
structurale qui pèse sur eux(9). Tout ce qui rompt le ronron de
cette pseudo-politologie molle qui leur sert d’instrument d’appréhension
de la société a toutes chances d’être perçu
comme une agression, ou de n’être pas perçu du tout (demandez
à la rédaction de Libération pourquoi ce quotidien,
qui se veut progressiste et critique, et qui publie pratiquement un article
par jour sur les questions de justice et de prison, n’a pas même
mentionné l’existence de mon livre(10), pourtant déjà
traduit en huit langues et très lu par les militants et les détenus
— j’ai tenu mon premier débat public après sa parution avec
les prisonniers de la Santé, justement).
1. Véronique Vasseur, Médecin-chef à la Santé,
Paris, Le Cherche-Midi, 2000. Retour texte
2. Parmi lesquels Philippe Combessie, Prisons des villes et des
champs, Paris, Éditions de l’Atelier, 1996 ; Daniel Welzer-Lang,
Lilian Mathieu et Michaël Faure, Sexualités et violences
en prison, Lyon, Aléas Editeur, 1996 ; Anne-Marie Marchetti,
Pauvretés en prison, Ramonville Saint-Ange, Cérès,
1997 ; Corinne Rostaing, La Relation carcérale. Identités
et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, Presses Universitaires
de France, 1997 ; Claude Faugeron, Antoinette Chauvenet et Philippe Combessie
(dir.), Approches de la prison, Bruxelles, DeBoeck Université,
1997, et Martine Herzog-Evans, La Gestion du comportement du détenu.
Essai de droit pénitentiaire, Paris, L’Harmattan, 1998. Retour texte
3. Cité in Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic et Georges
Benguigui, Le Monde des surveillants de prison, Paris, Presses Universitaires
de France, 1994, p. 36 ; c’est L.W. qui souligne. Retour texte
4. David Garland, The Culture of Crime Control, Chicago, The
University of Chicago Press, 2000. Retour texte
5. cf. Bruno Aubusson de Cavarlay : « Statistiques », in
C. Lazergues & J.P. Balduyck, Réponses à la délinquance
des mineurs. Mission interministérielle sur la prévention
et le traitement de la délinquance des mineurs, La documentation
française, 1998. Retour texte
6. Sur cet aspect controversé de l’emprisonnement de masse aux
États-Unis, cf. Loïc Wacquant, « The New “Peculiar Institution”
: On the Prison as Surrogate Ghetto », Theoretical Criminology,
numéro spécial, 2000. Retour texte
7. Lettre du 11 avril 1662. Retour texte
8. Georg Rusche et Otto Kirschheimer, Structure sociale et peine,
Paris, Le Cerf, 1994 (1ère ed. 1939). Retour texte
9. Sur ce point et d’autres, lire les travaux réunis dans le
numéro des Actes de la recherche en sciences sociales consacré
à «Journalisme et économie» (mars 2000, 131-132). Retour texte
10. Libération a tout de même mentionné
l’ouvrage de Loïc Wacquant dans un encadré de sa série
« 40 chantiers pour un nouveau siècle » consacrée
à la prison du XXIème siècle, 25.III.2000. (NdE) Notons
également que le même quotidien a rendu compte de la parution
du volume C de R de réel, citant cet entretien avec L.Wacquant,
cf. Revue de presse (Note rajoutée sur le site). Retour texte
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