INTERVIEW IMAGINAIRE
François Rabelais :
Escrire violent est pour eux moyen de faire jacter

[ François Rabelais, 1494?-1553, médecin et écrivain. ]

 

 
François Rabelais, nous avons voulu solliciter votre avis sur l’état de la littérature contemporaine, et notamment sur la question du langage populaire, de la crudité de la langue. Voyez-vous des similitudes entre votre travail et celui de jeunes écrivains qui, tels Virginie Despentes (Baise-moi), Claire Legendre (Viande), ou encore Guillaume Dustan (Nicolas Pages), semblent vouloir renouveler l’écriture actuelle ?
Rabelais — Ha ! Vous comparez ce qui est nullement comparable. Quel renouvellement baillent-ils à l’escriture ? Alors que ma prime langue était latin, j’escrivais en gallique & forgeais quant à moy un langage qui ne s’estait au grand jamais vu dans les livres. J’ai dû combattre avec les théologiens, les Sorbonagres, les poëtes qui pindarisent, revendeurs de vieux mots latins tous moisis & incertains. J’ai usé du gallique vulgaire, la langue parlée par les maçons, qui estait jugée vile & inepte & mesprisable. Ce choix d’escriture estait politique : guerroyer contre la grammaire n’estait rien d’autre qu’estre contre le pouvoir. C’est pour quoy la Sorbonne a condamné chacun livre que je fis, & mes imprimeurs continuellement furent vilipendés & empêchés (ici est toutefoys à noter que je ne regrette en rien, & mes volumes, malgré luttes hardies, furent de fort honorables succès).
De faict, ces jeunes auteurs sont tout le contraire de moy : on les acclame déjà presque partout, & se font passer pour meschants, pendarts, puants, mais en rien ne le sont. Ils disent inventer mais n’appliquent que d’antiques recettes. Quand escrivent leurs livres, ne pensent qu’à la gloire & être vite célèbres, & oublient ce qu’Hippocrate dit, Aphor. I : Vita brevis, ars longa. Leurs livres, je vous l’assure, ne dureront pas plus qu’une paire de souliers neufs. Escrire violent est pour eux moyen de faire jacter en tous vos journaux ; parce qu’ils mangent la merde du monde & la recrachent dans leur escriture, ils auraient du talent ? J’en déduis quant à moy que comme machemerdes doivent estre lus en latrines.

— On a du mal à saisir votre réaction, car ces jeunes romanciers abordent comme vous un certain nombre de thèmes que la littérature « respectable » préfère éviter  (l’alcool, le corps, la sexualité, la scatologie), et comme vous sont attaqués sur ce motif, ainsi par un Henri Raczymow (« De l’ordure en littérature »[1]).
R. — Oui-da, vilipendés ils le sont & je le fus aussi. Voyez le discours d’Alph. Lamartine à mon propos : « le génie ordurier du cynisme, le scandale de l’oreille, de l’esprit, du cœur et du goût, la champignon vénéneux et fétide, né du fumier du cloître du Moyen Âge, le pourceau grognant de la Gaule, se délectant dans sa bouge immonde et faisant rejaillir avec délices les éclaboussures de sa lie sur le visage, sur les mœurs et sur la langue de son siècle »[2]. Ces critiques sont illicites & grandement scandaleuses. Mais (hélas !) être attaqué ne peut suffire à bailler génie. Car combien peut être détestable ce vice dit calomnie, mal écrire est bien pis. Adoncques, si je ne veux accuser mes compagnons d’escriture de rien, je ne peux cascher combien leurs livres me déplaisent. Ces auteurs n’ont pas de style, leur usage de la langue parlée est mal à propos & grandement incongru : ils croient qu’il suffit de recopier ce qui se dit par la parole pour escrire fort. Ils ne savent qu’escrire est une Science de la musicque, & qu’une phrase s’écoute comme une chanson. Leurs mots sont mal en poincts, mal nourris, courbassés, chassieux & roupieux...

— Pour vous, l’écriture est uniquement affaire de style ?
R. — Ainsi l’explique Geof. Tory, « Nicophraste disoit que le vray signe de Folie estoit dire legerement incontinent beaucoup de choses. Et qu’il estoit necessaire accomoder la parolle et la nature de l’oreille de l’auditoire. Deux oreilles / et une langue, afin que nous oyons deux fois / et beaucoup plus que nous parlions »[3]. On ne peut escrire sans prendre garde aux deux oreilles. Toutesfois la langue ne fait pas tout le livre & notez bien que j’ai donné en mes chroniques plus de matière que dans nombre de très-célestes escrits de gentils poëtes à moy contemporains.
Revenons à vos escrivaillons. Mes lecteurs (buveurs très illustres & vérolés très précieux), je savais les divertir. Mais iceux ? Ont-ils jamais excité un lecteur à rire ? Tout leurs escrits sont remplis de mélancholie & tristesse & obscurité. Leurs chroniques se lisent la nuit, en des lieux sombres, quand pour mes livres il suffit de rocter, péter, & s’esclater la panse à rire.

— Mais justement, ce choix de la légèreté, de l’humour, ne vous a-t-il pas conduit à affaiblir votre récit, à masquer le message derrière la farce ?
R. — Le Diable t’emporte, si tu le crois encore ! Estimes-tu que mes livres doivent estre traités de moqueries, folatries & menteries joyeuses, vue l’enseigne extérieure ? Tous ceux qui ont ouvert mes livres & soigneusement pesé mes mots ont vu que la drogue dedans contenue est bien d’autre valeur que ne promettait la boîte, c’est-à-dire que les matières traitées ne sont tant folastres comme les titres au-dessus (Pantagruel roi des Dipsodes restitué avec ses faictz & prouesses espoventables) prétendent. Que le XXIe s. m’accuse encore d’être joyeux & rien d’autre, bren sur toi ! Allons, en cette disputation je n’entrerai plus avant.

— Revenons à la question de la langue proprement dite. Céline, dans un texte célèbre, expliquait, à votre propos : « En vérité Rabelais, il a raté son coup. Il a pas réussi. Ce qu’il voulait faire, c’était un langage pour tout le monde, un vrai. Il voulait démocratiser la langue, une vraie bataille. [...] Rabelais avait voulu faire passer la langue parlée dans la langue écrite : un échec. [...] “Ah ! c’est rabelaisien !” dit-on parfois. Ça veut dire : attention, c’est pas délicat, ce truc-là, ça manque de correction. Et le nom d’un de nos plus grands écrivains a ainsi servi à façonner un adjectif diffamatoire. Monstrueux ! »[4] Quelles réflexions vous inspirent ces remarques ?
R. — Comment, est-il fol comme un chou à pommes[5] ? Raté mon coup ? Quel gallefretier, quel trinquenaille ! [À lui-même : Tout beau, tout beau, parlons à traict et sans colère.] De faict, L.-Fer. Céline, comme ne l’ignorez pas, n’estait pas toujours à la hauteur de ses livres, & si ses oraisons nous aimons, dès qu’il se prenait pour un docte parleur, c’estait n’importe quoy qu’il disait. Adoncques il ne faudrait y prêter trop d’importance. Médecin comme moy & escrivain comme moy, je crois que la déesse jalousie a guidé sa plume pour faire croire que lui seul avait réussi à escrire avec une langue du peuple. Le langage pour tout le monde, je crois bien que je l’ai fait & je ne m’attache guère à l’imposture des beaux-parleurs de tous siècles, de mes Sorbonnards à Lamartine & à ceux d’aujourd’hui qui croient que je suis compliqué à lire. Connoissez-vous beaucoup d’escrivains qui plaisent aux maçons & aux professeurs ?

— Les propos de Céline laissent entendre que vous n’auriez pas eu de postérité, mis à part lui. Le fait que vous récusiez toute parenté avec les jeunes écrivains à la mode signifie-t-il que vous n’avez laissé aucune trace dans la littérature contemporaine ?
R. — Ventre bleu ! Postérité, je ne sais, mais quant à votre époque nombreux livres me ravissent & me semblent cousins des miens ouvrages. Car, après L.-Fer. Céline, d’autres ont su renouveler langage sans perdre matière. Je pense à ces auteurs nègres des Antilles qui ont mis le créole dans le gallique & ainsi fait trembler la langue. Je pense aussi à tous ceux qui escrivent sans être escrivains & qui font ce qu’ils pensent bon de leur langage (ici est à parler des ateliers d’escriture, & de François Bon dont j’aime les mots rugueux) & aussi à la chronique Ali le magnifique laquelle a su faire entrer langue rappeuse de vos jeunes en littérature. C’est pour quoy je crois que nous continuerons à lire d’excellents escrits en nostre bonne langue Gallique, toute rische & se mouvant continuellement. Ici je ferai fin à cette entrevue car la tête me fait un peu mal et je sens bien que les commandes de mon cerveau sont quelque peu brouillées par le vin que nous bûmes devisant.

1. In Le Monde, 10.X.1998.
2. Lamartine, Cours familiers de littérature, 1856.
3. Geoffroy Tory, Manière de parler et de se taire, 1530.
4. « Rabelais, il a raté son coup », interview pour le Meilleur livre du mois, repris in Cahier de l’Herne, 1972.
5. Expression obscure qu’on pourrait traduire, à l’instar de Guy Demerson (Seuil-L’intégrale, 1973, rééd.1993, Tiers-livre, ch. 45) par « Est-il fou comme un chou pommé ? »

Propos recueillis par Raphaël Meltz.
R de réel, volume I (mai-août 2001).
Articles.

 

 


 


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