CRITIQUE DE LA CRITIQUE (suite)
Quelques règles pour l'art
R de réel
Volume C (mai-juin 2000)
Critique
(Articles)

N O T E S

 

[1] Article paru dans le volume B de R de réel, sous le même titre : « Critique de la critique ». Il s’agissait d’analyser sept articles favorables au dernier roman de Jean Echenoz, d’en étudier toutes les carences et de mettre à jour une structure type : introduction/résumé/analyse de la vision du monde/analyse (rapide) du style/conclusion avec mise en valeur du critique. Cf. l'article sur ce site.

[2] L’audience de la télévision, même pour des émissions culturelles, se chiffre en millions de personnes, quand un grand quotidien tire au mieux à 500.000 exemplaires.

[3] On peut faire la même remarque à propos de la critique cinématographique, secouée par une polémique à l’automne 1999. Les cinéastes blessés par des critiques négatives et violentes ont-ils oublié que la presse écrite, en France, tire à quelques centaines de milliers d’exemplaires, lors même qu’un passage à Nulle Part Ailleurs ou à un journal de 20 Heures touchera de 3 à 8 millions de personnes (dix fois plus, donc.) Ce qui blesse les cinéastes, finalement, c’est leur appartenance au petit cercle de Français qui lisent la presse écrite.

[4] Sans parler du simple aspect esthétique de ces pages. Comment ne pas noter par exemple, les qualités de forme du Cahier Livres de Libération alors que tant d’autres appliquent sans s’en soucier la maquette traditionnelle de leur journal ?

[5] Éprouvante année « Balzac » en 1999 durant laquelle Le Monde des Livres consacrait un quart de page à un personnage de la Comédie Humaine. Que les journalistes se rassurent : ils n’auront plus besoin de parler de Balzac avant 2050, bicentenaire de sa mort.

[6] Lors de la diffusion du téléfilm de TF1, le comte de Monte-Cristo est apparu sous l’apparence de Gérard Depardieu sur les couvertures des livres de poche ressortis pour l’occasion.

[7] Ce sera en fait l’Allemagne. L’Ouzbékistan ? La Corée ? Pas assez « porteur » en termes commerciaux.

[8] Chaque rentrée littéraire, en septembre, est l’occasion de se rendre compte qu’il y a de plus en plus de parutions de romans. Inflation malheureusement plus commerciale qu’artistique : plus on propose de produits, plus on a de chances d’en vendre — mais à l’inverse, plus la durée de vie de ces « produits » est courte.

[9] Soyons honnêtes : le phénomène est identique en ce qui concerne notre revue. Nous nous sommes toujours réjouis de voir figurer ne serait-ce qu’une brève reprenant éternellement les mêmes termes de notre dossier de presse dans n’importe quel journal. Or, sans moyens pour faire de la publicité, il nous faut nous appuyer sur ce type de « promotion » pour que notre revue soit connue.

[10] Antoine de Gaudemar, Libération, 28.I.99.

[11] La seule question valable, si l’on voulait croire que les critiques sont cyniques et que leur seul intérêt est de faire vendre leur propre journal, est : les journaux qui parlent d’un auteur qui vend beaucoup vont-ils voir leur diffusion s’envoler ? Rien n’est moins sûr : ce n’est parce que Le Monde des Livres consacre une pleine page à Pennac que Le Monde va vendre plus de numéros ce jour-là.

[12] Jean-Luc Douin, Le Monde des Livres, 3.III.2000.

[13] Marie-Laure Delorme, JDD, 5.III.2000.

[14] Jean-Baptiste Harang, Libération, 2.III.2000.

[15] Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’agir, 1997.

[16] Femmes, Gallimard, 1983.

[17] Si ces phrases sont tellement similaires, c’est qu’elles sont toutes deux signées Marie-Laure Delorme.

[18] Ces adjectifs sont tirés de l’affiche publicitaire du film American Beauty, affiche qui reprend les articles de la presse française, totalement aveuglée devant le pseudo-non-conformisme du film de Sam Mendes, lequel, sous couvert de satire féroce, n’accumule que quelques clichés : la femme hystérique qui en fait est malheureuse, l’adolescente moche qui en fait est jolie, la midinette dévergondée qui en fait est vierge, le militaire nazi qui en fait est homosexuel refoulé, le jeune homme malsain qui en fait est un artiste. Arrêtons-nous là, ce n’est pas le propos de notre article : R de réel, après bien des hésitations, a décidé de ne pas s’intéresser dans ces pages Critique à l’immense imposture d’American Beauty et de sa présentation dans la presse.

De littérature il était déjà peu question dans À propos de la sortie de Je m’en vais[1], il en sera encore moins question ici puisqu’il s’agit de s’éloigner de l’étude du travail des critiques littéraires — la façon de rendre compte d’une œuvre littéraire — pour s’approcher des conditions dans lesquelles se font ces critiques.

                Un certain nombre de critiques littéraire, cités ou non dans l’article précédent, ont réagi à ce texte. Certaines de leurs remarques, faites bien entendu sous le sceau de l’anonymat, vont être développées ici. D’autres points seront abordés. En passant, quelques règles — propositions pour une critique « grand public » de qualité — seront avancées.  À ceux qui pourraient trouver ces règles vaines ou présomptueuses, répondons sans attendre qu’il ne s’agit, bien sûr, que de propositions idéales — dans un monde merveilleux où l’art serait tout-puissant, et l’argent moins-puissant. Ce monde n’existe pas, mais.

§

                Dans notre article précédent sur la réception critique de Je m’en vais, on notait en conclusion : « ceux qui écrivent de tels articles sont des journalistes et non des critiques ». Un des critiques visés me répondit qu’en effet, beaucoup de ses collègues étaient, comme lui, des journalistes - de formation et de statut. Anciennement grands reporters, auteurs pour les pages Culture, voire pour les pages Société, ils deviennent, un jour ou l’autre, responsables ou auteurs dans les pages Livres. Il est difficile alors de ne pas perdre les habitudes du journalisme : ne pas prendre parti, équilibrer les arguments pour et contre, informer et ne pas réfléchir.

                L’autre partie des critiques littéraires est faite de personnes appartenant au milieu de l’édition : soit des écrivains qui gagnent leur vie dans un journal, soit des éditeurs qui y gagnent une existence médiatique. Dans les deux cas, par une évidente proximité d’intérêt, la critique se doit d’être mesurée : ne pas attaquer de livres de la maison d’édition où l’on publie/travaille, et d’une façon générale, essayer de ne pas être désobligeant envers les autres maisons d’éditions, où l’on risque de publier/travailler un jour ou l’autre. Et où il y a toujours quelques amis ou collègues.

                Dans les deux cas, on arrive à ce que nous avancions dans l’article précédent : décrire un livre en tant qu’objet commercial. Informer de sa sortie tout en le présentant de façon complète (1° résumé, 2° idées, 3° originalité). Ne pas aller plus loin. Ne surtout pas parler de littérature.

 

L’idéal de la presse serait-il de se mettre à ressembler aux deux dernières minutes de Bouillon de culture ? Celles où Bernard Pivot entame la longue litanie des livres qu’il présente au public : d’un geste las, il prend le premier en haut de la pile, « alors, tel livre, publié à telle édition... », puis le suivant, et ainsi de suite ; la pile interminable regorge d’ouvrages, pourtant, il nous l’a dit, on ne dispose que de deux minutes. Le triste regard qu’il lance à la caméra s’adresse-t-il à nous, téléspectateurs, ou aux attachés de presse comme pour leur dire « Arrêtez de m’envoyer des livres » ? De temps en temps — mais c’est rare — Pivot a feuilleté un de ces livres (« C’est très intéressant »), de temps en temps aussi, pour rompre la monotonie, il en donne un à l’un de ses invités (« Tenez, je vous l’offre »). La plupart du temps, il déchiffre maladroitement le titre et écorche le nom de la maison d’édition si elle a le malheur de ne pas être connue. Deux minutes pour faire augmenter les ventes. Le rêve de tout éditeur, c’est que Pivot parle de ses livres, si ce n’est dans la première partie de l’émission, du moins dans ces deux minutes. Qui valent, en termes d’exposition[2], tous les articles de presse écrite.

                 Pourquoi la presse préfère-t-elle se consacrer à des articles informatifs plutôt qu’à des critiques littéraires, alors que son pouvoir commercial est bien moindre que celui de la télévision[3] ? D’où la :

Règle n°1 : ne pas considérer que les lecteurs des pages livres sont les mêmes que ceux des pages société (ce sont certes les mêmes, mais pas au même moment, ni avec le même regard — ce qui fait toute la différence). Décider de leur donner à lire quelque chose de plus profond et plus intéressant qu’un simple compte-rendu des ouvrages de la semaine.[4]

                 Autre manifestation de la tendance « journalistique » des pages Livres : la vague médiatique emporte tout. Y aurait-il une « actualité » de la littérature ? Parler d’un livre parce qu’il apparaît en librairies, cela paraît normal. Mais d’un auteur mort parce qu’un essayiste a publié sa biographie ou qu’on fête le bicentenaire de sa naissance[5] ? Ou encore parce qu’un téléfilm s’inspire de son œuvre ?[6]

Plus insidieux : les dossiers thématiques des suppléments littéraires à l’occasion de telle ou telle manifestation. Fin janvier, c’est l’heure de la bande dessinée, avec le Festival d’Angoulême : tous les grands généralistes se penchent sur la B.D., font un petit point de ce qui est sorti l’année précédente, et donnent rendez-vous l’année suivante... En mars, c’est le Salon du Livre. Qui dit Salon du Livre dit invité d’honneur : autour d’un pays, le Salon consacre un stand, des animations, des débats, etc. Les suppléments littéraires lui emboîtent le pas benoîtement : découvrez la littérature de... En cette année 2000, le Portugal est à l’honneur — alors va pour le Portugal, dont la littérature, on le découvre soudain, ne se restreint pas à Pessoa. Le Monde des Livres (17 mars) consacre ainsi un dossier de 12 pages à la littérature portugaise. Quatre pages pour le cahier Livres de Libération (16 mars) — qui a la bonne idée de penser que le Salon du Livre ne se résume pas au Portugal —, mais ce quotidien se rattrape en publiant chaque jour durant le Salon une pleine page sur la littérature portugaise. Il va de soi que cette dernière mérite qu’on s’y intéresse au même titre que toutes les littératures étrangères, mais fallait-il attendre ce Salon pour découvrir les auteurs portugais ? Faudra-t-il attendre 39 ans (on présume ici que le Portugal sera de nouveau invité dans 39 ans au Salon du Livre) pour parler d’autres écrivains que Pessoa qui est mort et Saramago qui a eu le Prix Nobel (d’où exposition médiatique) ? Quel était l’invité d’honneur l’an dernier au Salon du Livre ? Et l’année précédente ? On l’a oublié, mais ce n’est pas grave : ce qui est important aujourd’hui c’est le Portugal. L’an prochain ce sera le Mexique ou l’Ouzbékistan ou peut-être la Corée[7], et attendons-nous à quelques suppléments riches et complets sur la situation littéraire du pays. Mais d’ici là, rien. Pas une ligne sur les auteurs de ces pays, sauf si par hasard ce sont des auteurs de best-sellers — ou des nobélisés, voire des nobélisables.

Règle n°2 : il n’y a pas d’actualité littéraire, autre que la sortie de nouveaux livres (éventuellement de rééditions d’ouvrages auparavant introuvables). Aucune manifestation ne devrait créer artificiellement une actualité en orientant le contenu thématique des pages Livres — même si on peut bien sûr évoquer la manifestation en question (Festival de la B.D., Salon du livre, etc.).

                 Problème lié au précédent : la régularité de ces suppléments. Chaque semaine, il faut remplir les pages. Un critique joint au téléphone le lundi nous expliquait qu’il avait deux articles à rendre pour le jeudi, et qu’il avait devant lui une dizaine de livres : « je ne sais pas lesquels choisir... Aucun ne me plaît vraiment. Ce n’est pas qu’ils me déplaisent, mais... » Mais... Le jeudi suivant, les articles sont là : « Après quatre romans réussis, dans des formes différentes et originales, [l’auteur] n’avait pas à faire la démonstration de sa virtuosité, ce n’est donc pas à titre d’échantillons de son savoir-faire qu’on lira ces nouvelles, mais pour le plaisir » et « Évidemment, ce n’est qu’un rêve, et l’on se dit que c’est trop facile d’écrire des rêves prémonitoires au début d’un livre [...] Et puis non, cela ne doit pas être si facile puisque rien ne se passera comme dans le rêve ». Le lecteur se rend-il compte du manque d’enthousiasme dans la manœuvre ?

                Autre dérive à signaler : chaque supplément a ses salariés (et non pas des pigistes, auxquels il ferait appel au coup par coup) chargés d’un numéro à l’autre de rendre de la copie, toujours de la copie, même s’ils n’ont pas l’envie farouche d’écrire sur les livres du moment.

 Règle n°3 : ne pas remplir artificiellement ses pages livres. Accepter de diminuer leur nombre de pages, ou alors consacrer la place vide à des auteurs classiques (même s’ils ne viennent pas d’être réédités en Pléiade, même si quelque auteur médiatique ne vient pas d’en faire une énième biographie) plutôt qu’à quelques contemporains sans grand intérêt et chaque année plus nombreux[8].

                 Les auteurs et les critiques, à présent. C’est difficile à admettre, mais même si elle est un peu idiote, une bonne critique fait toujours plaisir à un auteur. Quand on s’appelle Jean Echenoz, et qu’on publie des livres de qualité depuis vingt ans sans forcément être reconnu par le public, on aurait mauvaise grâce à cracher dans la soupe et à se plaindre du fait que tous les médias applaudissent le livre, même s’ils le réduisent à un polar sympathique. Pire encore : si l’on est un jeune auteur, qu’on vient de sortir son premier roman, comment ne pas prendre tout article avec un immense plaisir, même si cet article vous traite de petit gars sans talent ? Il est peu probable qu’un tel auteur, inconnu du public et par là même tributaire d’une bonne réception critique, se lance dans une analyse des approximations, tics de langage et autres paresses de la critique française[9].

                Tout dépend cependant du degré d’exigence de l’auteur en question. Il faut avoir l’intransigeance d’un Nicolas de Crécy pour se déclarer déçu par une critique positive : dans un extrait coupé de son interview publiée dans le volume B de R de réel, l’auteur de bande dessinée se montrait désappointé par la critique du Bibendum céleste parue dans Libération, critique pourtant élogieuse (« symphonie de couleurs, montage cut, humour permanent, imagination au pouvoir [...] voici Nicolas de Crécy débridé, livré au pur plaisir pictural »[10]) : « Le critique de Libé a utilisé une citation de Lautréamont qui est dans Le Bibendum, et a fait tout son article là-dessus : c’était une citation classique à laquelle il pouvait se raccrocher, alors que ce n’est pas du tout l’essentiel dans mon travail. Ce genre de critiques m’agace par son côté réducteur. »

 Règle n°4 : ne pas prendre l’auteur sur lequel on écrit pour un simple comptable des ventes de son livre (il a un éditeur pour cela !). Penser que son travail mérite d’être traité comme une œuvre d’art, et non comme un produit de divertissement. Penser cela même contre les auteurs, qui, comme tout être humain, ont parfois la faiblesse d’être satisfaits par des mots gentils quoique légers sur leur travail.

                 Alors quoi ? Ne faudrait-il écrire que des articles négatifs ? La plupart des critiques littéraires s’y opposent, arguant du fait qu’il ne faut pas tuer la fragile économie du livre. Argument certes tout à fait valable quand il s’agit d’épargner tel jeune écrivain publiant un mauvais premier roman facilement critiquable mais à qui on veut laisser une chance ; beaucoup moins convaincant en revanche quand on pourrait critiquer une star de l’édition qui de toutes façons vendra tranquillement 50.000 exemplaires. Messieurs Pennac ou Sollers sont probablement des gens très sympathiques, mais est-il vraiment nécessaire de leur accorder une telle place dans les journaux alors que leurs lecteurs sont déjà nombreux et motivés[11] ? Ces deux cas ont illustré l’actualité des derniers mois : La débauche, de Daniel Pennac et Jacques Tardi (pour les dessins), est ainsi judicieusement sorti au moment du Salon d’Angoulême, afin de prendre la première place dans les pages ou suppléments BD de janvier-février (pensez donc ! Pennac fait de la B.D. ! Il vend déjà bien ses livres, alors avec des dessins en plus !).

                Quant au cas de Philippe Sollers, et une fois encore loin de toute analyse littéraire, il est difficile de ne pas s’étonner (naïvement) lorsqu’on découvre au sein du milieu littéraire les liens d’amitié qui existent entre éditeurs, critiques et auteurs. Philippe Sollers a publié en mars 2000 son dernier roman, Passion fixe. Les comptes-rendus sont élogieux : Le Monde des livres, première (pleine) page : « Philippe Sollers, roman »[12], article suivi de la mention : « Philippe Sollers est éditorialiste associé au Monde ». Le Journal du Dimanche : « Sollers, le devoir de bonheur »[13], article suivi de la mention : « Le JDD publie chaque mois le Journal de Philippe Sollers ». Libération : « Sollers, autocritique »[14], article (élogieux, malgré son titre) suivi d’aucune mention, mais on se souvient qu’il n’y a pas si longtemps Sollers venait faire quelques piges de luxe dans ce même cahier Livres. N’allons cependant pas trop loin : Philippe Sollers n’est pas ou n’a pas été collaborateur de l’ensemble de la presse française, qui a collectivement bien accueilli son dernier roman. Reste cependant que l’on ne peut s’empêcher de retrouver dans le cas de Philippe Sollers un équivalent littéraire aux éditorialistes politiques cumulards dénoncés par Serge Halimi dans Les Nouveaux chiens de garde[15].

                Arrêtons-nous un instant sur les critiques de Passion fixe, pour évoquer quelques uns de leurs travers : Sollers fait des romans à clefs, cela est admis depuis la publication de Femmes[16], où il mettait en scène, entre autres, Jean-Edern Hallier. Dans Passion fixe, l’ami du narrateur, le nouvel héros à clés, s’appelle François. Qui est François ? François, « dans sa conception, a été inspiré par Guy Debord » (JDD) ; François est le « double de Guy Debord » (Le Monde). Il est un petit peu gênant que, d’une phrase, les critiques nous imposent cela, sans justifications : ont-ils deviné tous seuls que le modèle de François, c’est Guy Debord ? Est-ce Sollers ou son dossier de presse qui les ont prévenu ? En tous cas, il ne faudrait pas que le lecteur se croie libre d’interpréter ce qu’il veut : François c’est Guy Debord, point à la ligne.

                Quant à l’écriture de Sollers, elle est « légère et rapide. Tournoyante, étincelante, ondoyante. Elle accélère et freine le cours du monde sans même que l’on s’en aperçoive. » (JDD) Comme celle d’Echenoz, qui « maîtrisée dans ses recoins les plus intimes, [...] dévale magnifiquement les pentes verglacées de la vie »[17]. Comme le mois prochain celle de n’importe quel écrivain sera « jubilatoire, jouissive, corrosive et caustique »[18]. Sollers est un révolutionnaire : son roman est « subversif », « frondeur », « suspect », il est « un refus d’abdiquer » (qualificatifs tous tirés du Monde). Pour quelles raisons ? Parce qu’il défend « l’amour libre et éperdu loin des “clans, sectes, partis, familles” ». Sapristi, que c’est révolutionnaire ! Il nous faudrait consacrer à un nouveau un article pour montrer l’absurdité de ces critiques ; laissons plutôt le dernier mot à ce cynique de Sollers qui, dans l’auto-résumé qu’il établit de son propre livre au sein de celui-ci, écrit : « Le mieux serait d’ailleurs de ne pas en parler du tout ». Pauvre Sollers, il a dû être déçu : tout le monde en a parlé !

 Règle n°5. N’écrire sur un livre que si l’on est touché par celui-ci. Si l’on ressent le besoin de porter ce sentiment aux lecteurs du journal pour lequel on travaille. Tenter de transmettre une émotion, soit en écrivant un texte lui-même « ému », soit en analysant froidement, citations et explications à l’appui, ce qui fait l’intérêt du texte. Faire une critique positive, c’est tenter de faire basculer celui qui la lit vers le texte en question, lui faire partager de l’intérieur ce qu’on peut éprouver à sa lecture. Pas besoin de résumé, pas besoin de considérations sociologiques — besoin de citations, nombreuses, et d’émotion, à faire partager. A l’inverse, une critique négative d’un livre, c’est — hors de toute émotion, puisque justement émotion il n’y a pas — analyser avec précision tout ce qui fait les manques et faiblesses intellectuelles ou littéraires d’un livre.

 

Raphaël Meltz

 

 

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