DÉFENSE DE L'ILLUSTRATION
l'image est un texte est une image
R de réel
Volume I (mai-août 2001)
Critique
(Articles)

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NOTES

1. Un Autre Monde, 1844, s’ouvre sur cette saynète mettant aux prises la Plume et le Crayon. Les textes sont de Taxile Delord, les illustrations de Grandville. Cf. aussi Les Petites Misères de la vie humaine (1843), écrites par Old Nick et illustrées par Grandville. [Retour au texte]

2. G. Genette, Mimologiques, Seuil, 1976, rééd. Points, 1999. [Retour au texte]

3. Sur Grandville, cf. entre autres : P.Kaenel, Le métier d’illustrateur 1830-1880. Töpffer, Grandville, Doré, éd. Messene, 1996 ; L.Garcin, Grandville, révolutionnaire et précurseur de l’art du mouvement, Éric Losfeld, 1970 ; Grandville (présentation de Roland Topor), Garnier, 1979 ; revue Bizarre, n°2, 1953. [Retour au texte]

4. Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, 1865. [Retour au texte]

5. Sur l’histoire des abécédaires, cf. S.Le Men, Les abécédaires français illustrés du XIXe siècle, Promodis, 1984, et J.Adhémar, « L’enseignement par l’image », in La Gazette des Beaux-arts, février 1981. [Retour au texte]

6. Comenius, préface à l’Orbis sensualium Pictus, 1658. [Retour au texte]

7. Le Premier Livre de l’enfance, 1806, cité in S.Le Men, op. cit. [Retour au texte]

8. Il est intéressant de constater que le quotidien Le Monde, qui n’a aucune tradition graphique (jusqu’aux années 1980, les photos y étaient proscrites), mais qui s’est tourné vers l’image pour conquérir un plus large public, ressemble de plus en plus à un tabloïd quadri. À l’inverse, Libération, conçu très tôt comme un objet visuel, continue, bon an mal an, à proposer des photographies et des dessins riches de sens. [Retour au texte]

9. H. Damisch, in « La peinture prise au mot », préface à Meyer Schapiro, Les Mots et les Images. Sémiotique du langage visuel, 1969, Macula, 2000. [Retour au texte]

10. Baudelaire, Quelques caricaturistes français, 1858, in Œuvres complètes, t.II, Pléiade. [Retour au texte]

11. Cf. Léonard de Vinci, Ut pictura poesis (in Le traité de la peinture, textes choisis par A. Chastel, Berger-Levrault, 1987) : « Pour figurer les choses corporelles, le peintre et le poète diffèrent autant que les corps démembrés et les corps complets. Le poète, dans la description de la beauté ou de la brutalité d’un corps, te le montrera membre à membre ou par aperçus successifs, tandis que le peintre te le fera voir entier et d’un seul coup. » La querelle est ancienne entre les arts visuels, qui seraient synthétiques, et les arts littéraires, qui seraient analytiques. [Retour au texte]

12. Fabrice Bousteau, éditorial de Beaux-arts, janvier 1999. [Retour au texte]

13. Cf. l’ouvrage essentiel de Benoît Peeters, Case, planche, récit. Lire la bande dessinée, Casterman, rééd. 1998, qui montre la complexité et les subtilités possibles du rapport entre texte et image. Outre dans les bandes dessinées, la dichotomie entre texte et image est niée dans les rébus et jeux d’images tels que l’héraldique, la grottesque (cf. A. Chastel, La Grottesque, Le Promeneur, 1988) en ont fait usage. [Retour au texte]

14. Abbé Louis Du Mas, Bureau typographique, 1733. [Retour au texte]

15. Gustave Flaubert, lettre à G. Charpentier du 16.II.1879. [Retour au texte]

16. Don Quichotte, illustré par Gus Bofa (4 vol., 400 dessins), Paris, Simon Kra, 1926-27. [Retour au texte]

17. Cité in Roger Bouillot, Gus Bofa l’incendiaire, Futuropolis, 1980. Cf. aussi Gus Bofa, Malaises, 1930, rééd. La Machine 1997. [Retour au texte]

 

 

image de Grandville

Le Crayon — Vos inspirations ne me suffisent plus, votre tyrannie me fatigue ; j’ai été trop modeste jusqu’ici, il est temps que l’univers apprenne à me connaître. Dès aujourd’hui je prends la clé des champs ; je veux aller où me conduira ma fantaisie ; je prétends moi-même me servir de guide : vive la liberté !

La Plume se plaignant auprès du Canif [symbole de l’éditeur] — C’est le Crayon qui se croit tout permis maintenant, depuis la métaphore jusqu’au coq-à-l’âne. Il veut partir sans moi pour un pèlerinage de je ne sais combien de livraisons, comme s’il pouvait se passer de mon assistance, comme si le passé n’était pas là pour l’avertir de l’impuissance de sa tentative.

Le Crayon — Le passé ? Il me semble que certains albums sont là pour rétorquer l’argument en ma faveur. C’est moi qui le premier t’ai appelé à mon aide[1].


L’écriture était un pictogramme avant d’être une lettre. Les enfants et les analphabètes prennent l’alphabet au pied de la lettre : pour ce qu’il est, à savoir un dessin. Ils s’étonnent des formes insensées des lettres, qui font qu’un I est raide[2]. Les ouvrages de Grandville[3], qui contiennent tous une mise en abyme de la fabrication du livre, le rappellent. Et pourtant une dichotomie persiste : un texte n’est pas une image, une image n’est pas un texte. On doit choisir son camp : ou le texte, ou l’image. Textuel ou visuel. Sachant que mieux vaut être du côté des textuels : ça fait plus sérieux.

Alice s’étonne devant le livre de sa grande sœur : « What is the meaning of a book without pictures ? »[4] — la preuve qu’elle est encore une enfant, incapable de lire un livre sans images. L’image est concrète : plaisir des sens, inférieur à l’esprit et à son langage, à l’abstraction qu’est le texte. L’image est une friandise. « À qui donnerons-nous des images ? À l’enfant qui a le mieux récité ses leçons et composé ses devoirs », lit-on à la lettre I d’un vieil abécédaire[5], prompt aux mises en abyme sur le plaisir enfantin des images. Les livres illustrés servent à « éveiller et à aiguiser de plus en plus l’attention sur les objets représentés puisque les sens, principaux guides de ce tendre âge, où l’esprit n’est pas encore capable de s’élever à la contemplation des choses immatérielles, cherchent toujours les objets matériels, languissent et s’ennuient en leur absence »[6]. Pour apprendre à lire, il faut des images : car les lettres seules ennuieraient les enfants. L’image « a sur les enfants de puissants attraits : rien n’est plus prompt à captiver leur regard et à fixer leur attention »[7]. Vous êtes un enfant ? C’est donc que vous aimez les images. Vous aimez les images ? C’est donc que vous êtes un enfant.

Les images servent à aguicher et à égayer. Un texte sans images paraît trop austère pour être lu dans le métro : d’où l’image, non nécessaire, dans certains magazines ou journaux pour adultes. Les images ne sont pas l’objet d’intérêt ; elles en sont le décor. Mais pas toujours un décor choisi, pas toujours un décor imaginé. On parle d’un quidam ? Photo du quidam, nécessairement. La photo casse la mise en page[8] ? La photo n’est pas belle ? Qu’importe : illustration obligatoire, pour capter l’attention du lecteur potentiel, considéré assez bête pour être attiré par une mauvaise photo de 7,5 cm² qui n’est dictée par aucun choix esthétique conscient. Pas de photo disponible ? Un dessin, alors ? De quoi ? De ce que raconte l’article, de ce qu’il inspire, et surtout pas le contraire. Le terme d’illustration contient, en lui-même, une hiérarchie : ce qui illustre est inférieur à ce qui est illustré, et pourrait bien ne pas y être. La presse refuse l’idée qu’une image soit, en tant que telle, un élément d’information. De temps en temps, on verra bien des cahiers de photos, mais avec tout de même du texte : car si les photos ne sont bonnes qu’à créer un « choc », les mots, eux, ont du « poids ». Or pourquoi ne pourrait-on pas dire des choses avec les seules images ?

L’illustratio, avant de ne désigner que les images, a désigné les explications et exemples didactiques accompagnant un texte : “illustrer”, c’était expliquer, éclairer, développer, commenter. Un texte illustrait un texte. Hubert Damisch demande : « Si “illustration” il y a, au sens étymologique du mot, pourquoi l’opération ne jouerait-elle pas dans les deux sens, l’image étant susceptible d’éclairer (latin illustrare) le texte autant que celui-ci l’éclaire elle-même ? »[9] Pourquoi la hiérarchie texte-image est-elle favorable au texte ? De temps à autre cependant, la hiérarchie est inversée : ici une image qui, selon la formule consacrée, « en dit plus long qu’un long discours », là un livre de photographies ou de peintures illustré de textes qui ne sont que des béquilles pour ceux qui ne sauraient pas les apprécier seules. En fin de compte, c’est la notion de hiérarchie qui est gênante : car elle oblige à retomber sur le choix, texte ou image. Comme si un livre ne pouvait mélanger texte et image sans que le lecteur ne sache immédiatement si le texte est plus difficile que l’image, ou le contraire.

Baudelaire critique d’art adopte un point de vue caractéristique de l’incompréhension face aux mélanges entre le texte et l’image. Baudelaire aime Daumier, car Daumier est, clairement, un dessinateur : « l’idée se dégage d’emblée. On regarde, on a compris. Les légendes qu’on écrit au bas de ses dessins ne servent pas à grand chose, car ils pourraient généralement s’en passer ». Baudelaire n’aime pas Grandville, qui à ses yeux ne sait pas choisir son camp : « Grandville, c’est tout autre chose. Grandville est un esprit maladivement littéraire, toujours en quête de moyens bâtards pour faire entrer sa pensée dans le domaine des arts plastiques ; aussi l’avons-nous vu souvent user du vieux procédé qui consiste à attacher aux bouches de ses personnages des banderoles parlantes »[10]. L’expression est lâchée : moyens bâtards. Le préjugé est ancien. Schapiro le rappelle sans son ouvrage Les Mots et les Images[9] : la peinture a pu inclure des fragments d’écriture qui n’étaient pas des légendes. Ainsi dans certains livres médiévaux, mais aussi dans certaines sculptures, mosaïques, les figures portent des rouleaux où sont transcrites les phrases qui leur sont attribuées : la parole est représentée sous la forme d’un filet de lettres jaillissant de la bouche d’une personne figurée dans la miniature. Les exemples ne manquent pas de scènes où un dialogue est illustré par un affrontement virtuel de rouleaux qui signifie la joute verbale, même quand on n’y voit rien d’écrit. Et Schapiro de noter : « L’irruption du mot écrit dans l’image peut bouleverser l’ordre spatial, heurtant l’idée que le lecteur moderne se fait de la peinture comme totalité artistique unifiée. Le procédé surprendra moins [...] le lecteur de bandes dessinées modernes ». Bande dessinée ? « Considéré comme naïf ou vulgaire, propre à une forme d’art mineure, quoique plaisante », le mélange entre le texte et l’image est « perçu comme une anomalie. Aristote, parlant des définitions imparfaites d’un concept ou d’une chose (celles qui ne permettent pas de savoir ce qui est défini au juste) les comparait aux œuvres de ces peintres anciens dont les sujets seraient incompréhensibles sans l’inscription qui les explique »[9]. Ni un texte, ni une image : bâtard, impur, donc moins artistique, forcément.

À l’adjectif « bâtard », Töpffer préfère le mot « mixte », et l’assume. En préface de l’Histoire de M. Jabot (1837), il affirme : « Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose d’une série de dessins autographiés au trait. Chacun de ces dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose ». Texte et dessins irrémédiablement liés : la fin de la vieille opposition entre le texte et l’image[11], leurs modes différents de lecture et d’écriture. C’est pourtant tout bête : il suffit de reconnaître son statut d’art à un genre qui use de moyens nouveaux. Le combat n’est pas gagné, car les vieilles craintes (sur le mode « c’est terrible, mon enfant ne lit que des BD, et jamais des vrais livres ! ») se retrouvent dans les éditoriaux des magazines d’art : « Soyons clairs, si nous consacrons notre couverture et un dossier aux tendances de la bande dessinée en France, ce n’est pas que nous considérions la BD comme de l’art. Les problématiques et les enjeux de Buren et de Bilal n’ont rien de commun. Mais, indéniablement, la BD est un genre graphique et littéraire d’une grande richesse qui mérite que nous en rendions compte. [...] La BD offre une telle diversité de production qu’il est quasiment impossible pour le néophyte de s’y repérer. »[12]. De fait, les néophytes en matière d’images sont nombreux : car nous n’avons jamais appris à lire des images — et si l’on commente Molière dès la sixième, il faut faire un bac artistique pour éventuellement commencer à découvrir que les objets graphiques se lisent à l’identique d’un texte littéraire. L’œil et le cerveau sont tout autant sollicités par leur parcours au sein d’une image de Grandville que par la lecture d’un poème de Baudelaire. Mais puisqu’on ne sait pas lire une image, on considère qu’il suffit de quelques secondes pour regarder la première quand il faut consacrer plusieurs minutes à lire le second. Regarder/lire : de façon symptomatique, l’expression « lire une image »[13] reste aujourd’hui encore considérée comme un oxymoron.

Car l’image apparaît aux yeux de beaucoup comme une source de distraction avant toute chose. À propos des abécédaires, l’abbé Louis Du Mas affirme, dans un souci pédagogique : « Les lettres sont sans ornement parce qu’il ne faut présenter aux enfants aucun autre objet que celui qu’il est uniquement essentiel d’apprendre. Il est de la dernière importance de ne point détourner l’attention des enfants par des figures étrangères, auxquelles les enfants s’attachent, plutôt qu’à ce qu’on se propose de leur faire apprendre »[14]. Et si l’on refuse à un abécédaire des illustrations, à plus forte raison les refusera-t-on à un roman. Flaubert a ainsi pu écrire : « Toute illustration en général m’exaspère — à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres — et de mon vivant, on n’en fera pas »[15]. L’argument implicite de Flaubert est le suivant : lorsque le texte se suffit en lui-même, lorsque le texte est réellement littéraire, l’illustration ne peut être qu’une illustration qui gêne le plaisir du lecteur — de même qu’un mauvais commentaire gêne le plaisir du spectateur d’une image. Les contre-exemples ne manquent pourtant pas. De nombreux « grands » textes ont pu être (bien) illustrés, des multiples versions de la Bible au Voyage au bout de la nuit de Céline (illustré par Tardi, éditions Futuropolis). On peut citer celui dont Tardi s’est directement inspiré : Gus Bofa, lequel illustra, entre autres, le Don Quichotte de Cervantes[16]. Bofa affirmait : « Les livres ne demandent pas à être illustrés au sens où l’entendent généralement les éditeurs, non plus qu’un dessin à être raconté, ou une statue à être coloriée ou vêtue d’étoffe... Une bonne illustration doit être décorative et cérébrale. Décorative parce qu’elle a l’honneur de figurer dans un ensemble typographique qu’elle détruirait par un mauvais équilibre ; cérébrale puisqu’elle est, en somme, un second livre en marge du premier »[17]. Un second livre en marge du premier : qui pourrait ne pas y être donc, mais qui, lorsqu’il y est, est un livre à part entière, qui construit un objet nouveau, à double visage.

L’argument nous semble être le bon. Quelque chose est sûr : on n’a pas la même expérience de lecture selon qu’on lit les Fables de La Fontaine illustrées par Gustave Doré, ou non. Le regard parcourt différemment le texte sur la page. Mais il y a une différence aussi selon qu’on lit un livre de poche ou une édition du XIXe reliée en cuir. La lecture est conditionnée par l’objet lui-même, par l’ensemble de son aspect : son format, son âge, son état. Les illustrations éventuelles ne sont qu’une partie du tout. Elles ne sont pas l’irruption de l’image dans le texte, puisque le texte est aussi image. Le livre, fût-il sans photographies, sans illustrations, n’en demeure pas moins matériel, puisque l’absence même d’images est un élément visuel : un livre gros, touffu, à l’écriture serrée, entrecoupée d’italiques, de majuscules, de notes, parle aux sens, tout comme un livre illustré — la meilleure preuve étant que son apparence peut rebuter certains. Et de même que la plus belle pièce de Racine peut sembler inécoutable à cause de la diction de tel ou tel acteur, de même il est des mises en page et des typographies qui peuvent gêner la lecture d’un même texte. La mémoire du texte est aussi tactile et visuelle. Aucun texte n’est sage comme une image.

Alors comme Alice on s’exclame : What is the meaning of a book without souci graphique ?


Laetitia Bianchi (& R.M.)


La Plume — Votre amour-propre de père vous aveugle, mon cher ami. Vous avez voulu n’en faire qu’à votre tête, vous m’avez reléguée au second plan, vous avez bouleversé les lois fondamentales de la littérature, et vous avez manqué votre but. Vous avez cru qu’il suffisait d’avoir de l’imagination pour plaire, d’être ingénieux pour être amusant : vous vous êtes complètement trompé. Le public veut du roman : lui en avez-vous donné ? Vous avez taillé sans pitié dans toutes mes descriptions, supprimé tous mes personnages ; vous n’avez voulu ni incidents, ni épisodes, ni péripéties ; le dessin seul a régné ; applaudissez-vous du résultat.

Le Crayon — Oui certes !

La Plume — Toutes les Plumes de Paris vous feront payer cher votre orgueil outrecuidant.

Le Crayon — J’aurai pour moi tous les Crayons.

La Plume — Mais les Crayons n’écrivent pas.


 

 

 

 
 
 
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