IMPÔTS pourquoi être impatients de les payer |
R
de réel Volume I (mai-août 2001) Savoir (Articles) |
![]()   ![]()   ![]()
a. P. Clastres, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politique, Minuit, 1991. b. A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, justification politique du capitalisme avant son apogée, P.U.F., 1980, rééd. 1997. c. M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985. d. M. Aglietta & A. Orlean, La monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998. e. A. Barilari, Le Consentement à l’impôt, Presses de Sciences Po, 2000.
PRINCIPAUX IMPÔTS Les impôts sont prélevés en France au bénéfice de l’État, des collectivités locales, des administrations de sécurité sociale et de l’Union Euro-péenne. Les recettes fiscales nettes de l’État s’élèvent à 1 550 milliards de francs. Il s’agit principalement de l’impôt sur le revenu (335 milliards), de l’impôt sur les sociétés (230 milliards), de la TVA (680 milliards) et de la Taxe intérieure sur les produits pétroliers (170 milliards). Les recettes fiscales des collectivités locales s’élèvent à 460 milliards de francs. Il s’agit principalement de la taxe d’habitation (77milliards), des taxes sur le foncier bâti (85 milliards) et non bâti (7,5 milliards), et de la taxe professionnelle (180 mil-liards). Les impôts et taxes affectés à la sécurité sociale s’élèvent à 515 milliards de francs. La CSG en constitue l’essentiel (350 milliards)(1). Le prélèvement sur recette au profit de l’Union Européenne s’élève à 100 milliards de francs, qui sont prélevés sur les recettes de l’État. 1. La contribution sociale généralisée (CSG) est un impôt qui présente la particularité d’être affecté au financement de la protection sociale (branche famille, maladie et fonds de solidarité vieillesse).
LA NOTION DE PRÉLÈVEMENTS OBLIGATOIRES (PO) L’expression « prélèvements obligatoires » désigne l’ensemble des versements aux administrations publiques effectués par les agents de l’économie, dès lors que ces versements ne sont pas directement subordonnés à une décision de leur part. Aux impôts stricto sensu, la notion agrège donc les cotisations sociales perçues au bénéfice des régimes de sécurité sociale de base et complémentaires obligatoires. Les cotisations sociales se distinguent de l’impôt dans la mesure où leur paiement, selon la formule du Conseil constitutionnel, « ouvre vocation à contrepartie » : les cotisations sont versées au profit de caisses qui gèrent différents risques (famille et maternité, maladie, vieillesse, accidents du travail) et versent des prestations lorsque ces risques se réalisent. Les impôts représentent 65% du total des prélèvements obligatoires. Le taux de prélèvements obligatoires, qui oscille en France entre 44 et 46,1% du PIB (années record en 1997 et 1998), est un indicateur fréquemment commenté pour souligner l’importance de la ponction ainsi réalisée sur l’économie. Le taux français représente environ 8 points de plus que la moyenne des pays de l’OCDE. La comparaison est cependant peu pertinente car : - Les PO ne représentent pas une perte nette pour la société, mais sont largement redistribués. - La prise en compte des cotisations sociales gonfle le taux et biaise les comparaisons internationales (puisque la gestion privée des régimes de protection sociale minore le taux de PO). - Une part non négligeable des PO correspond à la reprise, par les administrations publiques, de flux qu’elles ont précédemment émis (par exemple, les impôts payés par les fonctionnaires sur leur traitement versé par l’administration).
1. C’est ainsi que sont communément désignées les plus-values des recettes fiscales. [Retour au texte] 2.
Ou « crédit d’impôt » : certaines catégories (les salariés rémunérés en
deçà de 1,4 SMIC en l’occurrence) sont exonérées d’une partie du montant
de l’impôt dû. On estime que cela incite au retour à l’emploi (car trouver
un emploi faiblement rémunéré peut être financièrement moins intéressant
que rester au chômage pour un RMIste non imposable, en l’absence de ce
type de mesures). [Retour
au texte]
3. On parle plus précisément de redistribution « pure », c’est-à-dire motivée par des considérations de pure justice sociale. On la distingue d’une redistribution « efficace », laquelle améliore simultanément l’efficacité économique de l’allocation des ressources et l’équité de leur distribution. [Retour au texte]
4. En phase de récession, la contraction spontanée des bases d’imposition ou des allégements d’impôts discrétionnaires réduisent le montant d’impôt collecté, creusent le déficit public et soutiennent donc la demande globale – ce qui tend à limiter l’ampleur de la récession. [Retour au texte]
5. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976. [Retour au texte]
6. Bruno Theret, De la dualité des dettes et de la monnaie dans les sociétés salariales in (d). [Retour au texte]
7. Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, P.U.F., 1992. [Retour au texte]
8. Vraisemblablement en Lydie au VIIe siècle avant notre ère. [Retour au texte]
9. Du latin merces, paiement qui rétribue la disponibilité temporaire d’un homme. [Retour au texte]
10. G. Vedel, in Revue française de finances publiques, n°1, 1983. [Retour au texte]
11. Cf. les analyses de C. Lefort in Essais sur le politique : XIXe-XXe siècles, Seuil, 1986. [Retour au texte]
12. Du nom de l’économiste William Beveridge, auteur de Le plein emploi dans une société libre (1942), rapport fondateur du système de sécurité sociale britannique. [Retour au texte]
13. M. Gauchet, La religion dans la démocratie, parcours de la laïcité, Gallimard, 1998. [Retour au texte]
14. Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), pour qui l’individualisme est un sentiment propre à la période moderne marquée par la montée inexorable de la démocratie. [Retour au texte]
15. De fait, les cotisations sociales gérées dans le cadre de régimes et de branches entre lesquels jouent de nombreux mécanismes de compensation assument à l’heure actuelle une véritable fonction de redistribution, qu’une « clarification » du système ne pourrait que supprimer. [Retour au texte]
16. In (b). [Retour au texte]
17. Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748. [Retour au texte]
18. Louis Dumont, Essais sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Seuil, 1991. [Retour au texte]
19. F. von Hayek, Droit, législation et liberté, P.U.F., 1981. [Retour au texte]
20. Les trois causes de discorde parmi les hommes sont la compétition, la défiance et la gloire, motivées respectivement par la recherche du gain, de la sécurité et de la réputation. [Retour au texte]
21. Hobbes, Léviathan, 1651. [Retour au texte]
|
« Cagnotte »[1], « prime pour l’emploi »[2], « redistribution et partage des fruits de la croissance », programmes pluriannuels de réduction d’impôts ou au contraire progression inexorable de la pression fiscale : l’agenda politique contemporain, qui alimente le débat public, est essentiellement fiscal. L’impôt est supposé financer les dépenses publiques (se pose alors la question de l’objet de ces dépenses), redistribuer les revenus des individus les mieux dotés vers ceux qui le sont moins[3], et enfin stabiliser la conjoncture en réduisant l’amplitude des cycles économiques[4]. Cette perspective, strictement économique — dans la mesure où elle n’intègre des préoccupations d’équité que de façon subsidiaire, en les subordonnant à un objectif d’efficacité — doit se doubler d’une discussion politique autour de la notion de participation à la vie de la communauté. Les articles XIII et XIV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclament : « Pour l’entretien de la force publique et les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés » ; « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». Nécessaire contribution publique, « librement » consentie ? Les principes d’égalité devant la loi fiscale, d’universalité de l’impôt (chacun s’acquitte de sa dette fiscale), et de consentement de l’impôt manifestent l’existence de la société démocratique instituée par la Révolution française. Car l’impôt est aussi supposé matérialiser — en espèces sonnantes et trébuchantes — le lien de société : l’histoire de l’impôt tel que nous le concevons de nos jours est celle de la légitimation d’un pouvoir séculier et démocratique.
§ L’impôt, dans sa forme moderne, est un prélèvement pécuniaire obligatoire, acquitté à titre définitif et sans contrepartie directe. Son existence est solidaire d’un certain niveau de développement économique et politique : elle implique en particulier l’institution d’une monnaie et celle d’un État — ou du moins d’une autorité suffisamment organisée pour soumettre une collectivité au paiement d’un impôt. Faire l’histoire de l’impôt, c’est donc dans une certaine mesure faire l’histoire de l’État. Les sociétés dites archaïques et primitives ignorent à la fois l’impôt et l’État, ou plus précisément les refusent. Le lieu du pouvoir n’est pas l’espace de la chefferie mais la société elle-même, que Pierre Clastres qualifie de « totalité une » : c’est un « ensemble achevé, autonome, complet [dont] l’être homogène persévère dans le refus de la division sociale, dans l’exclusion de l’inégalité, dans l’interdit de l’aliénation […] ; elle ne laisse aucune figure de l’un se détacher du corps social pour la représenter, pour l’incarner dans son unité »(a). À cet égard, l’existence d’un chef ne doit pas induire en erreur. Il ne révèle pas l’existence d’une partition de la société entre dominant et dominés : la société se construit précisément contre ce type de structures (dites à « pouvoir coercitif »). Comme l’a montré Marshall Sahlins[5] dans son étude du big man mélanésien, c’est la société qui exploite le chef. Le chef est dépourvu de toute autorité ; on ne l’imagine pas donnant les moindres ordres ou consignes. Il est soumis à l’ensemble de la société, laquelle lui impose une obligation de générosité : être chef, en Mélanésie ou chez les peuples de la forêt en Amérique du Sud, c’est avant tout être prodigue de ses biens. Le chef est contraint de travailler plus que ses concitoyens pour être à même de leur distribuer les fruits de son labeur — et il perdrait son statut de chef s’il manquait à cette obligation. Dans cette configuration, un impôt imposé par le chef à la société est tout simplement impensable. La loi fondamentale des sociétés dites archaïques consiste précisément dans le refus de cette inégalité. À ce propos, Marshall Sahlins rapporte le discours tenu par des Paniai à leur chef avant de le mettre à mort pour avoir enfreint cette règle : « tu ne dois pas être le seul riche parmi nous ; nous devons tous être pareils »[5]. Une lecture économiciste de l’histoire attribue souvent l’absence d’impôt et de pouvoir coercitif à l’impossibilité, pour l’économie sauvage, de dégager un surplus de production : l’économie sauvage serait une économie de subsistance où les hommes, écrasés par l’avarice de la nature, ne parviendraient qu’à grand peine à satisfaire aux besoins les plus élémentaires — d’où l’absence d’impôt. De fait, si le surplus de production est inexistant, personne (individu ou État) ne saurait se l’approprier. Raisonner de la sorte, c’est méconnaître que chez les Indiens, les structures du pouvoir et de l’économie résultent d’un choix, et non de la fatalité. Pierre Clastres relève ainsi que la révolution technologique du néolithique n’a eu aucune conséquence sur l’organisation politique des sociétés sauvages de la forêt amazonienne. De même, lorsque les Indiens ont découvert les haches des blancs, ils les ont désirées non pour produire plus, mais pour travailler moins. Une analyse circonstanciée de ces sociétés démontre en effet que le temps consacré aux activités productives est étroitement encadré (moins de quatre heures par jour en Mélanésie par exemple), cependant que l’on peut déceler la présence de surplus, équivalents à une année de production environ, dispersés collectivement en rites somptuaires. Le refus de l’État est donc un choix : la coupure radicale entre sociétés avec et sans impôt n’est pas économique ou technique mais politique.
§ C’est l’avènement d’une division, la constitution d’un pouvoir séparé du corps social qui marque la naissance simultanée de l’État et de l’impôt. Ceux qui détiennent le pouvoir marquent sa réalité et prouvent qu’ils l’exercent en imposant à ceux qui le subissent le paiement d’un tribut : le premier acte du despote consiste à proclamer l’obligation de payer. L’obligation, le devoir, l’endettement que supportait le chef dans les sociétés sans État est désormais assumé par la société. La dette, c’est-à-dire le pouvoir, qui dans la société primitive courait du chef vers le corps social est renversée : elle court de la société vers le chef. C’est ce qu’illustrent ces paroles de chef rapportées par Pierre Clastres : « je suis un chef non pas parce que les gens m’aiment mais parce qu’ils me doivent de l’argent et qu’ils ont peur »(a). L’impôt-tribut manifeste donc indissociablement l’existence de la société et du pouvoir d’État qui s’exerce sur elle. Historiquement, il semble cependant que la dette fiscale ait d’abord été une dette sacrée, appréhendée dans une perspective religieuse. Pour les membres de la communauté, l’impôt marque alors moins l’exercice d’un pouvoir civil que l’accomplissement d’une obligation religieuse. Bruno Théret résume ainsi le phénomène : « À l’origine de l’humanité, il y a une représentation de la mort comme monde invisible, en deçà et au-delà de la vie, représentation qui fait de la naissance de la vie un endettement originel de tout homme à l’égard des puissances représentatives du tout cosmique dont l’humanité est issue »[6]. Ainsi, dans l’Inde ancienne, l’homme est conçu comme un paquet de dettes, dès sa naissance. Il reçoit de Mitra, le dieu de la Mort, sa vie comme un dépôt. Il n’aura de cesse de s’acquitter de cette dette primordiale au bénéfice de ses créanciers : les ancêtres, les dieux, les saints, les Védas. Cette représentation de l’homme, dans son rapport à la mort, comme un être de manque marqué par une irréductible incomplétude, est fondamentale : c’est « une institution humaine de même statut anthropologique que la prohibition de l’inceste »[6]. Ce rapport de dette, structurellement inégalitaire, est constitutif d’une relation de souveraineté : au passif de la dette correspond l’actif du « capital de vie » que l’autorité souveraine protège et reconstitue. La souveraineté est ainsi indissociablement autorité et source de vie. De même Jean-Pierre Vernant[7] a-t-il montré que les mythes grecs (notamment la Théogonie d’Hésiode) étaient avant tout des mythes de souveraineté : Zeus, dans sa lutte contre les Titans, en même temps qu’il affirme sa suprématie sur l’ensemble des divinités, recrée, produit à nouveau le monde comme un ensemble de valeurs fixes et hiérarchisées. Comment ce rapport aux dieux souverains se noue-t-il alors, c’est-à-dire comment s’acquitte-t-on de cette dette ? Le sacrifice est le moyen privilégié de la libération de la dette ; il est le véhicule du rachat : sacrifice de l’homme tout d’abord, puis, par une série de substitutions progressives, sacrifice du bétail, des animaux domestiques, et enfin d’une quantité de monnaie. Du sanscrit peshû qui désigne la victime sacrificielle humaine, dérivent les termes latins pecus, le troupeau, et pecunia, l’argent. Or, ce rapport sacrificiel qui évolue vers une monétisation progressive va, dans le même temps, être dérivé au profit d’un tiers séculier, le roi ou le prêtre. Bruno Théret affirme ainsi que « l’émergence de pouvoirs temporels souverains, dont la légitimité réside dans leur capacité à représenter le tout originel » résulte du transfert des croyances originelles « de l’au-delà à l’ici-bas »[6]. Par exemple, dans la Grèce du VIIe siècle avant notre ère, la souveraineté appartient à l’anax, ce roi qui est aussi considéré comme un dieu tout puissant qui fait advenir chaque année le cycle des saisons. Le roi souverain, comme le prêtre chargé de recevoir le paiement des rituels dans l’Inde védique, est ainsi un messager des dieux. Au fondement de l’impôt, on trouve donc l’appropriation de la relation sacrificielle de dette que les hommes entretiennent avec leur origine, au profit d’un pouvoir qui se détache du corps de la société en se présentant comme un médiateur entre celle-ci et les dieux.
§ D’un moyen pour tout homme de racheter sa dette originelle envers les dieux, l’impôt va progressivement devenir une ressource destinée à entretenir un appareil d’État en voie de constitution. La multiplicité des fonctions originelles du lien économique (les premières pièces de monnaie[8] sont distribuées par le roi aux guerriers et aux fidèles : gages de confiance avant la bataille, elles marquent l’unité et la force du lien de chacun avec la personne sacrée du roi) fait place à une rétribution purement monétaire. Lorsque les pharisiens demandent à Jésus s’il est permis de payer le tribut à Rome, celui-ci désigne le profil de César gravé sur l’avers d’un denier et déclare : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». La sécularisation de l’impôt découle ainsi de la séparation progressive des sphères religieuse et étatique. L’avènement et le développement de l’État sont en effet intrinsèquement liés au long processus de « désenchantement du monde »(c). De façon schématique, on peut rappeler les moments essentiels de cette mutation radicale des représentations : le christianisme primitif, le bouleversement de l’état des connaissances astronomiques, et enfin la Réforme — dans sa dimension proprement religieuse (le dialogue personnel que chaque croyant entretient avec Dieu) et dans ses conséquences politiques (les guerres de religion et l’affirmation de la raison pacificatrice de l’État contre la déraison belliqueuse des Églises). Progressivement, la religion entre ainsi dans la sphère privée. À partir du XVIe siècle, le sujet individuel et la coexistence de la multitude des individus deviennent les questions centrales de la philosophie politique moderne émergente. Parallèlement à cette disparition de son sens traditionnel, les fonctions concrètes de l’impôt se font plus nettement jour : affirmation de la relation de pouvoir, et surtout entretien d’une force armée. En effet, historiquement, une des premières fonctions de l’impôt est de permettre au pouvoir de s’assurer le service d’une troupe, qu’il s’agisse du service personnel de membres de la communauté ou de mercenaires[9] rétribués grâce à un prélèvement monétaire. Le Moyen Âge réinvente l’impôt en nature (corvée, obligations militaires des vassaux au bénéfice du suzerain) avant d’instituer progressivement des impôts monétaires. Ainsi, en 1159, Henri II d’Angleterre convertit en « écuage » l’obligation militaire des chevaliers. Cependant, de façon générale, ce désenchantement de l’impôt pose au monarque un problème de légitimité. Alors même que l’expansion guerrière et administrative de l’État exige des financements de plus en plus importants, l’impôt, partiellement dépouillé de sa dimension symbolique, se révèle en effet plus difficile à lever : la recherche, par l’autorité souveraine, d’un consentement de l’impôt va s’imposer comme la solution de cette tension et produire une démocratisation progressive des États. Prenons l’exemple de l’Angleterre de Guillaume le Conquérant, monarchie de caractère absolu où le pouvoir des vassaux, irrégulièrement réunis au sein d’un Magnum Concilium (future Chambre des Lords), demeurait purement consultatif. L’adoucissement de l’absolutisme des institutions anglaises est d’origine fiscale. C’est en effet suite à l’augmentation brutale de l’écuage par Jean sans Terre, en 1214, que les barons se rebellent et marchent sur Londres. Le roi cède, et octroie en 1215 la Grande Charte par laquelle il s’engage, « sous l’inspiration de Dieu et pour le salut de son âme », à ne plus lever d’impôts sans le consentement de son Conseil. En 1258, à l’occasion de nouvelles augmentations d’impôts, le roi convoque des représentants des bourgs et des comtés qui constitueront désormais le Commune Concilium (future Chambre des Communes). Usant de ses prérogatives fiscales, le Parlement propose au roi des pétitions en matière législative et acquiert progressivement le pouvoir d’initiative. En 1406, les Communes refusent de voter l’impôt avant d’avoir eu connaissance des comptes sur l’emploi du subside précédent. Ces pouvoirs seront consacrés en 1689, à l’issue de la seconde révolution d’Angleterre, par la proclamation du Bill of Rights, loi qui limite considérablement les pouvoirs du roi : ce dernier ne peut désormais plus s’affranchir des décisions des Chambres qui prennent l’habitude, avant de voter les ressources fiscales, d’exiger un état détaillé des dépenses projetées — le budget. L’histoire du régime parlementaire en Angleterre est donc scandée par des problématiques principalement fiscales. De même, ce sont des considérations fiscales qui ont en grande partie présidé à la guerre d’indépendance américaine. C’est en effet la tentative des Anglais d’imposer de nouveaux droits sur le verre, les papiers, les couleurs et le thé qui a provoqué le boycott des colons américains, et en 1770 la mort de trois citoyens de Boston sous les balles des soldats britanniques. Les colons revendiquent alors l’application du principe fondateur du parlementarisme britannique, « pas de taxes sans représentation », et affirment implicitement la nécessité d’une légitimation démocratique de l’impôt. L’instauration, trois ans plus tard, d’un monopole du thé au profit de la Compagnie des Indes déclenche la « Boston tea Party » — mouvement qui aboutit en 1775 à l’éclatement de la guerre, et le 4 juillet 1776 à l’adoption par le Congrès de la Déclaration d’indépendance. Dans le cas de la France, les historiens soulignent également l’importance des origines fiscales de la Révolution. Les évolutions sont plus heurtées qu’en Angleterre, puisque le roi est parvenu à entraver l’avènement d’un quelconque contre-pouvoir : les états généraux ne seront jamais convoqués entre 1614 et 1789 ; s’impose ainsi un régime monarchique absolu et extrêmement centralisé. Les années précédant la Révolution sont en outre marquées par une dégradation catastrophique des finances publiques françaises et par l’échec des mouvements de réforme fiscale : le 16 août 1788, le ministre Brienne doit suspendre les paiements. C’est cette banqueroute qui convainc Louis XVI de réunir les états généraux. Les revendications proprement fiscales, l’égalité devant l’impôt et l’abolition des droits féodaux, sont au cœur des 50 000 cahiers de doléances rédigés en quelques semaines — alors que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen jette les bases du droit fiscal français. Au pouvoir absolu du monarque de droit divin et à une société hiérarchisée en ordres, les révolutionnaires opposent les principes du consentement de l’impôt et proclament l’égalité devant l’impôt. C’est sur la base de ces principes que la pratique parlementaire des régimes suivants va asseoir une véritable « légitimité fiscale républicaine »[10]. La Nation, qui dans le moment révolutionnaire s’approprie l’autorité souveraine du monarque, se donne désormais à elle-même sa propre règle, y compris en matière fiscale. La démocratie, en identifiant le peuple et la souveraineté, rompt avec la logique traditionnelle de l’impôt et promeut celle de la contribution : la participation, librement consentie par chacun, à l’organisation de la vie en commun. Le consentement démocratique de l’impôt marque ainsi l’achèvement du processus de sécularisation du prélèvement fiscal — qui n’est plus dès lors qu’une contribution commune et nécessaire, déterminée et acquittée par chacun, sur un pied d’égalité.
§ Dans une démocratie, le sens de la dette n’est pas modifié : comme dans les régimes autoritaires, l’impôt est une dette de la société envers le lieu du pouvoir. L’existence d’un être collectif, la société, au-delà de l’agrégation des individus, maintient le caractère de dette attaché traditionnellement à l’impôt : de la dette de vie à la dîme, ou aux systèmes de protection sociale, il n’y a pas de rupture. Cependant, dans une démocratie, le lieu du pouvoir est un lieu vide[11] où aucune figure ne peut prétendre incarner et manifester la société dans son unité. Cette transparence du pouvoir fragilise considérablement la portée de l’obligation fiscale : le créancier de la société n’est plus ni dieu, ni roi, mais la société elle-même. L’impôt se trouve ainsi à la fois légitimé et fragilisé par l’appropriation de la souveraineté par le peuple : légitimé par le projet collectif d’autonomie qu’est l’État démocratique, mais fragilisé par la sécularisation de l’impôt, qui peut réduire celui-ci à n’être plus qu’un instrument technique. La perception de l’impôt par les individus va de fait dépendre de la conception qu’ils ont de l’État démocratique dont ils sont membres : selon que l’État démocratique représente ou non une figure du pouvoir, avec la parcelle de sacré que la notion de pouvoir comporte, l’impôt sera ou non accepté. Si chaque citoyen se conçoit comme membre d’une communauté politique, l’impôt peut en effet légitimement financer des politiques de redistribution pure. Cette conception a notamment prévalu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la mise en place et la généralisation des systèmes de protection sociale (rapport Beveridge[12], Grande-Bretagne, 1942) : le prélèvement fiscal était alors considéré comme un instrument central de la solidarité nationale et de l’éradication de la pauvreté. Si au contraire l’État se voit réduit à un rôle technique, l’impôt se trouve contesté. Cette situation est celle qui semble prévaloir de nos jours : la démocratie est essentiellement « procédurale », c’est-à-dire principalement préoccupée de trancher les litiges privés et de garantir aux individus le plein exercice de leur liberté civile — et non pas politique. Peut-être parce que l’État démocratique n’a plus personne à combattre (notamment du fait de sa victoire définitive contre la religion)[13], la démocratie voit sa dimension collective se déliter. Dès lors, les forces centrifuges des individualismes qui « menace[nt] d’enfermer chacun dans la solitude de son propre cœur »[14], tendent à s’affirmer. La société se conçoit non plus comme une communauté de projets, mais comme une juxtaposition d’individus indépendants et souverains, entretenant des rapports exclusivement privés et dans une large mesure marchands. D’un point de vue fiscal, c’est toute la notion de dette qui est ainsi évacuée : véritable bouleversement des représentations, dont le rejet de l’impôt, la fraude et l’évasion fiscale sont les symptômes notables. Dès lors que l’État est ramené au rang d’un instrument technique garant de la stabilité du cadre où se déploient les actions privées, l’obligation fiscale n’est plus justifiée. En effet, dans une telle conception, l’État se borne à fournir un certain nombre de biens dits publics, car mal pris en charge par le marché (justice, défense, éducation). L’impôt n’est alors plus perçu comme une dette mais comme un prix : le prix des différents services fournis par l’État — services exigés performants et adaptés. Dans ce contexte, l’individu ne souhaite assumer que le coût des services dont il profite et qui satisfont ses besoins précis. Se trouve ainsi remise en cause l’une des caractéristiques fondamentales de l’impôt : être un prélèvement obligatoire, perçu sans contrepartie. L’impôt est vécu comme une charge, ou encore comme une perte nette pour l’individu — à la différence des cotisations sociales, lesquelles apparaissent comme un salaire différé, et à ce titre jugées acceptables (les primes que je paie aujourd’hui sont supposées équivalentes aux prestations que je toucherai demain) [cf. encadré : les prélèvements obligatoires]. C’est ainsi que certains économistes et milieux politiques prônent de faire supporter directement aux usagers-consommateurs le coût du service public. Dans le cadre du système de protection sociale actuel, cela impliquerait de distinguer plus clairement entre les dépenses d’assurance, couvertes par des mécanismes de prévoyance individuels et les dépenses de solidarité, couvertes par l’impôt. Cette apparente consécration de l’impôt comme mécanisme de solidarité nationale vise en fait à marginaliser l’impôt et le type de dépenses qu’il finance[15] : au nom de l’efficacité du système, il s’agit de promouvoir une logique assurantielle et donc individuelle (supposée ne pas peser sur le coût du travail) contre une logique redistributive. Les affinités entre les conclusions de la science économique et le bouleversement des représentations que constitue l’avènement de la démocratie procédurale ne doivent pas surprendre. L’économie politique s’est précisément développée et conçue, dès l’origine, comme la science du mode de coexistence non politique des individus souverains. A. O. Hirschman a montré, dans son ouvrage consacré aux justifications politiques du capitalisme avant son apogée[16], que l’essor des activités productives et de la science économique était contemporain de l’expansion d’une nouvelle foi dans la notion d’intérêt : pour un grand nombre de penseurs de l’époque, les activités productives et marchandes qui exigent calcul et raison sont un puissant vecteur de pacification et de stabilisation des relations sociales — « Le commerce polit et adoucit les mœurs barbares »[17]. Elles constituent en particulier, au même titre que les garanties constitutionnelles, une garantie contre l’arbitraire et les grands coups d’autorité du Prince. Adam Smith, dans sa Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), va achever (au double sens de « compléter » et de « dépasser en y mettant un terme ») cette doctrine du « doux commerce » : l’ordre social est résolument apolitique et la poursuite par chacun de son propre intérêt garantit, hors de l’intervention de toute régulation ou procédure ad hoc, l’accroissement du bien-être de tous : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui peut se résoudre à dépendre principalement de la bienveillance d’autrui ». La science économique, dont le postulat théorique a ensuite été systématisé dans le concept d’homo œconomicus, pense ainsi l’ordre comme spontané : l’ordre social est produit par l’ajustement permanent des anticipations d’une multitude d’agents souverains poursuivant leurs fins privées. La science économique, qui s’est construite d’abord contre l’État, avant d’évacuer complètement toute problématique politique, n’est ainsi guère armée pour appréhender le phénomène fiscal, dont on a vu qu’il renvoie essentiellement à la notion de pouvoir et à l’institution de l’homme comme un être social — puisque l’impôt ne peut être acquitté que par des membres d’une communauté, et non par des individus isolés.
§ La démocratie procédurale et la science économique ont le même horizon conceptuel : celui d’un « individu-hors-du-monde »[18], c’est-à-dire a-social. Au rejet collectif de l’impôt et d’un pouvoir séparé qui est celui des sociétés sans État, le « cosmos de marché »[19] oppose la figure d’un individualisme radical qui évacue la question du pouvoir. Là où les sociétés archaïques se construisaient contre le travail et la production, la société de marché prétend s’ordonner exclusivement dans la sphère économique. Les premières rabattaient la question du pouvoir sur le corps de la société, la seconde ne se pose même plus cette question. Or, dès que c’est l’individu et non plus le roi ou la société qui détient la souveraineté, l’endettement n’est plus concevable : car « l’individu-hors-du-monde » ne doit rien à personne. On peut s’interroger sur la viabilité d’un tel modèle qui fait fi d’une notion — le pouvoir — pourtant « immanente au social »(a). La société de marché — la société sans l’impôt — est une absence de société, une agrégation d’individus juxtaposés dont les égoïsmes se heurtent, qui évoque l’état de nature hobbesien : « Si deux hommes désirent une même chose que tous deux ne peuvent avoir, ils deviennent donc ennemis ; et en poursuivant leur but[20], ils s’efforcent de se détruire ou de se subjuguer l’un l’autre […]. Dans un tel état de défiance réciproque, le moyen le plus raisonnable d’assurer sa sécurité est de prendre les devants, c’est-à-dire soit par la force soit par les ruses, de réduire le plus de gens que l’on peut. […] Il est donc ainsi manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle Guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun »[21]. L’absence d’impôt, donc de dette, donc de pouvoir, ne traduit ainsi que la désagrégation de la communauté. Le pouvoir, et l’impôt qui manifeste ce pouvoir, est cependant concevable hors de l’autoritarisme du schéma hobbesien. La spécificité et la fragilité du projet démocratique résident précisément dans l’affirmation de la volonté d’assumer collectivement le caractère immanent du lien de société : l’impôt démocratique, librement consenti, est le signe d’un pouvoir maîtrisé par une société autonome, soucieuse de sa cohésion et animée par le projet commun de persévérer dans cette autonomie.
Jean-Benoît Dujol.
|