NICOLAS DE CRÉCY
autour du Bibendum céleste
R de réel
Volume B (mars-avril 2000)
Critique
(Articles)

critique           & images              & interview
Nicolas de Crécy est né en 1966. Il a publié Le Bibendum céleste en 1994, le second tome en 1999 (édition Les Humanoïdes associés). Le troisième tome est en cours de préparation.
Il a par ailleurs publié Foligatto, avec Alexios Tjoyas (Les Humanoïdes Associés), Léon la Came, puis Laid, pauvre et malade et Priez pour nous, les trois en collaboration avec Sylvain Chomet (chez Casterman).
C’est la lecture des bandes dessinées qui m’a poussé, enfant, à en dessiner. Très vite, j’ai commencé à percevoir les limites de cette seule influence graphique: je me suis alors tourné vers la peinture. Il y avait là une source inimaginable d’idées et une telle richesse visuelle que je trouvais dommage de ne pas m’en inspirer. Je ne veux pas faire d’hommages ni de références soulignées, mais mettre tout ce patrimoine sous forme de BD - ce qui a été peu fait, même si quelques auteurs développent un travail réellement pictural.
Le Bibendum céleste, tout en ayant un style d’ensemble très défini, offre des variations picturales: variations de couleurs (la ville aux dominantes rouge, gris et or, l’enfer bleu et rouge) et variations du trait (on passe d’un graphisme à la Egon Schiele (cf. ci-contre) à des contours beaucoup plus estompés, cf. ci-dessus) sont partie intégrante du récit ; elles signalent les changements d’ambiance et les différences de narrateur - une des intrigues du Bibendum étant le vol de la narration de l’histoire par le diable. Chacune de mes vignettes est une recherche graphique. Je ne peux pas m’imaginer appliquer mécaniquement les mêmes recettes pendant vingt ans, comme c’est souvent le cas en bande dessinée. Cela m’intéresse de changer de style, de ne pas cristalliser ma façon de dessiner dans une direction unique.
L’influence de l’expressionisme allemand est très nette - même si l’hommage au Cri de Munch (cf. premier dessin) est en fait involontaire. Nicolas de Crécy excelle dans le dessin des villes: les angles de vue, les détails fourmillants et la lumière des dessins de New York-sur-Loire, cité aux «cathédrales industrielles superposées, caractéristiques d’une métropole riche en histoire», sont magnifiques. Les décors mélangent onirisme et  satire sociale. Vous avez dit Boulgakov? Les expressionnistes allemands sont ceux qui m’ont le plus influencés, notamment par leur travail en gravure sur bois: un trait noir, avec une ou deux couleurs, et des images très fortes et très narratives. C’est un moyen d’expression très proche de la bande dessinée.
Mes influences littéraires sont plus variées - je me sens très proche de Beckett comme de la littérature surréaliste. Quelques années après avoir fini le premier tome du Bibendum, j’ai découvert le roman de Boulgakov Le maître et marguerite, et j’ai été surpris de voir combien j’étais proche de cet univers, alors que je n’avais jamais lu Boulgakov.
Les textes du Bibendum se partagent entre envolées baroques («Mon visage sous les ruines du piano à pédales de Charles Valentin Alekan, bercé par la musique vivifiante d’un ruisseau clair, dans lequel avait disparu ma gracieuse et musculeuse carcasse»), humour décalé («Ouille nous ne rions plus à présent», «Voilà qui remet en question l’état d’euphorie qui nous faisait rire et chanter», «Mais nous accomplirons notre devoir malgré tout», «Car nous sommes les professeurs») et retours narratifs («Vous avez été choisi. Divinement peut-être... La question reste posée. Elle ne sera ni développée ni même abordée au cours du récit qui va suivre», sentence qui rythme le récit). En termes de narration, Le Bibendum céleste est aussi une recherche : j’ai voulu rompre avec une dramaturgie classique. Lorsque je dessine, j’ai un vague plan de l’histoire que je vais raconter, mais je ne m’y tiens pas, de crainte de ne plus faire alors que de l’illustration. Ce qui me plaît, c’est de partir à l’aventure dans mon récit, de ne pas réfléchir lorsque je dessine : c’est comme du dessin automatique. Ensuite je vois dans quelle direction cela me mène. En revanche je fais attention à ce qu’il n’y ait, en fin de compte, aucun détail gratuit.
Le Bibendum céleste n’est pas une variation sur le Bien et le Mal, mais plutôt une remise en question de leur prétendue opposition. Le lecteur manichéen et en mal de héros se trouve constamment pris au piège. Tendresse, cruauté et cynisme se relaient sans crier gare. La «gent politico-municipale» en quête du «Prix Nobel de l’amour» est diabolique. Le diable, plein de bonnes intentions dans sa réalisation du mal, est en fin de compte ridicule et pas vraiment effrayant. A la lecture du Bibendum, la jeunesse ouvre enfin les yeux. Les grosses ficelles indigestes qui caractérisent la bande dessinée à succès m’ont toujours irrité. Je ne comprends pas le manque de curiosité du lecteur traditionnel qui se nourrit de stéréotypes manichéens, ravi en refermant son livre d’avoir lu ce qu’il appelle «une bonne bédé». Jouer sur les décalages et l’absurdité (ainsi dessiner un chien très mignon qui se révèle être une ordure) est souvent mal compris.
Les lecteurs de Nicolas de Crécy ont sans doute du mal à se débarasser de leurs habitudes manichéistes et de leur compassion chrétienne: le regard triste et inquiet de Diego, n’en déplaise à l’avis de son créateur, est poignant. L’humanité de cet animal curieux est très forte. L’identification du lecteur à cet amas de bonté passive et nigaude certes, mais de bonté néanmoins, est immédiat. On pense à Candide, à Bardamu, aux personnages de Beckett. Diego, nouvel antihéros qui pose un regard muet sur un monde qui se déchaîne autour de lui, est loin d’être du néant. Diego, c’est le néant. On peut mettre tout ce qu’on veut dedans, c’est un gros sac de graisse, un réceptacle rempli de vide. Ce sont les personnages qui sont autour qui vont exister par rapport à lui, le prendre pour référence, mais lui n’est rien. Il ne parle pas, il n’est rien. J’ai de la sympathie pour sa forme, son apparence grotesque, avec ses béquilles, mais on se demande pourquoi tous les évènements se cristallisent autour d’un nigaud pareil. Ce qui pose un problème d’identification aux lecteurs: il est difficile de s’identifier à une coque vide.
Nicolas de Crécy dresse une galerie de portraits peu amène.
Ainsi le personnage odieux du conseiller en communication, qui veut transformer Diego et sa redingote ringarde en un héros «overcute, tout simplement overcute» à coups de «up and down!»; ainsi le grand dirigeant de l’équipe municipale, affalé dans son fauteuil, entouré d’une cour serviable qu’il encourage de ses «faites, mon ami, faites...» ; ainsi le pingouin qui vient ressuciter le professeur Lombax, «un dead n’étant pas toujours performing, we propose to you une aide logistique qui vous permettra, technicaly, de rejoindre le world des vivants».
Je prends plaisir à mettre en scène des personnages dont l’aspect physique n’est pas reluisant. C’est graphiquement très excitant et finalement plus proche de la «réalité». C’est pour ça que je dessine peu de femmes, leur caricature étant plus difficile à réussir.
Mes personnages, je les installe, et ensuite j’aime bien regarder comment ils évoluent. Lorsque je crée un personnage, je ne pense pas qu’il va avoir telle charge émotive, tel rôle. Ils sont tous plus ou moins abrutis et  jouent une comédie ridicule, grotesque de bout en bout.
Le tome I du Bibendum céleste est un bloc narratif où l’imagination foisonnante de l’auteur n’est jamais gratuite. R de réel, qui détient la narration au moins dans la colonne de gauche, tient à faire remarquer que le second tome est plus fragmentaire: plusieurs séquences - en soi très réussies - se succèdent sans que l’on retrouve la même impression d’œuvre «global » qui tient par elle-même. Nicolas de Crécy n’aurait dû écouter l’avis de personne, et certainement pas celui des critiques. Lorsque j’entame un livre, je ne sais pas comment l’histoire va se terminer alors je me laisse la possibilité, à dix pages de la fin, de voir si je vais conclure ou non : si non, je laisse le récit ouvert en me disant que je recommencerai un nouveau livre. Lorsque j’ai fait le premier tome du Bibendum, j’étais dans une liberté absolue, je ne savais pas du tout où j’allais. J’ai eu pas mal de critiques disant que le récit n’était pas assez construit, trop hermétique, alors pour le deuxième tome, j’ai voulu rendre logiques des choses du premier, reconstruire le récit. Justifier ainsi mon propos n’était peut-être pas utile.
Il faut lire les ouvrages de Nicolas de Crécy, sans croire qu’ils se restreignent au genre de la Bande Dessinée, si l’on entend par ce terme les seules séries commerciales ou humoristiques. Le Bibendum céleste est un ouvrage complet: c’est à la fois un livre d’art, un livre d’aventures, un conte philosophique. Un ouvrage tellement complet que les libraires ne savent à quel rayon le ranger - et ça, ce n’est pas très pratique. Il est très difficile de faire accepter l’idée (en-dehors d’un public d’initiés) que l’on peut s’exprimer en bande dessinée comme on peut le faire dans des domaines artistiques jugés plus nobles. Ceux qui s’y essaient se retrouvent pris entre deux feux, considérés par les amateurs de BD comme des prétentieux, et par les autres comme des sous-artistes. La recherche est permise et appréciée en littérature ou en cinéma, mais on demande apparemment autre chose à la bande dessinée. Un grand nombre de critiques du Bibendum tournaient autour de l’idée que «ça n’était pas de la BD».
Comme le dit le diable, les lecteurs veulent «des situations inextricables, des sentiments contrariés, une réflexion critique sur la société contemporaine avec en toile de fond un érotisme ténu». Nicolas de Crécy nous offre tout cela et plus. Mais les lecteurs auraient peut-être préféré la proposition de l’un des assistants du diable pour finir cette histoire: «Diego le veau marin trouve des allumettes par terre et fait griller la planète ; après quoi, il rase ce qu’il reste et se suicide».
«Oh, mon Dieu...» dit le diable, qui somme toute possède un goût littéraire assez sûr.
Ce que j’apprécie dans la bande dessiné, c’est le fait de pouvoir faire partager aux autres l’univers qui est dans ma tête, d’une manière directe et que je contrôle entièrement. Le cinéma me tente aussi beaucoup - le cinéma au sens propre, pas seulement les films d’animation(1). Mais il est plus difficile de s’exprimer sans compromis en cinéma, où les contraintes financières et techniques sont énormes. Si j’allais voir un producteur avec aussi peu d’idées que ce je pensais au moment d’entamer Le Bibendum céleste, il ne mettrait pas un centime sur moi...

1. Nicolas de Crécy a coréalisé La vieille dame et les pigeons (court-métrage d’animation, 1997) avec Sylvain Chomet.


- P O U R   A L L E R   P L U S   L O I N -

- La critique de Libération sur Le bibendum céleste, évoquée par Nicolas de Crécy dans un extrait coupé de l'interview: «Le critique de Libé a utilisé une citation de Lautréamont qui est dans le Bibendum, et a fait tout son article là-dessus: c'était une citation classique à laquelle il pouvait se raccrocher, alors que ce n'est pas du tout essentiel dans mon travail. Ce genre de critiques m'agace par son côté réducteur» (Cité dans le volume C de R de réel, «Critique de la critique (suite)»).
http://www.liberation.com/livres/angouleme99/crecy.html

- La critique de Lire sur Le bibendum céleste, signée par l'historien Pascal Ory
http://www.lire.fr/bd/273_000165J.asp

- Un commentaire ironique assez fin sur les «personnages assez peu crédibles» tirés de Plaisir de myope, un ouvrage d'esquisses publié par Cornélius.
http://www.pipo.com/du9/du9/actu/bdinde/bdinde75.html

- Lire aussi l'article sur la Bande dessinée paru dans le volume B de R de réel

 

 
 
N.B. Les illustrations de Nicolas de Crécy sont à l'origine en couleurs.
(c) R de réel 2000. Reproduction interdite.

 

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