ÊTES-VOUS UN ÉCRIVAIN ?
mauvaises réponses
R de réel
Volume F (nov.-déc. 2000)
Critique
(Articles)


 
NOTES

1. La Quinzaine littéraire, n°790, numéro spécial, du 1.VIII au 31.VIII.2000. Retour texte

2. La Quinzaine indique avoir envoyé le questionnaire à 60 personnes. 37 ont répondu, dont 5 en quelques mots. Si vous aviez choisi, tel Pierre Michon, une pirouette, vous vous seriez retrouvé à la fin du journal, dans la rubrique « Au plus court... ». Retour texte

3. Dans le supplément de Libération intitulé « À quoi pensez-vous ? » du 31.XII.1999.Retour texte

 

Vous êtes écrivain et vous recevez une lettre de la Quinzaine littéraire avec cette question : « que sauveriez-vous du XXe siècle ? »(1), et ces précisions : « Au plus sérieux, la question aurait pu être formulée ainsi : y a-t-il un événement dans l’histoire du siècle dernier, non pas tel que les historiens en dessinent déjà les grandes lignes mais tel que vous en gardez vivante la mémoire, qui vous semble mériter d’être réévalué aujourd’hui et/ou qui vous semble déterminant à l’aube du XXIe siècle ? » Sagement vous allez répondre, comme à l’école quand vous deviez faire votre rédac’.
« C’est un changement radical que le XXe siècle a apporté. Les “libérées” d’antan, George Sand ou Colette, étaient des provocatrices. [...] Entre hommes et femmes, finies les séductions enjôleuses à la don Juan : c’est oui ou c’est non. Les sexes peuvent encore être en guerre. Du moins est-ce à égalité. Pour nos descendants, conserver à tout prix ce legs précieux du XXe siècle arraché à sa monstruosité. » (Serge Doubrovski). « Il n’y a rien à sauver ! À moins de donner aux “Arts” et à la “Littérature” une importance qu’ils n’ont pas, ce ne sont que des paravents troués, rien n’est à sauver de ce siècle dont pourtant on aurait pu garder quelque peu. » (Georges-Arthur Goldschmidt). « Ce que je voudrais sauver du siècle passé, ce que j’aimerais garder pour le siècle à venir, pour mes enfants, pour les enfants de mes enfants et encore après eux si le monde dure jusque-là : [...] les éléphants d’Afrique, des centaines de milliers en 1990, quelques centaines à peine en 1999 ; les chimpanzés, les gorilles de montagne effacés en moins d’un demi-siècle de la forêt d’Obudu où ils vivaient quand j’étais enfant » (J.M.G. Le Clézio)
Qu’est-ce qu’un écrivain ? Ni un sociologue ni un philosophe, professions également sollicitées par le supplément, mais écartées ici de notre analyse.
Admettons qu’on ne sache pas définir le mot « écrivain ». Pourquoi ne pas tenter de dire ce que n’est pas (ne doit pas être) un écrivain ?
Vous êtes écrivain. Vous recevez la lettre de la Quinzaine. Vous savez que vous ne serez pas payé pour votre réponse. Cela vous arrive de dire des banalités, de lancer en l’air quelques rapides réflexions sur le siècle (Auschwitz fut barbare, la littérature c’est bien). Cela nous arrive à tous. Mais, nous, nous ne les écrivons pas dans le numéro spécial de la Quinzaine. Vous, si. Orgueil ? Est-ce la certitude d’avoir des choses intéressantes à dire ? « Je n’étais pas d’abord très enclin à saisir l’occasion que vous nous offrez de faire une fois de plus entendre notre babil », prévient Olivier Rolin, lucide, pas longtemps lucide puisqu’il décide néanmoins de « sauver » le voyage de Sadate à Jérusalem et le mouvement ouvrier de Solidarnosc, « qui me laissent au bout du compte le souvenir d’une histoire humaine, intelligente, dépourvue de la sauvagerie avec laquelle se fait l’Histoire ». Est-ce une paresse intellectuelle qui vous laisse griffonner quelques mots pour faire plaisir à Maurice Nadeau et à sa Quinzaine ? Et si écrire vous ennuie, pourquoi ne pas vous abstenir, ou, plus subtil, répondre par une pirouette(2) ? « Quasiment toute la littérature : car pour les lettres, ce fut un grand siècle », répond Pierre Michon, qui, ailleurs, quelques mois avant, avait livré un long texte extrêmement écrit sur une question proche, « à quoi pensez-vous ? »(3) : « je pense aux déambulations d’Antonin Artaud dans Paris en 1946 [...] je pense au petit cheval gris mal dressé que montait Bonaparte le soir de Waterloo / Je pense qu’il y a trente-cinq ans déjà que Joseph Beuys explique la peinture à un lièvre mort ; vingt-six ans qu’il est enfermé avec un coyote ; et seulement quatorze ans qu’il est mort [...] Je pense à Joyce disant : je suis Joyce [...] Je pense au baron Georges Léopold Chrétien Frédéric Dagobert Cuvier cherchant des os antiques dans les plâtrières de Montmartre [...] Je pense à l’héroïsme sans faille de Baudelaire / Je pense à Pascal entre dix heures et demie et minuit et demie le 24 novembre 1654 ».
Voilà ce que doit répondre un écrivain : « je pense à Pascal entre dix heures et demie et minuit et demie le 24 novembre 1654 », et non pas « je sauverais tout ce qui, au XXe siècle, a détaché un peu les humains de la barbarie tapie en eux comme une tumeur fondamentale » (Dominique Noguez).
On aimerait comprendre. Comprendre comment un écrivain aussi attaché à la littérature que Claude Simon peut répondre, comme s’il était interrogé par France-Info : « Quant à l’événement majeur, je peux, bien sûr, me tromper mais il me semble qu’à tout point de vue, aussi bien politique que social ou culturel, ç’a été l’échec de l’offensive aérienne allemande en 1940 contre l’Angleterre alors abandonnée pratiquement seule. On frémit à l’idée de ce qu’aurait signifié pour l’Europe — et pour le monde... — une victoire nazie à ce moment... » Certes cette leçon n’est pas fausse, mais pour l’apprendre nous avons nos livres d’histoire ; et l’on a peine à croire que Claude Simon n’a rien d’autre à nous dire (à écrire) sur le XXe siècle ? Rien eût été mieux.
C’est surtout cela : rien est mieux que mal. Vous êtes écrivain. On vous pose une question qui semble traiter d’histoire, pourquoi prendre votre stylo en historien que vous n’êtes pas ? Ou alors vous avez aimé ce siècle et vous savez écrire ce que vous sauveriez : « une deux-chevaux Citroën la Gibson Les Paul de Keith Richards dans la tournée américaine de 1969 la photographie de la tombe de Marcel Proust un vélosolex l’exemplaire de la Chartreuse de Parme acheté à Paris par Franz Kafka en 1911 et annoté sur la page de garde Franz Kafka Paris 1911 le fou-rire de Franz Kafka buvant de la grenadine à une terrasse de bar devant l’Opéra Comique à Paris l’après-midi du 11 septembre 1911 à cause justement de sa difficulté à prononcer en français le mot grenadine une locomotive la tête bandée de Guillaume Apollinaire la ville d’Issoire la digue de l’Aiguillon à l’Aiguillon-sur-Mer », François Bon et son sens du rythme, et son plaisir quand il écrit, pour lui et pour qui le lit.
Vous êtes écrivain. Mais vous n’avez pas une très haute idée de ce qui va naître sous votre plume. Alors vous acceptez d’écrire, comme si vous étiez en train de faire une dissert’ pour le bac, un tiers de références, un tiers d’idées, et un tiers de style : « “Que sauveriez-vous du XXe siècle ?” À cette question, qui semble faire écho aux interrogations de Benjamin sur le siècle qui l’a vu naître, le XIXe, il est tentant de répondre, tout simplement [...] » (Jean Lacoste).
Ou alors, peut-être ; peut-être que vous n’êtes pas écrivain.

Raphaël Meltz


 
 
 
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