22 joueurs. Un terrain long de 90 à 120 mètres,
large de 45 à 90 mètres. Un objet de 68 à 71 cm de
circonférence et d’environ 400 grammes. Deux buts de 7,32 m de largeur
sur 2,44 mètres de hauteur. On appelle cela le football.
Il y a eu d’autres jeux, d’autres balles, d’autres jeux de balle
avant le foot : la Chine jouait au tsu-chu deux cents ans avant
notre ère ; l’Italie pratiquait l’haspartum dans l’Antiquité
et le calcio florentin et siennois à la Renaissance. La France
s’est passionnée pour la soule du XIe au XIXe siècle(1). C’est
cependant l’Angleterre qui reste, sans conteste, le pays pionnier du football.
Les règles y sont codifiées en 1863 (date de la création,
à Londres, de la Football Association) : elles distinguent définitivement
le football et le rugby(2). Le football est alors pratiqué par les
élèves des très élitistes public schools,
à une époque où la pratique du sport, vantée
pour ses vertus éducatives, traduit la volonté d’affirmer
un style de vie moderne et aristocratique. Le jeu se répand bientôt
en Europe continentale et dans le monde, par le biais des immigrants anglais(3).
Parallèlement, il devient de plus en plus populaire(4) - évolution
symbolisée par la victoire des ouvriers de Blackburn sur l’équipe
d’Eton en finale de la Cup, en 1883. La FIFA (Fédération
Internationale de Football Association) est créée en 1904.
Cent ans plus tard, elle contrôle les fédérations de
près de deux cents nations(5).
22 joueurs. Une surface verticale lumineuse d’environ 250 cm2.
On appelle cela le football. Non plus un sport, mais un spectacle. La Coupe
du Monde de 1998 a réuni trois milliards de spectateurs : la télévision
a construit une mémoire collective, un fait de culture quantitativement
si important qu’il est régulièrement qualifié d’«
universel ». Certes les États-Unis s’en désintéressent(6).
Qu’à cela ne tienne : « sur la pelouse ont été
disposés d’énormes ballons représentant les cinq continents,
et au centre une énorme sphère symbolisant l’universalité
du football »(7). C’est la fête. C’est l’union sacrée
d’un pays autour de son équipe, autour d’un affrontement symbolique,
esthétique, apolitique, loyal, çà et là (et
bien malgré lui) terni par quelques affaires de gros sous ou de
dopage : voilà un « consensus politique dur, d’où l’émergence
de toute pensée critique semble impossible »(d).
§
Pourquoi le football ?
Le mot « football » renvoie à un éventail
de pratiques très diversifiées, de l’amateur au joueur professionnel,
du supporter d’un club précis au spectateur des grandes rencontres
internationales. C’est l’emprise croissante du football-spectacle qui tient
actuellement lieu de phénomène de société digne
d’attention. Le spectacle télévisé mobilise les foules
- un public familial, sociologiquement bien plus large que le public des
stades - et qui par ricochet permet de remplir à nouveau ces derniers(8)
- car en France, le regain d’intérêt pour le football, dû
aux bons résultats de l’équipe nationale, est un phénomène
récent. Phénomène qui, accru par le battage médiatique,
s’auto-alimente lui-même. On peut certes ne pas céder. Refuser
de regarder la Coupe du Monde. Reste cependant à comprendre pourquoi
les foules acceptent de se prendre au jeu à si grande échelle.
Car ce n’est pas sans raison objectives que le football, plutôt qu’un
autre sport, jouit d’un tel succès.
La popularité du football est tout d’abord due à
la simplicité du jeu : tout le monde connaît grosso modo les
règles du football : 1 but=1 point, des interdictions en nombre
limité(9) ; il n’est point besoin de connaître toutes les subtilités
tactiques pour apprécier le jeu(10) (cf. encadré). Le
fait que le football puisse se jouer en amateur sur n’importe quelle surface,
aménagée ou non (l’image d’Épinal d’enfants pauvres
jouant sur un terrain vague avec une boîte de conserve), est également
déterminant : l’identification du quidam avec le champion est facile
- et assez large puisque, contrairement à bien d’autres sports,
le football ne requiert pas de caractéristiques physiques particulières.
L’attrait du football en lui-même est également la conséquence
de données objectives. Le football est à la fois un sport
et un jeu : il ne se restreint pas à être une quête
de la performance. S’il ne s’agit pas ici de classifier l’intérêt
des sports les uns par rapport aux autres(11), il n’en demeure pas moins
que certains offrent une plus large palette de comportements et d’émotions
que d’autres. Les coureurs ou les gymnastes ne jouent pas. Les tennismen
jouent, mais ils jouent seuls. Le football est quant à lui, du fait
de sa dimension collective, un jeu au sein duquel le hasard joue à
plein : « Plus encore que le roi des sports, le football est le
roi des jeux. Tous les grands jeux de l’homme sont les jeux avec une balle,
que ce soit le tennis, la chistera ou le billard. La balle est dans la
vie ce qui échappe le plus aux lois de la vie. Elle a sur la terre
l’exterritorialité de quelque bolide provisoirement apprivoisé.
» (Giraudoux)(12)
En un mot, c’est la simplicité de la compréhension
des règles du jeu mêlée à la complexité
du déroulement du jeu qui ferait l’attrait du football. Les paramètres
y sont trop nombreux (et parmi eux, le rôle de l’arbitre) pour minimiser
le rôle du hasard. Dès lors le jeu, qui se place dans une
réalité autre, a valeur de métaphore. Il « donne
à voir de manière caricaturale et réaliste l’incertitude
des statuts individuels et collectifs (ascension et déchéance
des joueurs, symbolique du banc de touche, évaluation des équipes)
». Il est une « métaphore de la fortune et du destin
»(b) ; il est une réflexion sur l’équilibre entre le
rôle de l’individu et le travail d’équipe (divisions des tâches,
solidarité, planification). Certes, dira-t-on, mais en quoi le football
se différencie-t-il alors du basket-ball ? Sans doute la différence
réside-t-elle en une petite - mais fondamentale - originalité
: la possibilité, du fait de la grande taille du terrain, de tricher,
de donner de « multiples leçons de friponnerie »(b). La
notion de « faute intentionnelle », en apparentant le football
à une tragi-comédie, ravive le plaisir du jeu - et donne
lieu à des débats dramatisés sur la légitimité
et l’arbitraire de la justice. Simplicité, hasards, complexité,
injustices : le sociologue Christian Bromberger n’hésite pas à
comparer le football à un « drame philosophique »(b).
§
Sociologie critique du sport
L’analyse fondatrice sur le sport moderne est celle d’Elias et Dunninge.
Réfutant l’idée selon laquelle, de tous temps et dans toutes
les civilisations, les jeux corporels et compétitions ont existé
de manière comparable(13), Elias et Dunning affirment que l’apparition
du sport est liée au concept de « libération contrôlée
des émotions ». Selon eux, le sport moderne (né à
la fin du XIXe siècle) se caractérise par l’existence de
règles écrites et uniformes codifiant les pratiques, par
l’autonomisation du spectacle du jeu et par l’abaissement du degré
de violence permise. L’étude du « football populaire »
(équivalent de la soule) dans l’Angleterre médiévale
sert d’appui à leur analyse. Une proclamation du lord-maire de Londres,
en 1314, témoigne de la violence de l’ancien jeu : « à
cause d’un certain tumulte provoqué par des jeux de football dans
certains terrains publics, qui peuvent provoquer de nombreux maux - ce
dont Dieu nous préserve - nous décidons d’interdire, au nom
du roi [Édouard III], sous peine de prison, que de tels jeux
soient pratiqués désormais dans la cité ».
La naissance du sport moderne témoignerait donc de la baisse de
la violence permise dans la société.
Certains sociologues ont repris l’analyse d’Elias et Dunning,
tout en lui adjoignant une portée critique (d’inspiration marxiste)
qu’elle n’avait pas. C’est Jean-Marie Brohm qui est le précurseur,
dès le milieu des années 1960(14), de ce courant critique.
La différence entre le sport et le jeu est, selon Brohm, une «
rupture historique » : là où le jeu serait une contestation
de l’ordre établi, le sport ne serait qu’une activité physique
conçue en termes de rendement. Né en Angleterre en même
temps que la société capitaliste et que l’impérialisme
politique et économique, le sport serait inséparable de cette
société et de ses valeurs. En cela, Brohm n’est pas si loin
d’Elias et de Dunning : ce dernier reconnaît que « la tendance
mondiale et dominante du sport moderne est une compétitivité
croissante »f. Il s’en éloigne lorsqu’il affirme que plus
que de faire décroître la violence, il s’agit alors de la
canaliser. Car, demande son disciple Patrick Vassortd, qui peut affirmer
que la violence du XVIe siècle est supérieure à celle
du XXe siècle ? Le « viol des foules par la propagande politique
»(d) n’est-il pas équivalent à la violence physique ?
De fait, le sport a une fonction de légitimation de l’ordre établi
: censé être une compétition de tous contre tous à
armes égales (ce qu’il n’est pas selon Brohm), il est une métaphore
de l’égalitarisme démocratique (qui n’existe pas selon Brohm).
Contre le mythe du sport éducatif et apolitique, les tenants
du courant critique citent les dérives (et il y en a beaucoup) des
discours sur le sport, ainsi celles de Pierre de Coubertin : «
Oh ! de l’initiative ! le football vous en donnera, j’en suis convaincu.
C’est sur lui que je compte pour vous empêcher d’enfermer vos ambitions
dans un portefeuille, de faire de quelques ronds de cuir les étapes
de votre vie. Mais regardez donc ce vaste monde qui est ouvert à
vos énergies ! Si vous êtes plus tard un grand commerçant,
un journaliste distingué, un explorateur hardi, un industriel avisé,
le comptoir que vous ouvrirez au loin, l’agence de nouvelles que vous établirez,
le territoire que vous parcourez, le produit perfectionné que vous
lancerez, seront autant de victoires pour la France [...] Pour ces
œuvres-là, il faut être un homme d’initiative, un bon joueur
de football, n’ayant pas peur des coups, toujours agile, de décision
rapide, conservant tout son sang-froid. [...] Je voudrais que vous
ayez l’ambition de découvrir une Amérique, de coloniser un
Tonkin, et de prendre Tombouctou. Le football est l’avant-propos de toutes
ces choses. »(15) Assimiler la colonisation « d’un »
Tonkin à la pratique footballistique, un « geste de fascisme
ordinaire »(d) pour Patrick Vassort : le sport est rehaussé
au niveau de l’homme, l’homme abaissé au niveau du sport. De fait,
il est des métaphores guerrières qui s’accordent mal avec
le credo des instances sportives nationales et internationales sur
le caractère ludique et apolitique du football. Certes de temps
à autre, les médias sont mal à l’aise - tout comme
ils peuvent être mal à l’aise lorsque le corps de l’homme
se fait trop machine(16) (une machine programmée et planifiée
dès l’enfance, une mécanique dopée, une marchandise
sur laquelle on investit(17)). Mais pourquoi être mal à l’aise,
puisque ces dérives ne sont pas des dérives mais l’essence
même du sport ? demande le courant critique, lequel a le mérite
de tempérer la candeur généralisée de mise
lors des grandes liesses sportives. Car cette candeur a-politique, a-économique,
cette candeur fair play, c’est elle qui faisait écrire à
un journaliste sportif, en 1936 : « La question juive est délicate
; nous regrettons que les sportifs juifs allemands n’aient pas les mêmes
libertés que les sportifs qui ne sont pas Juifs [...] Mais on ne
peut pas, à l’occasion des Jeux Olympiques, discuter la constitution
politique d’un pays ; ce serait diviser les sportifs d’une nation en deux
clans. [...] Éloignons toujours le sport des controverses politiques
sur les formes de gouvernement. »(18) Et Gœbbels de renchérir,
la veille de l’ouverture des Jeux à Berlin : « Je souhaite
que ces Jeux Olympiques soient une véritable fête de la paix
qui serve au bien de tous et édifie un pont sur lequel toutes les
nations puissent se rencontrer ».
§
Football et politique
Tous les régimes politiques, quels qu’ils soient, se sont
intéressés et continuent de s’intéresser au sport.
Les articles sportifs des années 1930 regorgent bien sûr d’enthousiasme
nationaliste. Les succès de la Squadra azzurra lors des Coupes
du Monde de 1934 et 1938 sont mis au compte de la supériorité
du fascisme : « Cela paraît bête, à première
vue, de voir sur un terrain de football des milliers de personnes s’enthousiasmer
pour vingt-deux hommes qui poursuivent un ballon. Mais soudain on comprend
: il suffit de remarquer qu’onze de ces hommes portent un écusson
sur le cœur. On est alors envahi par la divine passion qu’on porte inévitablement
à tout ce qui est nôtre, à tout ce qui porte la marque
de notre race, aux couleurs de notre drapeau »(19). Depuis, toutes
les Coupes du monde sans exception témoignent de ce lien indissoluble
: « cet âge d’or d’un sport pur que l’argent et la politique
n’auraient pas souillé n’a jamais existé »(20) - si ce
n’est dans le jeu, or le jeu n’est pas le sport ; si ce n’est dans l’amateurisme,
or dans les compétitions (dixit Coubertin dans un accès de
franchise) « il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’amateurisme »(21).
Le football suit fidèlement les aléas des relations internationales.
Participations et non-participations sont significatives. Ainsi en 1950,
la Yougoslavie (qui a été condamnée par le Kominform
en 1948) est le seul pays communiste à participer à la Coupe
du Monde. Le sport suit la diplomatie, naturellement. Et la diplomatie
se sert du sport : « Il est certain que des nations organisatrices
ou participantes ont exploité la Coupe du Monde à des fins
bien précises. C’est en particulier le cas de nations jeunes (ainsi
l’Uruguay et l’Argentine en 1930), qui ont vu là un bon moyen d’éveiller
la fibre nationaliste de la population. »(20). Et tout comme les pays
de l’Est dans les années 1960, la Chine utilise actuellement les
Jeux Olympiques pour redorer son image internationale.
Le cas de la Coupe du Monde organisée par l’Argentine
en 1978 montre qu’on ne saurait cependant considérer le sport comme
entièrement inféodé à la politique. De fait,
si c’était bien afin d’obtenir une reconnaissance internationale
que le régime de Videla a voulu organiser la Coupe du Monde, les
choses se sont avérées plus complexes. Car la contre-publicité
a été tout aussi spectaculaire que la publicité :
de multiples comités militant pour le boycott ont vu le jour, et
dans les stades on a pu entendre résonner le chant « se
va a acabar, se va a acabar, la dictadura militar ». Le football
a donc aussi bien été récupéré par le
pouvoir oppresseur que par les mouvements de résistance : «
La Coupe du Monde a soulevé des forces collectives énormes
qui ne peuvent être réduites à de simples effets de
manipulation des foules »(a). C’est également une récupération
politique complexe qui s’est produite lors de la qualification de l’Iran
pour la Coupe du Monde en 1998. Censée être un symbole de
l’ouverture du pays, cette qualification a été le reflet
des aspirations et contradictions de la société iraniennea
: elle a suscité des polémiques sur la présence des
femmes dans les stades, a provoqué l’émergence de héros
en marge des modèles conventionnels et un inattendu débridement
public des émotions (la fête étant jusqu’alors cantonnée
à l’espace privé des maisons, par opposition à la
rue soumise à l’ordre). Et les hommes politiques de tous bords ont
dû admettre, aux côtés de la lutte (zurkhâne),
sport traditionnel national, l’existence du football.
§
Logiques partisanes
Le football est un jeu/sport qui regroupe toutes les caractéristiques
propres à faire de lui un rituel festif, un spectacle engendrant
une communication symbolique entre les participants. L’aspect mythique
du football est perceptible dans la théâtralisation(22) que
constitue la recréation des identités au sein du stade :
« tête d’or », « le marquis », « la
brodeuse », « poisson volant », etc. - autant de surnoms
inventés par les supporters argentins, agrémentés
de chants très diversifiés : « Nous avons un goal
/ Qui est une merveille / Il arrête les penalties / Assis sur un
fauteuil / River champion ! River Champion ! des billes et du ping-pong
! / River ! River ! River ! » Les supporters forment l’ensemble
spécifique des spectateurs « actifs » du football, qui
conçoivent le sport en termes de militantisme. La mobilisation partisane
peut concerner un club, une ville ou un pays. L’attachement identitaire
des amateurs de football à une communauté ou à un
territoire est extrêmement variable suivant les pays. Ainsi l’Italie
ou l’Angleterre possèdent de très puissants mouvements de
supporters à l’échelle du club d’une ville spécifique
- d’où la relative indifférence de ces deux pays face à
leur équipe nationale(23). En France au contraire, l’engouement pour
l’Olympique de Marseille fait figure d’exception. Le football peut par
ailleurs être le reflet d’appartenances politiques ou sociales cruciales
: à Barcelone, le Barça, farouchement catalan, s’oppose au
Real Club Deportivo Español, centraliste ; à Glasgow, «
le microcosme du stade » où s’affrontent le Celtic (club catholique
fondé par des Irlandais) et les Rangers (protestants et unionistes)
a, tout au long du siècle, renvoyé une image de « la
tragédie qui se joue en Ulster »(24) ; à Turin, la Juventus,
qui appartient aux Agnelli (propriétaires de Fiat), est considérée
comme bourgeoise par les supporters du club de Torino.
Deux foyers sont à l’origine des mouvements actuels de
supporters : l’Angleterre, où s’est produite la naissance tapageuse
des hooligans (les teddy boys, « blousons noirs ») au début
des années 1960, et l’Italie, qui a vu paraître les ultras
au début des années 1970. Ces deux noyaux constituent des
modèles pour le reste de l’Europe (suivant une coupure Nord-Sud)
: ainsi le groupe des ultras marseillais est calqué sur le modèle
des supporters de la Juventus de Turin, alors que les supporters du PSG
sont organisés sur le modèle britannique, surnommant leur
virage Kop, par référence au stade de Liverpool -
les « virages »(25) étant les secteurs bien particuliers
du stade, situés derrière les buts, où se rassemblent
les supporters. Le virage est un territoire ; chaque virage a son code
de l’honneur, ses rituels, ses chants, ses fanzines. Ces derniers se développent
à partir des années 1980, certains (tels le défunt
Off the Ball ou When Saturday Comes, en Angleterre) ayant
une audience nationale. Par ailleurs, le football tisse des liens avec
la culture popf : les supporters sont parfois maquillés comme les
stars du glam rock, dont proviennent quelques-unes des plus populaires
chansons des stades : Come on, come on (Garry Glitter), We are
the champions et We will rock you (Queen).
Qui sont les hooligans ? « Des gens qui aiment le football,
le connaissent et éventuellement le pratiquent. Les instances dirigeantes
du sport se trompent - ou trompent leur monde - en affirmant que ces voyous
n’ont rien à voir avec le football. On comprend clairement les raisons
de cette stratégie qui permet de sauvegarder la pureté d’un
sport en se débarrassant de spectateurs manifestement trop encombrants.
»(26). Le grand public les appréhende à travers des actes
de violence parfois extrêmement graves (le drame du Heysel, le 29
mai 1985, en finale de Coupe d’Europe) - d’où l’amélioration
des normes de sécurité des stades (laquelle ne fait que déplacer
les actions des hooligans en périphérief). Brombergerb tente
de nuancer l’image traditionnelle que l’on s’en fait : jeunes à
la dérive, victimes du chômage, sous-prolétariat séduit
par l’extrême-droite (les ultra-sur franquistes du Real de
Madrid et les skinheads racistes). Hormis le critère de l’âge
(15-25 ans), les supporters constituent en effet des groupes assez hétérogènes.
En Angleterre, il ressort des enquêtes que l’on trouve parmi eux
aussi bien des jeunes de la rough working class (classe ouvrière
dure) que des casuals ou boy-next-door (« voisins de
palier »), supporters à l’apparence ordinaire, bien habillés,
aisés, un peu plus âgés - et tout aussi violents. De
même à Marseille, où le virage nord du stade (la North
Yankee Army) recrute dans les classes populaires des quartiers nord
de la ville, alors que le Commando ultra regroupe une population plus aisée.
Quant aux débridements de violence verbale, quelle valeur
réelle leur accorder ? Là encore, la prudence est de mise.
Si certaines paroles lourdes de sens « témoignent des peurs
et des haines qui traversent le corps social », d’autres, à
l’inverse, relèvent de la logique du jeu, qui « consiste à
faire usage de tout stigmate disponible pour disqualifier l’autre »(b).
Le jeu est alors vécu comme une réalité autre, les
insultes participant de la nature de tout spectacle. Bromberger invite
à distinguer le racisme « arbitraire » (joueur comme
bouc émissaire passager) et le racisme « motivé »
(où il y a adéquation de la parole et de la pensée).
Il donne l’exemple ambigu de Bell, goal camerounais qui fut adulé
par le public de l’OM lorsqu’il jouait à Marseille et conspué
de propos racistes lorsqu’il partit jouer à Bordeaux. De même,
lorsque Georges Weah a annoncé son départ pour Milan en 1995,
on a pu voir des banderoles fascistes dans le stade. Qu’en déduire
? Qu’il « serait fou de croire que le football puisse être
le remède à tous nos maux ; notamment que la xénophobie
s’efface du jour au lendemain comme par enchantement », mais aussi
qu’« il n’y a pas plus de racisme dans le fooball qu’ailleurs, sauf
que c’est plus spectaculaire. Des gens condamnés à être
des spectateurs passifs dans la vie passent à l’acte. »(27)
De fait, la structure hiérarchique du stade n’est pas celle de la
vie réelle (celle du monde du travail et du statut social). Pour
les supporters, le football est le lieu de l’accomplissement personnel
et de la reconnaissance. L’hooliganisme n’est provoqué ni par la
trop forte consommation d’alcool, ni par la violence sur le terrain de
jeue. « L’hooliganisme est la rencontre brutale entre deux réalités
: l’exclusion de la promotion sociale, l’impossibilité vécue
au jour le jour d’entrer dans un système méritocratique,
et l’idéal démocratique du sport. [...] Les débordements
de spectateurs ne peuvent être considérés comme une
hystérie collective produite par le seul fait du rassemblement.
Ils ne sont pas le résultat d’une quelconque mécanique des
foules »(26) : ils témoignent d’une « rage de paraître
» - la violence est une « mise en scène spectaculaire
de l’identité pour ceux qui ne peuvent la jouer ailleurs »(28).
§
Et 1 et 2 et 3 et 4 et 5 et 6 zéros
« Les médias traitent du foot de façon pour le
moins étrange. D’un côté, une littérature célébrant
les dieux du stade, les résultats et les événements
marquants de l’année. De l’autre, des tentatives d’autopsies d’“affaires”
présentées comme les dérives d’un sport devenu fou.
Le caractère séparé de ces productions permet d’opposer
la pureté originelle du sport à des pratiques scandaleuses.
[...] Or l’argent n’est ni bon ni mauvais en soi, et qui pourrait définir
le seuil à partir duquel il y aurait “dérive” ? [...] Il
faut changer de terrain et analyser les modes d’organisation du football
professionnel français qui rendent possibles les scandales. »(29)
De fait, ce sont les transformations économiques de clubs professionnels
qui, partout en Europe, sont devenus de véritables entreprises,
qui sont à l’origine des dysfonctionnements. L’achat des joueurs
n’est pas un phénomène récent. Le système du
transfert s’est mis en place dans les années 1925-1926 : dès
cette époque, certains clubs paient des compensations aux clubs
auxquels ils ont « pris » un joueur. C’est en 1973 qu’a lieu
le premier « transfert du siècle » (expression consacrée
pour désigner tout gros transfert) : Jahna Cruijff quitte l’Ajax
d’Amsterdam pour aller au F.C. Barcelone, pour la somme de 9 millions de
francs. Les chiffres ne cessent de monter au cours des années suivantes.
En 1995, l’arrêt Bosman établit la libre circulation des joueurs
de l’Union Européenne(30). Les derniers transferts les plus importants
sont, en l’an 2000, ceux du portugais Luis Figo (404 millions de francs,
de Barcelone au Real Madrid) et du français Nicolas Anelka (220
millions de francs, du Real Madrid au PSG).
« Il y a trois ans, quand Barcelone a vendu Ronaldo à
l’Inter pour 160 millions de francs, le monde du foot était sur
le cul. Aujourd’hui, on est presque à 500 millions... Il n’y a aucune
raison que la courbe s’inverse », affirme Philippe Piat (Président
de l’Union nationale des footballeurs professionnels)(31). La spéculation
bat son plein : les clubs les plus riches (ainsi le Milan-AC de Berlusconi)
achètent les meilleurs joueurs afin d’empêcher les clubs rivaux
de les posséder - quitte à les laisser sur le banc de touche.
La Commission européenne s’est emparée de la question des
indemnités de transfert : elle souhaite abolir le système
des transferts, et faire respecter le droit classique du travail - actuellement,
un joueur ne peut ni démissionner de son club ni choisir son employeur
(il est une marchandise, disent ceux qui s’en scandalisent ; « en
cas de bras de fer avec un club, le joueur l’emporte toujours »,
rétorque Guy Roux, ex-entraîneur d’Auxerre(31)). La Commission
européenne s’inquiète également de la protection des
jeunes joueurs, non responsables juridiquement car mineurs - afin d’éviter
les scandales que l’on sait : de très jeunes joueurs africains amenés
en Europe, sans papiers ; les meilleurs régularisés en intégrant
l’effectif du club, les autres relâchés dans la nature. Les
professionnels du football résistent, de peur que le système
qui draine des milliards chaque année disparaisse.
Comment ce système s’est-il mis en place ? Il est la conséquence
de la transformation du football en un sport-spectacle médiatique.
En 1974, la télévision française consacrait au football
10 heures par an. En 1994, on est passé à 509 heures par
an : le football représente les meilleurs taux d’audience, tous
programmes confondus. Naturellement, les coûts des droits de retransmission
ont crû de manière exponentielle ; les dirigeants des clubs
se sont donc retrouvés à la tête de sommes d’argents
colossales, et se sont employés à le dépenser : d’où
l’explosion des salaires des joueurs et des responsables. L’étude
des recettes des clubs professionnels français (saison 1997-1998)f
est évocatrice : droits de retransmission télévisée
25,1% ; mouvements de transfert 20,2% ; sponsors 19,7% ; spectateurs 13,1%
; collectivités locales 10,8%. Très évocatrice lorsque
l’on sait que la part des billets des spectateurs dans les recettes des
clubs était de 81% en 1970, et encore de 50% en 1985 ! S’ils sont
encore nécessaires en termes d’image (car un stade à moitié
vide est peu valorisant)(32), les spectateurs ne le sont donc plus financièrement
: des deux expériences du football, spectacle en direct ou spectacle
télévisé, c’est ce dernier qui a pris le dessus. D’où
la transformation des clubs les plus importants en sociétés
anonymes cotées en bourse.
S’ensuit la rupture entre les clubs de 1e division et ceux de
2e, 3e, 4e divisions - rupture qui ne va pas sans froisser les fans des
petits clubs, notamment au Royaume-Uni (certains sociologues ayant vu là
la cause de l’hooliganisme(33)). « L’apport d’argent a modifié
les politiques de recrutement des clubs les plus riches : appel au marché
des transferts plus qu’à la formation »f. Les possibilités
d’ascension du local au national sont donc moindres ; les stades sont construits
loin des quartiers défavorisés - et ils drainent un public
de moins en moins nombreux. De fait, « entre le football des grandes
équipes et le football populaire, la distance est telle qu’il n’existe
plus, du moins en Europe, de continuité entre amateurs et professionnels.
Dans les années soixante, ces derniers provenaient des petits clubs
[...]. Aujourd’hui, précocement repéré, sélectionné,
le jeune joueur quitte l’espace profane de la compétition amateur
pour entrer dans un espace séparé où il sera entraîné,
préparé et produit pour la performance. »(29)
§
Le foot est le plus beau des sports, alors le foot est la plus belle
des vitrines. Vitrine des villes désireuses d’attirer les investisseurs.
Vitrine des hommes politiques (locaux ou nationaux) désireux
d’attirer les électeurs. Vitrine des grands patrons désireux
d’attirer les acheteurs : en 1929, Jean-Pierre Peugeot créait le
F.C. Sochaux ; en 1983, Jean-Luc Lagardère créait le Matra-Racing.
Vitrine des grands groupes désireux de s’acheter une bonne conscience
: en 1998, Danone participait à l’opération Cités
Foot - opération devant permettre à des enfants d’Afrique
et d’Amérique latine de jouer les levers de rideau de demi-finales
de Coupe du Monde. De grandes affiches ornaient Paris : « Mercredi,
Moussa aura 80 000 spectateurs pour l’encourager ». Sur la photo,
Moussa et Abdou jouaient au foot sur la place de leur village. Mais en
fait, Moussa et Abdou n’étaient pas en France avec ceux de Cités
Foot. En fait, Moussa et Abdou ne s’appelaient pas Moussa et Abdou. Les
photos avaient été achetées et les prénoms
inventés : « nous voulions mettre des enfants de Cités
Foot, mais leurs prénoms anglo-saxons ou imprononçables ne
collaient pas à l’image que nous voulions donner »(34).
Quelle image le foot veut-il donner ?
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