BANDE DESSINÉE
les bons et les méchants
R de réel
Volume B (mars-avril 2000)
Savoir
(Articles)

Voir aussi l'interview-critique de Nicolas de Crécy
 
 
 
  R.F. Outcault, The yellow kid,
dans les années 1890,
avant qu’il n’utilise des vignettes.
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  Winsor McCay, Little Nemo,
créé en 1905.
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  George Herriman, Krazy Kat,
années 1910.
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  Will Eisner, The spirit
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  Rodolphe Töppfer, L'homme au jabot, 1833.
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  E.O. Plauen, Vater und Sohn,
années 1930.
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  Chris Ware, The Acme Novelty Library.
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NOTES


1. Henri Filippini est l’ancien rédacteur en chef de feu Circus, déplorable mensuel des années 1980 et auteur d’un Dictionnaire de la Bande dessinée chez Bordas, 1989. Jacques Sadoul a publié chez J’ai lu en 1989 93 ans de BD, ce qui renvoie encore à la date de 1896 et au fameux centenaire... Retour au texte

2. On peut avoir un échantillon de leurs inexactitudes, partis pris, absurdités, conservatisme esthétique en consultant par exemple Le petit critique illustré, guide des ouvrages de langue française consacrés à la bande dessinée, de Harry Morgan et Manuel Hertz, chez P.L.G., 1997, ou simplement en allant faire un tour au rayon « ouvrages sur la bande dessinée » de la bibliothèque du coin. Retour au texte

3. On parle ici de la BD francophone depuis 1945, celle que nous connaissons le mieux. Retour au texte

4. La loi du 16 juillet 1949 réglementant les publications destinées à la jeunesse, d’inspiration franchement réactionnaire, a durablement enfermé les « illustrés » dans un carcan très étroit. Retour au texte

5. On cite ici Cosey comme on pourrait citer Juillard (Les 7 vies de l’épervier) ou Bourgeon (Les passagers du vent). Retour au texte

6. Le traitement est bien sûr d’un absolu premier degré : il ne s’agit jamais d’entamer une fatigante réflexion sur le genre et ses règles ; les bédéphiles réservent ces subtilités d’intellectuels au cinéma et à la littérature. Retour au texte

7. On pense surtout à la dernière décennie avec Boucq, Giaridino, Warnaut-Raives, Ceppi... Retour au texte

8. Répliques miniatures en plomb mettant en scène Tintin dans telle case de tel album, charentaises Bidochons, plateau émaillé Corto Maltese, trousse Lucky Luke, sérigraphies Boule & Bill... Retour au texte

9. Le B.D.M. (Bera, Denné et Mellot), argus qui recense régulièrement les « trésors de la bande dessinée », est une véritable cheville ouvrière du système spéculatif. Retour au texte

10. Seuls rescapés sérieux : Spirou, Fluide glacial, Psikopat ; l’Echo des savanes est devenu depuis belle lurette un magazine de charme.Retour au texte

11. Futuropolis a revu le jour en janvier 2000, avec La débauche de Daniel Pennac et Jacques Tardi : on est loin des « jeunes auteurs » des débuts. Retour au texte

12. Une partie des textes de Case, planche, récit a d’ailleurs été prépubliée dans les Cahiers de la bande dessinée. Retour au texte

13. Will Eisner a publié des extraits de ses cours à la School of Visual Art sous forme de deux livres récemment traduits en français : La bande dessinée, art séquentiel en 1997 et Le récit graphique en 1998 chez Vertige Graphic. Retour au texte

14. Cet essai est reproduit intégralement dans Töpffer : l’invention de la bande dessinée, textes réunis et commentés par Thierry Grœnsteen et Benoît Peeters, Hermann, 1994. Retour au texte

15. Vater und Sohn est heureusement en train d’être réédité au Seuil. Retour au texte

16. Comix 2000 est un ensemble de 2000 planches inédites d’auteurs du monde entier et édité à l’identique dans de nombreux pays, les planches étant muettes. Retour au texte

La bande dessinée, ce monde étrange et merveilleux, n’échappe pas à la règle : il y a les bons et les méchants. Oui d’accord, mais qui sont-ils ? Alors en gros, les méchants sont ceux qui entretiennent, voire défendent ouvertement toute une structure éditoriale allant de la création à la distribution, structure qui a bien failli nous la tuer, cette bonne vieille BD. Quant aux gentils, ils s’efforcent, parfois désespérément (plus d’un a abandonné), de trouver des solutions pour la tirer de l’embarras où les premiers la mettent.
Identifions tous ces gens-là plus précisément. Commençons par les méchants, c’est plus facile — d’autant qu’il y a quatre ans, en 1996, ils se sont manifestés avec une franchise désarmante. Il s’agit de tous ceux qui soutenaient mordicus que la BD fêtait ses cent ans. Outre qu’il est un peu vain de vouloir absolument lui trouver une date de naissance — les célébrations cinématographiques de 1995 avaient peut-être créé un appel d’air — ce prétendu centenaire repose sur autant d’inexactitude que de mauvaise foi.
À les en croire, la bande dessinée aurait été créée de toutes pièces, inventée par un génial dessinateur de presse américain, R.F. Outcault. Un jour de l’an de grâce 1896, Outcault décidait de publier les dessins de sa série The yellow kid (ill.) non plus sous la forme d’une seule image, mais en en juxtaposant plusieurs, formant ainsi une séquence. Alléluia, la BD était née. Il n’est pas faux de dire que Outcault est le premier Américain à avoir publié dans la presse américaine des récits sous forme de séquences de dessins. Il n’est pas faux non plus de dire qu’il est le premier à avoir inclus le texte (principalement des dialogues) dans l’image sous la forme de bulles (phylactères, pour faire chic). Ce qui est faux, en revanche, c’est d’affirmer que cela en fait le premier auteur de bande dessinée. Parce que cela revient à affirmer 1) que la bande dessinée ne peut être conçue que comme mass-media — ce qui est pour le moins problématique, 2) qu’une bande dessinée sans phylactères n’en serait pas une — que faire des BD muettes alors ?, 3) que toute la production du XIXème siècle, principalement européenne, n’existe pas — ce qui est absurde comme on le verra plus bas.
L’histoire officielle de la BD (qui commence, vous l’aurez compris, en 1896) s’est largement imposée au grand public : avant les années 1980 et Les cahiers de la bande dessinée, aucune critique à la fois sérieuse et accessible n’est venue contredire le dogme, tout au moins en France. Que les Américains défendent une telle vision des choses, cela peut se comprendre — un peu comme les Français qui, seuls au monde, continuent de clamer que Clément Ader a effectué le premier vol motorisé. D’autant que le comics américain du début du siècle est une véritable mine d’or, notamment grâce à Winsor McCay (Little Nemo) (ill.) ou George Herriman (Krazy Kat) (ill.). Tous les Américains ne tombent cependant pas dans le piège : deux des plus célèbres auteurs d’outre-Atlantique, Will Eisner (The Spirit), et Art Spiegelman (Maus) ont dit que ce centenaire était une aberration.
Alors en France et en Belgique, qui sont les méchants, et pourquoi le sont-ils ? On peut donner deux explications principales. D’abord la politique des grands éditeurs, qui s’est révélée sur le long terme pleutre et sclérosée : par peur de déstabiliser le marché, ils ont défendu une conception conservatrice de la BD. Et par malchance — c’est notre seconde explication — ils ont été légitimés par le travail d’une génération entière de prétendus critiques, qui a livré des décennies durant d’innombrables anthologies, dictionnaires, panoramas et autres histoires biaisées de la BD. Les plus connus d’entre eux sont Jacques Sadoul, Claude Moliterni, Henri Filippini(1) — il y en a d’autres. De toute évidence, la rigueur scientifique ne les intéresse pas vraiment(2). S’ils écrivaient dans le vide, ce ne serait pas bien grave. Mais ils ont eu une influence réelle et durable sur la production et la distribution de la BD. D’une part en l’enfermant dans son image de sous-culture, et d’autre part en applaudissant les grandes entreprises éditoriales ouvertement industrielles et commerciales. Le corpus qu’ils défendent(3) est un savant mélange de ce qu’ils lisaient eux-mêmes étant petits (Mandrake et Flash Gordon, par exemple), agrémenté de ce qui leur manquait tant à l’époque : le cul. Ils ont donc courageusement fait progresser la BD du stade enfantin à la puberté boutonneuse. Lorsqu’on se balade dans n’importe quelle librairie « spécialisée » ou au rayon BD de la Fnac, on comprend l’étendue du désastre (qui ne leur est bien sûr pas entièrement imputable(4)) : la grande majorité de la production est débile — parfois distrayante, mais débile. On répondra qu’il ne faut pas exagérer, que Cosey (Jonathan), ce n’est pas si débile que ça(5). Mais si l’on répond cela, c’est parce que c’est de BD qu’il s’agit et non de cinéma ou de littérature, et qu’on est tout de même nettement moins exigeant avec une bande dessinée qu’avec un film ou un livre. Soyons honnêtes : Cosey, c’est navrant. Penser que « pour de la BD » c’est déjà pas si mal, c’est obéir au commandement de complaisance institutionnalisé par nos amis critiques — on dit « bédéphiles » aussi.
Notre balade en librairie nous apprend encore autre chose. En plus de leur niveau généralement consternant, les BD disponibles sur le marché entrent toutes ou presque dans des catégories bien définies : heroic-fantasy, science-fiction, histoire, érotisme, humour, etc. Aucun des sous-genres littéraires ne manque(6), le tout étant organisé en séries — histoire de faire fructifier le filon une petite douzaine de fois — dans le même format (en gros, A4), avec le même nombre de pages (44), et les mêmes structures narratives éculées depuis quinze et parfois quarante ans (au choix : le parcours initiatique du héros qui encore et toujours deviendra homme, ou encore les gags en une page qui n’ont pas bougé depuis Modeste et Pompon de Franquin ou Quick et Flupke de Hergé). Les grands éditeurs préfèrent les recettes éprouvées. À chaque maison sa spécialité : Dupuis l’humour pour enfants, Delcourt le fantastique, Glénat le récit historique, Audie (Fluide glacial) l’humour pour adultes, etc., et le partage du marché est réglé.
Parlons maintenant de la distribution. Les supermarchés ne proposent évidemment que des séries ou des auteurs best-sellers bien établis. Les libraires généralistes, par manque évident de repères, mettent souvent en avant des BD présentant un vernis de qualités artistiques et littéraires « adultes », dans la ligne de Casterman et du défunt mensuel À suivre(7). Quant aux librairies dites spécialisées, elles ne remplissent que rarement leur rôle, et trahissent en général plus d’intérêt pour les innombrables et coûteux gadgets périphériques(8) que pour les albums eux-mêmes. À moins qu’elles ne se livrent à une spéculation éhontée, comme par exemple la librairie Boulinier (Paris VIème), qui achète des stocks énormes d’un album, de préférence un album isolé chez un petit éditeur ou un auteur un peu has been, et attend que sa cote monte au B.D.M.(9), pour ressortir le stock miraculeusement retrouvé et l’écouler à des prix délirants.
Un jeune auteur qui espère pouvoir gagner sa vie en travaillant pour une grande maison se voit aujourd’hui condamné à un succès rapide, surtout depuis les années quatre-vingt qui ont vu la mort de la quasi-totalité des périodiques de BD : Pilote, Charlie-mensuel, Tintin, Circus, Métal Hurlant, Pif gadget, et récemment À suivre, pour citer les plus connus. Malgré une certaine médiocrité, ces magazines avaient au moins le mérite inestimable de donner leur chance à des débutants pendant des années, le temps d’apprendre leur métier et d’avoir quelque chose d’original à dire. À présent que cette structure a presque entièrement disparu(10), le jeune auteur est contraint d’utiliser les mêmes recettes que ses prédécesseurs, de les singer, voire simplement de travailler pour un scénariste à succès — comme Cothias (Les 7 vies de l’épervier) ou Jodorowski (L’incal) — qui cherche un débutant pour illustrer à bon marché la suite, la jeunesse, ou les aventures des ancêtres de telle ou telle série à succès, le tout en priant pour avoir plus de chance que ses collègues. Manque d’expérience, de distance, de maturité : les premiers albums sont rarement bons, et ils ne se vendent bien que plus rarement encore. Après trois ou quatre flops, l’éditeur congédie notre jeune auteur, irrémédiablement oublié.
Ce système est si bien rodé qu’à la fin des années 1980, la BD pouvait passer pour un art mort, ou du moins définitivement condamné : présenter et diffuser la moindre production sortant des sentiers battus et rebattus de l’industrie nationale relevait alors de l’impossible. Une simple visite au CBBD (Centre Belge de la Bande Dessinée) à Bruxelles le montre. Il s’agit là d’un musée, accompagné d’une bibliothèque, présentant les gloires (pour la plupart passées) de la BD belge et uniquement belge — que serait la Cinémathèque française si elle ne projetait et ne conservait que des films français d’avant 1980 ? L’exposition permanente, un vague et consensuel historique du média, est régulièrement « enrichie » d’expositions temporaires, pour la plupart consacrées à des auteurs connus et largement distribués. Rien ici pour donner envie de lire, et encore moins de dessiner — un musée triste pour un art mort.
§
Alors, tout va mal ? Mais non, mais non. Cet état des lieux, encore valable au début de la décennie, est maintenant un peu dépassé, ou du moins incomplet. Car il s’est passé beaucoup de choses depuis 1990. Deux des principales structures qui défendaient encore une bande dessinée intelligente dans les années 1980 disparaissent alors : Les cahiers de la bande dessinée (seul mensuel intéressant de critique de BD disponible en kiosques, dirigé par Thierry Grœnsteen), et les éditions Futuropolis. Celles-ci, dirigées par Étienne Robial, furent longtemps l’unique éditeur « indépendant » d’envergure, et donnèrent des années durant leur chance à de nombreux jeunes auteurs — remplissant un peu le même rôle que le journal Pilote pendant les années 1960. Elles furent rachetées par Gallimard, puis supprimées(11).
Ces disparitions n’ont pas empêché l’émergence de nouvelles structures, créées en partie avec les mêmes personnes, les échecs passés leur permettant d’éviter certaines erreurs. Une nouvelle dynamique s’est manifestée tout à la fois sur les plans critique, éditorial et créatif — les trois étant liés.
Commençons par le ren-ouveau de la critique de BD. Si l’on consulte le Petit critique illustré (dictionnaire bibliographique, cf. note 2), on constate que la grande majorité des ouvrages est consacrée à certains aspects précis de la bande dessinée, comme : le strip quotidien de telle à telle année, les comics de super-héros, l’érotisme, l’âge d’or des années 1920-30, la censure, l’histoire de tel ou tel périodique, l’étude de tel ou tel auteur (dont, soit dit en passant, 25% est consacré à Hergé !), et ainsi de suite. Bref, la partie « Monographies » est de loin la plus développée (67 pages sur 196). En comparaison, la partie « Théorie » est ridiculeusement modeste : 36 ouvrages — alors que 56 sont consacrés au seul Hergé... Et si l’on consulte ces fameux ouvrages de théorie générale, on n’est pas déçu : à moins d’avoir de solides bases en sémiologie, on a bien du mal à suivre. Les auteurs sont souvent des universitaires qui se préoccupent moins de bande dessinée que de réflexions théoriques, linguistiques ou autres, très spécialisées donc peu accessibles.
C’est pourquoi la parution en 1991 de Case, planche, récit (Casterman) de Benoît Peeters semble constituer un événement de premier ordre. L’auteur (également connu comme spécialiste d’Hergé et surtout comme scénariste et co-auteur avec François Schuiten des Cités obscures) met lui-même le doigt sur la nouveauté de son ouvrage : « La chose me semble claire : même si le trait, la couleur ou le dialogue méritent parfaitement d’être analysés, il n’est pas sans intérêt de mettre l’accent sur ce que la bande dessinée est seule ou presque à mettre en œuvre : la case, le strip, la planche, les relations entre le texte et le dessin, entre le scénario et sa mise en images. Je m’efforcerai dans ces pages de proposer quelques clés de compréhension et de lever quelques malentendus, contribuant à la relance de ce genre trop peu fréquenté qu’est la théorie de la bande dessinée. » Il s’agit ainsi d’une analyse globale de ce médium, qui concilie à la fois l’étude de cas précis et l’analyse formelle. Mais la véritable nouveauté de l’ouvrage se situe dans la volonté clairement affichée de transmettre au grand public ce qui fait la spécificité, donc la richesse, la valeur et l’importance de la bande dessinée. Cette perspective était déjà celle des Cahiers de la bande dessinée(12) quelques années auparavant, ce qui avait été d’autant plus efficace que la revue se trouvait en kiosque. Mais le livre de Peeters, en tant qu’aboutissement, qu’objet cohérent (la maquette claire, l’abondante iconographie, le style à la fois pédagogique et chaleureux de l’auteur, la bonne distribution y sont pour beaucoup) est une réussite incontestable.
On remarquera au passage que nombre d’ouvrages théoriques majeurs sur la bande dessinée ont été écrits par des auteurs qui la pratiquent eux-mêmes : Peeters donc, mais aussi Will Eisner (Spirit, ill. ; Un bail avec Dieu, etc.)(13). L’année 1999 a vu la traduction de l’impressionnante somme de l’américain Scott McCloud, L’art invisible (Vertige Graphic), qui constitue un tour de force remarquable : il s’agit d’un ouvrage sur la bande dessinée, en bande dessinée — une première. Déjà en 1845, le suisse Rodolphe Töpffer (ill.) publiait le premier ouvrage théorique sur la bande dessinée, l’Essai de physiognomonie... après avoir été lui-même le premier auteur « d’histoires en estampes », comme on disait à l’époque(14). Töpffer — qualifié par Le petit critique illustré « d’Eisenstein du strip » — Eisner ou McCloud sont autant de preuves « qu’en dépit d’un préjugé particulièrement tenace, théorie et pratique, loin de s’opposer, peuvent mutuellement se relancer. » (Case, planche, récit).
C’est justement là tout le propos de l’OUvroir de BAnde dessinée POtentielle (OuBaPo), créé en 1993 par T.Grœnsteen et plusieurs membres de la maison d’édition L’Association (où un premier oupus est paru en 1997). Reprenant le principe de l’OuLiPo (OUvroir de LIttérature POtentielle, groupe fondé autour de Raymond Queneau en 1960, qui voulait réintroduire des contraintes de forme — figures de style imposées, structures mathématiques — dans la littérature), les membres de l’OuBaPo lancent de nombreuses pistes peu ou jamais utilisées auparavant, qui montrent qu’on est loin d’avoir épuisé toutes les possibilités qu’offre le langage de la bande dessinée. Et qui évitent de laisser le terrain de la réflexion théorique aux bédéphiles bêtifiants ou aux universitaires.
C’est manifestement ce que souhaitent faire Thierry Grœnsteen et son équipe du CNBDI (Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, basé à Angoulême), dont plusieurs membres collaboraient déjà aux Cahiers de la bande dessinée (citons notamment Gilles Ciment, Harry Morgan, Thierry Smolderen). En effet, le CNBDI ne se contente pas d’être une structure de conservation : il s’agit bien plus d’un centre de recherche et de réflexion destiné à contribuer à la bonne santé « de la bande dessinée et de l’image », mettant à contribution des personnalités d’horizons divers. La revue annuelle du centre, 9ème Art, permet d’avoir un aperçu de leur leurs travaux : outre des dossiers sur certains auteurs précis (Gotlib, Muñoz & Sampayo, M.A. Mathieu, etc.), l’accent est mis sur la redécouverte de la bande dessinée du dix-neuvième siècle — d’avant 1896. Car qui aujourd’hui a réellement lu les œuvres de Christophe (La famille Fenouillard) ou de Wilhelm Busch (Max & Moritz)? Qui, aujourd’hui, connaît Adolf Oberländer, Cham, Henri de Sta ou Adolphe Willette? Qui, aujourd’hui, se doute que des personnalités telles que Gustave Doré, Caran d’Ache ou Nadar ont pratiqué la bande dessinée, souvent brillamment? Force est de constater que la bande dessinée est un art largement amnésique, dont d’innombrables auteurs, et non des moindres, ont été durablement occultés. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de remonter jusqu’au siècle dernier pour en trouver des exemples : Samivel (Bonshommes de neige) ou E.O.Plauen (Vater und Sohn(15), ill.), deux auteurs majeurs des années 1930-40, restent largement inconnus du public. Le travail de recherche, de mise à jour et de publication du CNBDI dans ce domaine est donc remarquable, et si le centre lui-même publie relativement peu (signalons cependant Maestro, « roman dessiné » malheureusement inachevé de Caran d’Ache, publié en 1999), c’est probablement grâce au travail et la publicité que lui ont consacrés ces critiques que les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer ont fait l’objet de plusieurs rééditions ces dernières années. Il serait cependant incomplet et injuste de réduire le travail du CNDBI à une simple redécouverte d’auteurs oubliés — après tout, les éditions Pierre Horay (malheureusement souvent dans des conditions d’impression et de lettrage catastrophiques) ou Futuropolis (collection Copyright) se sont déjà chargés de rééditer de nombreuses bandes, du tournant du siècle en général, il y a bien vingt ans de cela.
Cette mise en valeur du dix-neuvième siècle prend tout son sens dans le cadre du débat sur le prétendu centenaire de la bande dessinée : s’attacher à l’enfance de la bande dessinée n’a rien d’innocent. Allons plus loin : il est remarquable que la plupart des auteurs de bandes dessinées du dix-neuvième siècle se soient également, voire surtout, distingués comme caricaturistes, dessinateurs de presse ou d’humour ou encore comme illustrateurs (ainsi Gustave Doré ou Caran d’Ache). Il est donc question d’une époque où bande dessinée et caricature étaient intimement, essentiellement liées — de nombreux auteurs ne faisant même pas de véritable distinction entre les deux. Si l’on observe le vingtième siècle, on se rend compte qu’il n’a pas subsisté grand-chose de ce lien fondateur, surtout à partir du moment où l’on a voulu faire passer la bande dessinée pour un média destiné uniquement à « la jeunesse » — toujours cette loi de 1949... La caricature, le dessin satirique ou de presse étant considérés comme essentiellement subversifs et donc réservés à un public d’adultes, il n’est pas étonnant que dans l’immense majorité des cas, les deux pratiques aient été strictement séparées l’une de l’autre. En France, ce lien a été rétabli, réhabilité même, par l’équipe d’Hara-Kiri / Charlie-mensuel / Charlie-hebdo, qui s’adressaient surtout aux adultes. Cabu, Gébé, Wolinski, Willem, Reiser, tous ont pratiqué assidûment à la fois bande dessinée, dessin d’humour et dessin d’actualité. Aujourd’hui encore, outre les sus-cités, seuls quelques dessinateurs comme Sempé, Altan, Quino, Gerhard Seyfried ou Pétillon continuent à pratiquer les deux genres — pas nécessairement de manière simultanée.
Il est alors bienvenu de mettre l’accent sur le « I » de « image » du CNBDI, puisque c’est lui qui donne toute sa pertinence à cette structure : il s’agit bien d’arracher la bande dessinée à son histoire officielle, l’histoire « bédé », fermée sur elle-même, étouffant sous l’autoréférence. L’exploration des liens que la bande dessinée entretient avec l’image (peinte, imprimée, photographiée, animée et surtout dessinée) ne peut apparaître que nécessaire et salutaire. Et c’est justement la perspective adoptée par le CNBDI, comme l’atteste l’éditorial du n°3 de 9ème Art, écrit par son directeur André-Marc Delocque-Fourcaud. Évoquant le débat provoqué au sein de la rédaction par le choix de l’illustration de couverture du numéro (un dessin de Gustave Doré mettant en valeur sa facette « illustrateur » plutôt que « auteur de bandes dessinées »), il justifie son choix comme ceci : « [...] il m’a semblé que la bande dessinée, bien plus qu’un genre de narration graphique, est un état d’esprit qui ne doit obéir à aucune autre contrainte que son expression : le trait. Le mot en français est synonyme de flèche, il nous a donné le « trait d’esprit ». Oui, l’auteur de bande dessinée est bien un archer, un Robin des bois de la littérature. » Certes une telle déclaration peut prêter à discussion, mais ouf ! comme on est loin des enfantillages précédents (« faut-il une bulle pour faire une BD ? », et ainsi de suite). Quoi qu’on en pense, il s’agit là de critiques dignes de ce nom, qui ne craignent ni le débat de fond, ni de problématiser leur démarche.
On retrouve cette volonté d’ouverture sur le terrain : outre la participation de T.Grœnsteen (avec G.Ciment) à l’OuBaPo et sa contribution à la création d’une collection réservée à la bande dessinée aux éditions Autrement (« Histoires graphiques », qui semblent malheureusement avoir été mises en sommeil), signalons également un important travail d’organisation de conférences, de colloques et d’expositions. Se situant dans un état d’esprit assez proche, B.Peeters et F.Schuiten ont publié en 1996 un ouvrage (L’aventure des images : de la bande dessinée au multimédia, Autrement) où ils racontent les différentes étapes de leur collaboration en matière de bande dessinée (notamment dans le cadre des Cités obscures), et en dehors : diaporamas, expositions, scénographie, roman-photo, film d’animation, internet.
Ces efforts des critiques en faveur d’un changement radical de la pratique de la bande dessinée coïncident avec des aspirations similaires de la part de toute une génération de jeunes auteurs. Il s’est ainsi passé au début des années 1990 un phénomène comparable à celui des années 1960-70, lorsqu’une grosse partie des auteurs du journal Pilote avait décidé de prendre son avenir éditorial en main. Plusieurs structures éditoriales, généralement créées par de jeunes auteurs désirant garder le maximum de contrôle sur la diffusion de leur travail, ont rapidement vu le jour : L’Association, Amok, Ego comme X, Cornélius, Le Lézard, Le Dernier Cri, Frigo (en Belgique), Reprodukt (en Allemagne), Strapazin (en Suisse). Le succès venant (prudemment), les formules éditoriales créés par ces jeunes éditeurs ont suscité l’engouement : Le Seuil et Autrement ont ainsi décidé de s’aventurer sur le marché de la bande dessinée, créant chacun sa propre collection. Quant aux éditeurs classiques et établis de BD, plusieurs ont créé des collections au format et à la maquette clairement inspirés des ouvrages publiés par ces jeunes maisons d’édition : citons « Roman BD » chez Dargaud, ou « Manga Casterman » (en lien avec la vogue du manga, la bande dessinée japonaise) — ces initiatives se situant bien entendu dans la perspective de récupérer et de tirer profit des inventions des nouveaux éditeurs, selon un schéma tout à fait comparable à la guerre que se livrent majors et labels indépendants dans le domaine musical. D’où l’importance vitale de garder le contrôle de la distribution. C’est ainsi qu’un éditeur comme L’Association s’est également fait distributeur, formant peu à peu un imposant catalogue, où l’on retrouve des ouvrages de Futuropolis, Cornélius, Seuil, Ego comme X, Chacal puant, Le Dernier Cri, etc.
Ce cadre favorable (puisqu’ils l’ont eux-mêmes façonné) a permis à de nombreux jeunes auteurs de mûrir et de s’épanouir. Il est à noter que si ces dessinateurs ont beaucoup de points communs (l’âge, souvent 25-35 ans, le désir de travailler et diffuser sans entraves externes, etc.), ils s’expriment dans des styles très différents, chaque éditeur reflétant les affinités du groupe qui l’a constitué. Un autre point commun, et non des moindres, se trouve dans la volonté très nette de rompre par tous les moyens possibles et imaginables avec l’album classique de BD, ses stéréotypes formels (format à peu près A4, nombre de pages immuable, quadrichromie, etc.) et son contenu (organisation en séries, « aventures », procédés romanesques à deux sous, etc.). Parmi les moyens mis en œuvre dans cette perspective, certains sont directement liés au travail de l’éditeur, comme l’adoption de formats auparavant peu utilisés, ainsi le format comics (à l’image des comic books américains : proche du format A5, peu de pages), le manga (nombre élevé de pages, mise en image permettant une lecture rapide), le format à l’italienne, ou diverses excentricités — dont Cornelius et surtout L’Association se sont fait les champions, avec par exemple la collection « Patte de mouche » (de très petite taille) ou un album de 500 pages de Trondheim (Lapinot et les carottes de Patagonie) ou encore le tout récent Comix 2000 (2000 pages)(16). Là où les grandes maisons d’édition refusent quasi systématiquement toute innovation formelle, ces initiatives montrent combien il est fructueux de pouvoir compter sur un éditeur courageux.
Un autre moyen par lequel les auteurs ont pris leurs distances avec l’esprit « bédé » a été l’élargissement de leur corpus thématique. À cet égard, l’autobiographie — qui avait certes déjà été largement explorée par Crumb, Spiegelman (dans Maus, récit des rapports de l’auteur avec la mémoire de son père, ancien déporté) voire, de manière détournée, par Gotlib ou Moebius — a connu un véritable boom au début des années 1990 : les éditions Ego comme X en ont fait leur raison d’être. L’autobiographie s’est mêlée à des genres voisins comme l’adaptation de rêves (Julie Doucet, David B.) ou le récit de voyage (Jochen Gerner) — ce qui se rapproche du reportage, vaste terrain encore très peu investi. Citons à ce propos L’Association en Egypte (L’Association), recueil de quatre reportages au pays des pyramides, Palestine de Joe Sacco (Vertige Graphic), les témoignages d’Aleksandar Zograf sur la vie en Serbie (publiés dans Lapin, la revue de L’Association), ou La Présidente, excellente contribution de Blutch et J.C.Menu au numéro Noire est la terre de la revue Autrement (collection « Histoires graphiques »).
Même quand ils sont publiés par des éditeurs classiques, certains auteurs trouvent quand même le moyen de se moquer de leur support de publication (l’album-type) et de le miner de l’intérieur. L’équipe de À Suivre avait en son temps suivi la démarche inverse en s’efforçant d’introduire le roman dans la bande dessinée. Il s’agissait là d’une démarche constructive : afin de sortir de l’impasse de l’album classique (44 pages) qui condamne au poncif, le nombre de pages était adapté au contenu (démarche adoptée depuis par tous les éditeurs indépendants) afin de laisser au récit le temps et la place de s’épanouir. Cette formule a permis la parution d’incontestables réussites comme Ici Même, de Tardi et Forest, ou les œuvres d’Hugo Pratt — avant de décliner, pour finalement se conclure par la disparition récente de À suivre. Aujourd’hui, après l’échec de cette tentative de changement des règles éditoriales de l’industrie de la bande dessinée, la perspective est inversée : il s’agit désormais de ridiculiser, de maltraiter les produits éditoriaux établis, afin qu’il ne soit plus sérieusement possible de publier un album standard sans passer pour un imbécile ou un homme d’affaire. Il est douteux que cette stratégie ébranle sérieusement l’industrie de la bande dessinée — mais en attendant, qu’est-ce qu’on s’amuse !
Ainsi la série de Lewis Trondheim chez Dargaud, Les formidables aventures de Lapinot, où l’auteur renverse l’une après l’autre les caractéristiques du récit-type de l’album destiné « à la jeunesse ». Un album sur deux de la série transporte le personnage à différentes époques, tandis que le suivant se déroule dans un cadre contemporain — ce qui va déjà à l’encontre de l’organisation de la majorité des séries. Trondheim nous fait assister soit à une accumulation paroxystique et absurde d’événements (Walter, parodie de roman fantastique à la Gaston Leroux ou à la Lovecraft) soit à rien, ou pas grand-chose — la vie quotidienne, quoi. Dans cette même veine, citons Slaloms, Pichenettes, et surtout Pour de vrai, virtuose succession d’avortements romanesques. À chaque page, case après case, Trondheim esquisse (parfois très discrètement, parfois ostensiblement) un début, une promesse d’intrigue qui, systématiquement, ne débouche sur rien. Au bout du compte, l’histoire racontée est nettement plus vivante et vivifiante que n’importe quel album riche en rebondissements multiples. Évoquons également ici l'oeuvre de Nicolas de Crécy. (cf. interview-critique).
Autre façon de se moquer d’un genre : la « série » commune de Trondheim et Joann Sfar, Donjon (chez Delcourt), qui se présente quant à elle a priori comme une série d’heroic-fantasy, dans un monde relativement proche des romans de Tolkien — à la différence près que les auteurs y mélangent tout, références et codes du genre, pour déboucher sur un savant n’importe quoi. Il s’agit d’ailleurs de la spécialité de Sfar, au vu de la majorité de sa production : un jeu aussi habile qu’érudit avec les codes de tous les genres possibles et imaginables (science-fiction, heroic-fantasy, fantastique, aventures sahariennes, histoires de corsaires, polars, etc.) et de mythes d’origines très diverses (on retrouve sous sa plume un golem, un vampire, une mandragore, le Gibbous, trois cabballisteros adeptes de duels talmudiques, le sinistre Professor Krupp, etc.). Dans Donjon, cette accumulation de mélange de références atteint l’absurde et le grotesque. La parodie des autres séries du même (sous-)genre se fait féroce quand, après la sortie de deux albums dans la série-mère (Donjon, donc), le troisième fournit l’occasion d’ouvrir un nouveau cycle (Donjon Crépuscule, qui commence au numéro 101), avant même que le premier ait pu s’épanouir ; sans nous laisser le temps de souffler, le quatrième album, dessiné par Christophe Blain, en inaugure déjà un troisième : Donjon Potron-minet ( ! ).
Cette déconstruction de l’album-type est poussée dans ses retranchements par Marc-Antoine Mathieu dans sa série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves (Delcourt). Malgré son nom, le personnage principal n’y a qu’une importance secondaire, puisque de toutes façons il subit le récit, vaste machine d’inspiration kafkaïenne où les véritables héros sont les éléments constitutifs de la bande dessinée : la case, l’image, le début, la fin, le noir sur blanc, le blanc sur noir... Cette série a beaucoup de points communs avec Les Cités obscures, autre terrain d’exploration et d’expérimentation : extrapolations vers l’architecture, le roman-photo, le roman graphique, etc.
Dans cette voie, l’aventure éditoriale la plus originale est sans doute le projet délirant de l’américain Chris Ware, The Acme Novelty Library (ill.), qui accumule à lui seul tous les procédés énumérés précédemment (et peut-être d’autres, insoupçonnables), tant pour la présentation générale (formats en tous genres, maquette tantôt exubérante, tantôt d’une grande rigueur, parodie des revues des années 1920 du genre Reader’s Digest — avec courrier des lecteurs, fausses publicités, diverses rubriques bidons — différents types d’impression, différents types de papiers, numérotation et chronologie chaotiques, etc.) que dans les bandes dessinées elles-mêmes : styles de dessins très variés (parodiant souvent tel ou tel dessinateur), expérimentations visuelles, emprunts au dessin animé des années 1920-30, mise en page acrobatique, références multiples, gags en une page alternant avec récits rigoureux et implacables... Cette « série » (treize volumes parus à ce jour) constitue un sommet difficilement égalable dans cette voie, tant la virtuosité s’applique à une diversité encyclopédique des moyens mis en œuvre. The Acme Novelty Library n’est malheureusement toujours pas traduit en français, mais L’Association projette paraît-il de le faire — souhaitons qu’ils se dépêchent.
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...alors check it out ! Souvenez-vous que la bande dessinée n’a pas attendu les jeunes auteurs des années 1990 pour produire des merveilles même si les dix dernières années ont été particulièrement riches, et allez à la bibliothèque ou chez le libraire du coin — il n’y aura certainement pas grand-chose d’intéres-sant, mais en fouillant un peu...
Et puis « une BD, ça se lit vite. » (haha).

Arnaud Robin


 

 
 
 
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