DICTIONNAIRE
définitions subjectives
R de réel
Volume D (juillet-août 2000)
Savoir
(Articles)


 
 Thresor de Nicot
  Jean Nicot et Aimar de Ranconnet
Thresor de la langue francoyse, 1606.
Retour au texte
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 article Ami de Furetière
  Article « Ami »
du Dictionnaire de Furetière
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Dictionnaire de Furetière
 
Furetière, Dictionnaire Universel
La Haye, 1690.
Retour au texte

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Dictionnaire de l'Acadédémie
 
Dictionnaire de l'Acadédémie
première édition, Paris, 1694
Retour au texte
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Dictionnaire de Richelet
 
Philippe Richelet, Dictionnaire de la langue
françoise ancienne et moderne
, rééd. de 1732.
Retour au texte
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
NOTES

1. Anecdote relatée par G.Matoré, cf. bibliographie, (a). Retour au texte

2. Furetière (1620-1688) est l’auteur du Roman bourgeois.Retour au texte

3. L’Académie française n’a exclu que trois de ses membres : l’obscur Grenier (qui avait abusé d’une somme d’argent) au XVIIème siècle, Furetière, et l’abbé de Saint-Pierre (pour avoir critiqué Louis XIV) en 1718. Retour au texte

4. Le dictionnaire de Furetière fut publié à La Haye en 1690. Retour au texte

5. Furetière, Factum pour Messire Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, contre quelques-uns des Messieurs de l’Académie Françoise, 1684. D’autres textes de défense suivirent, publiés à Amsterdam en 1694 sous le titre Nouveau recueil des factums, rééd. Charles Asselineau, Paris, 1859. Un de ces textes a été réédité en 1997 in Petite archéologie des dictionnaires, cf. bibliographie, (c). Retour au texte

6. L’écriture sumérienne n’étant pas alphabétique mais constituée d’idéogrammes, c’est-à-dire de dessins désignant chacun un mot, ces lexiques s’apparentent aux premiers syllabaires chinois (environ 2000 av. J.-C.). Retour au texte

7. cf. S.Kramer, L’histoire commence à Sumer, 1957, rééd. Champs Flammarion, 1994. Retour au texte

8. Varron (116-27 av. J.-C.) fut chargé par César de constituer les premières bibliothèques publiques de Rome. Retour au texte

9. Le terme de « calepin » en viendra à désigner tout petit carnet. Retour au texte

10. L’érudit Jean Nicot (1530-1600) fut aussi diplomate ; il introduisit le tabac en France, d’où le mot « nicotine ». Retour au texte

11. La collaboration de Ranconnet au dictionnaire aurait été minime. Retour au texte

12. T.Wooldridgee  repère des mots non définis utilisés dans certains articles : orthoépie [phonétique], falciforme [genou] (dans le Robert  de 1967), hydatode [guttation] (Grand Larousse de 1971), etc. Retour au texte

13. François de Boisrobert (1592-1662), écrivain « plus célèbre par sa faveur auprès du cardinal de Richelieu et par sa fortune que par son mérite » (Voltaire). Retour au texte

14. Le Furetière sera réédité à partir de 1704 sous le titre de Dictionnaire de Trévoux, du nom de l’académie de jésuites qui réalise ce travail, en le dénaturant car en y intégrant un contenu idéologique anti-janséniste. Retour au texte

15. Le dictionnaire de Furetière (4 vol.) contient 40000 mots. Retour au texte

16. Curtis, in Revue des deux mondes, nov. 1991. Retour au texte

17. La partie « Dictionnaire » de la revue R de réel suit la même logique. Retour au texte

18. Le Moyen Âge produisait déjà des encyclopédies : les Étymologies d’Isidore de Séville (VIIème siècle) ; De Universo de Raban Maur (IXème siècle) ; le Speculum triplex de Vincent de Beauvais (XIIIème siècle), « triple miroir » du monde (miroir de la nature, miroir scientifique, miroir historique). Retour au texte

19. La première édition paraît en fascicules, de 1864 à 1876. Retour au texte

20. Cette dernière citation, jugée vaguement blasphématoire, a été supprimée dans les éditions posthumes. Retour au texte

21. Le dictionnaire est le fruit de très nombreux collaborateurs, cf. (d). Retour au texte

22. Le Grand Dictionnaire renferme en effet des bévues : l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly se voit par exemple confondu avec son frère Léon, qui est prêtre. Retour au texte

23. C’est ainsi que Le Petit Robert des noms propres qualifie le Larousse. Retour au texte

24. Sur l’idéologie, cf. par exemple M.Lehmann, « le discours sur femme et fille dans le Petit Larousse illustré de 1906 à 1978 », in Discours et Idéologie, P.U.F. 1980. Retour au texte

25. Notamment autour des Cahiers de lexicologie (qui paraissent depuis 1959 chez Didier-Larousse), dirigés par B.Quemada. Retour au texte

26. Maurice Druon, Discours, 02.XII.1993. Retour au texte

27. Registre des séances, 27.I.1972., cité in (b). Retour au texte

28. Avertissement à la Neuvième édition, 1992. Retour au texte

 
 
 

BIBLIOGRAPHIE

a. G.Matoré, Histoire des dictionnaires français, Larousse, 1968.

b. B.Quemada (dir.), Les Préfaces du Dictionnaire de l’Académie française, 1694-1922, Honoré Champion, 1997.

c. Petite archéologie des dictionnaires [textes de Richelet, Furetière, Littré présentés par J.Damade], éditions Les Billets de la Bibliothèque, 1997.

d. A.Rétif, Pierre Larousse et son œuvre, Larousse, 1975.

e. T.R.Wooldridge, Les débuts de la lexicographie française, University of Toronto Press, 1978.

- B.Didier, Alphabet et raison. Le paradoxe des dictionnaires au XVIIIème siècle, P.U.F., 1996.

- J.Dubois, Introduction à la lexicographie : le dictionnaire, Larousse, 1971.

 
 
 

INTERNET

Les dictionnaires de Nicot, Furetière, Richelet et ceux de l’Académie sont disponibles sur le site gallica.bnf.fr, en mode image.

En outre, le dictionnaire de Nicot, et les première (1694), cinquième (1798) et sixième (1835) éditions du dictionnaire de l’Académie peuvent être interrogés, en mode texte, sur le site de l'Université de Chicago.

    En 1674, l’Académie française obtint un privilège royal stipulant qu’elle seule, pour une durée de vingt ans, aurait le droit de réaliser, imprimer et vendre un dictionnaire. Afin de passer outre l’interdiction, c’est à Genève que Pierre Richelet fit imprimer en 1680 son Dictionnaire français, contenant les Mots et les Choses, plusieurs nouvelles remarques sur la Langue françoise, ses Expressions Propres, Figurées & Burlesques, la Prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Mots, le Régime des Verbes : Avec les Termes les plus connus des Arts & des Sciences. Le tout tiré de l’Usage et des bons Auteurs de la Langue françoise. (ill.) Cependant, alors que 1500 exemplaires de ce dictionnaire entraient sur le territoire français pour être vendus illicitement, un libraire parisien trahit la nouvelle : les 1500 exemplaires furent saisis et brûlés. L’imprimeur genevois Widerhold, ruiné, mourut de chagrin : le libraire délateur fut assassiné(1) : l’histoire des dictionnaires n’est pas aussi austère que l’on pourrait le croire.
    À la même époque, l’académicien Furetière(2) tenta lui aussi de contourner l’interdiction de l’Académie française : ce qui lui valut l’exclusion de ladite Académie (3), et le malheur de ne pas voir publié, de son vivant, son Dictionnaire universel(4) (ill.). Furetière se défendit de la sorte : « L’action dont on m’accuse mériteroit des Éloges plutôt que des reproches, s’il n’y avoit point d’envie & de jalousie entre les gens de lettres. [...] Tous les gens de Lettres sont d’accord qu’il ne sauroit y avoir trop de Dictionnaires, le nombre de choses étant infini [...]. Il n’y a point de Livres qui apportent plus d’utilité au Public & moins de gloire à l’Auteur : de sorte qu’au lieu de former des obstacles à leur édition, il faudrait y apporter toutes sortes de facilités. » (5) Les principales questions sont là : pourquoi plusieurs dictionnaires — le dictionnaire n’est-il pas le miroir d’une langue ? Le dictionnaire est-il subjectif ? Peut-on parler d’œuvre pour un dictionnaire, au même titre que pour un roman ?
 Nous nous intéressons ici uniquement à la naissance des dictionnaires français : rappelons cependant que la Renaissance européenne arrive bien tard : ainsi le premier dictionnaire chinois, le Shuo Wen, qui donne le sens et la prononciation de 9400 idéogrammes, date des Ier-IIIème siècles : quant au Japon, il possède dès l’époque Heian (VIIIème siècle) le Shingi, dictionnaire en 44 volumes. Rappelons aussi que le dictionnaire n’est que l’une des formes de la lexicographie, c’est-à-dire de l’établissement de listes de mots. La lexicographie existe dès les civilisations les plus anciennes : à Sumer, des tablettes datant de 2500 av. J.-C. dressent des listes de mots(6) en deux langues (akkadien et sumérien), à l’usage des étudiants, et des listes de mots par matières (zoologie, botanique, géographie, etc.)(7).

§

Antiquité et Moyen Âge

    Dans l’Antiquité, le dictionnaire proprement dit n’existe pas : il n’y a pas de recueils visant à expliquer tous les mots d’une langue. En revanche, il existe ce que l’on appellerait aujourd’hui des « dictionnaires des mots difficiles », destinés à faciliter la lecture des grands auteurs — notamment d’Homère, lequel utilise beaucoup de dialectes. Au IIIème siècle av. J.-C., Zénodote d’Éphèse, conservateur de la Bibliothèque d’Alexandrie, compose ainsi un glossaire de la langue homérique  ; son successeur Aristophane de Byzance fonde une école de lexicographie. L’intérêt des érudits grecs pour cette matière se transmet au monde latin : l’érudit Varron(8) classe les mots par matières et en donne l’étymologie dans De lingua latina ; au IIème siècle, l’Onomasticon de Julius Pollux établit des listes de mots accompagnés de synonymes : des glossaires grec-latin et latin-grec sont établis à l’attention des élèves.
    Les gloses ne sont à l’origine que de brèves remarques expliquant le sens des mots difficiles, situées entre les lignes mêmes ou en marge du texte : on appelle glossaires les recueils de gloses classées par ordre alphabétique. Le Moyen Âge utilise des glossaires de termes grecs. Mais se pose en outre, de façon de plus en plus aiguë, le problème de la compréhension du latin classique, lequel se perd peu à peu au profit du latin vulgaire — qui va devenir le roman puis le français. Jusqu’au XVIème siècle, la langue n’est pas fixée : un dualisme linguistique se crée entre le public cultivé (qui est bilingue latin-ancien français) et le reste de la population. D’où la nécessité de lexiques traduisant les mots latins difficiles en langue commune : ainsi le Glossaire de Reichenau de la fin du VIIIème siècle, qui dresse une liste alphabétique de 5000 mots de la vulgate à l’usage des clercs : ainsi plus tard l’Aaba et l’Abavus, glossaires des XIIème et XIVème siècles (dont le titre correspond au premier mot qu’ils contiennent). Le succès d’un ouvrage lexicographique peut être considérable : le Dictionarium (1502) du moine italien Calepino connaîtra ainsi, à travers toute l’Europe, plusieurs éditions jusqu’à la fin du XVIIème siècle(9).

§

XVIème siècle : la naissance du dictionnaire français

    En 1539, François Ier stipule, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, que tous les actes juridiques seront délivrés « en langage maternel françois et non autrement » : la prééminence du français sur le latin et sur les dialectes régionaux se voit définitivement assurée. Fait symbolique, c’est la même année que l’imprimeur et érudit Robert Estienne publie son Dictionnaire françoys-latin, recueil de 10000 mots ouvert, dixit l’épître dédicatoire, à « tous les mots, mesme les plus fascheus de la langue françoyse & esloingnez de l’usage commun ». Cet ouvrage visant à l’exhaustivité marque pour certains la naissance de la lexicographie française — le terme « dictionnaire » apparaissant pour la première fois en français.
 Le tournant véritable est cependant le Thresor de la langue françoyse tant ancienne que moderne, auquel entre autres choses sont les mots propres de marine, venerie et fauconnerie (1606) (ill.) de Jean Nicot(10) et Aimar de Ranconnet (11) : le Thresor est de fait le premier dictionnaire français entièrement monolingue (par opposition aux dictionnaires précédents qui contenaient des mots latins). Une évolution similaire a lieu dans toute l’Europe : à la même époque paraissent le Tesoro de Covarrubias (Espagne, 1611) et le Vocabolario de l’Academia della Crusca (Florence, 1612).
    À quoi ressemble ce premier dictionnaire du français ? Les mots sont classé par familles et non par ordre alphabétique. L’équivalent de nos abréviations (Vulg., Ecclés., Mus., Poét., etc.) sont des phrases entières : « sonne toujours mal [beuverie], en usage aux gens d’Eglise [bréviaire], ce mot est plus usité entre musiciens qu’ailleurs [accordance], dont les poëtes usent [pantoiement] ». Nicot souligne le bon usage : ainsi à propos de soudard ou soudoyer, il note que « le François ne peut bonnement dire soldat sans Italienniser ou Espagnoliser, de quoy il n’a aucune contrainte, veu qu’il a les deux dessus dits, & plus beaux & plus seants à luy, que le dit Soldad » (le Français ne peut pas dire soldat sans faire un italianisme ou un hispanisme, ce qu’il n’a pas de raisons de faire, puisqu’il a les mots ci-dessus [soudard, soudoyer] plus beaux et convenables) — l’évolution du langage n’a pas suivi ses recommandations ! À propos de vit il note : « qu’on nomme moins vergoignéement la verge ». Certes les imperfections sont encore nombreuses : l’orthographe du français n’étant pas entièrement fixée, le maniement de l’ouvrage reste difficile ; de nombreux mots sont omis, dont certains sont employés dans le corps des articles (de telles omissions existent, à plus petite échelle, dans tout dictionnaire(12)) : les définitions sont (trop) souvent circulaires — trois siècles plus tard, Flaubert se moquera encore de ce travers propre aux dictionnaires : « CRAPAUD, mâle de la grenouille »,  répond à « GRENOUILLE, la femelle du crapaud », dans son Dictionnaire des idées reçues.

§

XVIIème siècle : Furetière contre l’Académie

    C’est sur idée de Richelieu que Louis XIII crée, en 1635, l’Académie française. En 1638, l’Académie décide de rédiger un dictionnaire, calqué sur le modèle du Vocabolario de l’Academia della Crusca. Les plus grandes plumes (Racine, Boileau, La Fontaine, Bossuet, Perrault, Fénelon, La Bruyère, etc.) y contribuent, ou plutôt sont censées y contribuer : les mois passent : le dictionnaire n’avance pas. Afin de stimuler le zèle des académiciens, on instaure des jetons de présence rémunérés (1 jeton = 1 écu, les jetons des absents sont partagés). Boisrobert(13) raille :
Depuis vingt ans dessus l’E on travaille
Et le destin m’auroit fort obligé
S’il m’avait dit : Tu vivras jusqu’au G.
    Colbert, fâché de cette lenteur, se rend un jour à l’improviste observer le travail des académiciens, lesquels planchent sur le mot Amy. La Préface de 1694 du Dictionnaire de l’Académie (ill.) se fait un plaisir de raconter la scène : « Colbert vit combien il s’esleva de difficultez » pour décider « si un homme pouvoit estre appelé l’Amy d’un autre qui n’auroit pas le mesme sentimens pour luy » : Colbert « dit en se levant qu’il estoit convaincu » que l’Académie ne pouvait pas « faire plus promptement » son dictionnaire — avis de poids puisque jamais homme « n’a esté plus laborieux ny diligent » que Colbert.
    L’Académie ne craint pas la concurrence : en 1674, elle obtient un privilège exclusif pour tout dictionnaire de langue française jusqu’à parution du sien propre et au-delà pendant vingt ans. Or, parallèlement, Furetière obtient un privilège royal l’autorisant à réaliser un dictionnaire des arts et des sciences. Mais la rumeur (véridique) court bientôt que son dictionnaire contient tous les mots de la langue : on l’accuse dès lors d’avoir outrepassé ses droits et d’avoir plagié le début du dictionnaire préparé par l’Académie, auquel il avait accès en tant qu’académicien. En 1685, les académiciens votent l’exclusion de Furetière. Avec le recul, la querelle paraît cocasse : elle est de fait souvent drôle du fait de la plume insolente et rageuse de Furetière(5). Mais il ne faut oublier que pour ce dernier, outre son honneur, c’est l’œuvre de sa vie qu’il a cru perdue : son Dictionnaire universel ne paraît à La Haye qu’en 1690, deux ans après sa mort. Louis XIV lui rend un hommage posthume en en recevant ouvertement à la Cour, malgré l’interdiction, une réédition(14). Le Furetière est aujourd’hui considéré comme le meilleur dictionnaire du XVIIème siècle, sans commune mesure avec celui de l’Académie — donnant raison à son auteur :
J’avais un moyen infaillible
De nourrir avec eux la paix :
J’en devais faire un plus mauvais
Mais la chose était impossible.
    La somme de savoir contenue dans le Furetière est de fait impressionnante : c’est un dictionnaire encyclopédique dont les articles, souvent extrêmement longs [cf. l’article Dragon], se lisent comme un véritable texte. La précision des informations est sans commune avec celle du Dictionnaire de l’Académie (lequel finit par paraître en 1694). Dans un de ses Factum... Furetière se moque de la sorte : « Celui qui apprend [aux académiciens] ce que c’est que l’eau forte, l’eau ardente, l’eau stygieuse, l’eau seconde, l’eau régale ou de départ, l’eau impériale, l’eau des deux champions, l’eau de la reine de Hongrie, l’eau stiptique, etc., n’a pas été réduit à la misère de leur aller voler l’eau de rivière, l’eau de puits, l’eau de mer, l’eau chaude, l’eau froide, etc., qui sont pourtant les phrases qu’ils revendiquent avec tant de bruit ». Des plumes anonymes prennent la relève de Furetière après la mort de ce dernier : entre 1694 et 1697 paraissent des pamphlets qui font la joie de la Cour, tel L’enterrement du Dictionnaire de l’Académie, qui raille l’omission de très nombreux mots par l’ouvrage officiel, ainsi brume : « L’Académie estant une mer [...] il ne faut pas douter que cette mer ne soit couverte de brumes, qui font qu’elle laisse échapper plusieurs mots parce qu’elle ne les voit pas ».
 Le reproche est en partie infondé, puisqu’il correspond aussi à un choix. Le Dictionnaire de l’Académie, qualifié par Furetière de « dictionnaire maigre » car il ne fait qu’un volume(15), considère que le seul langage qui vaille est celui de la cour. Rappelons qu’au XVIIème siècle, la doctrine du bon usage bat son plein : Malherbe et Vaugelas, œuvrant pour la « pureté » et la « clarté » de la langue, proscrivent néologismes, archaïsmes, latinismes, termes « bas » ou « sales », termes poétiques, mots techniques... — il ne reste plus grand chose au langage. Dans le Dictionnaire des mots et des choses de Richelet (1680), aux côtés des mots débourrer, décamper, débrailler, débusquer est accolée une croix (†) : le dictionnaire, qui fait une large place aux mots populaires, explique : « la croix † qui est vis-à-vis du mot ou de la façon de parler veut dire que le mot ou la façon de parler n’ont proprement leur usage que dans le style simple, dans le comique, le burlesque ou le satirique ». À l’inverse, la préface du Dictionnaire de l’Académie indique : « Quant aux termes d’emportement ou qui blessent la pudeur, on ne les a point admis dans le Dictionnaire, parce que les honnêtes gens évitent de les employer dans leurs discours ». Et Furetière de railler : « Le principal mérite [du dictionnaire] de l’Académie sera sa pureté & son exactitude : il apprendra aux Français à parler correctement la langue, tandis qu’elle sera en un même état. Mais comme les langues vivantes changent perpétuellement, il lui arrivera le même inconvénient que celui du barbier de Martial qui était si lent à faire la barbe que tandis qu’il rasait d’un côté, elle avait le loisir de croître de l’autre ».
 Une dernière remarque sur la première édition (1694) du Dictionnaire de l’Académie : elle n’est pas alphabétique. Les mots sont regroupés par familles de mots. Par exemple, au mot devoir, on trouve dû, duëment, indü, induëment, debet, dette, endetter, endetté, rendetter, redevoir, redevance. Un système de renvois permet de trouver où chercher le mot dont on a besoin. Les lecteurs ne sont pas convaincus : dès la deuxième édition (1718), ce type de classement est abandonné : la préface fait son mea culpa : « La première Edition avoit esté disposée par Racines [...]. Il est aisé de se représenter l’impatience d’un Lecteur, qui après avoir cherché un mot dont il a besoin, Absoudre par exemple, au commencement du premier Volume [...] y trouve pour toute instruction qu’il faut aller à la fin du second Volume chercher le mot Soudre, dont il n’a pas besoin ». Une autre originalité du Dictionnaire de l’Académie (qui, elle, perdure encore aujourd’hui) est l’absence de citations d’auteurs : chaque mot est mis en situation dans un exemple « banal, neutre, dénué de pittoresque, proche du cliché, du lieu commun, de l’expression toute faite », afin de mieux « [répondre] aux intentions du dictionnaire, qui [sont] de circonscrire l’usage. »(16) Parti pris de neutralité qui choquait Voltaire, lequel affirmait : « un dictionnaire sans citations est un squelette ».

§

Comment définir un dictionnaire ?

    Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle a lieu une croissance spectaculaire du nombre d’ouvrages se donnant le titre de dictionnaires. Dom Mayeul Chaudon (qui écrivit en 1767, contre Voltaire, un Dictionnaire anti-philosophique pour servir de commentaire et de correctif au Dictionnaire philosophique) affirme d’un air désabusé  : « l’ordre alphabétique est le goût du jour, et il faut bien s’y plier si on veut avoir des lecteurs ». L’article de dictionnaire devient un genre littéraire et s’affiche a priori comme un lieu de combat. Le sens du mot « dictionnaire » est cependant faussé : se voient appelés dictionnaires des recueils de textes philosophiques classés par ordre alphabétique et usant des ressorts de l’esthétique du fragment — art de la chute, style variable d’un article à l’autre (tour à tour conte, anecdote, etc.) — à l’instar du Dictionnaire philosophique de Voltaire(17). Or, par définition, un dictionnaire est censé être exhaustif : seuls les ouvrages contenant (ou visant à contenir) tous les mots d’une langue (au sens étroit de « bon usage », ou dans un sens plus large), sont à proprement parler des dictionnaires. De même, une encyclopédie n’est pas un dictionnaire, puisque c’est un ouvrage décrivant longuement les choses réelles, mais ne s’attardant pas sur les mots (d’où notre silence sur l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) : on ne trouve ainsi pas dans une encyclopédie le régime d’un verbe, ou encore l’explication du sens d’une préposition, d’un adverbe, etc.(18) Certains dictionnaires sont dits « encyclopédiques » car, en plus de donner le sens des mots, ils s’attardent sur certaines notions de manière extrêmement précise et descriptive : le Dictionnaire universel de Furetière et le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse appartiennent à cette catégorie.

§

XIXème siècle

 Le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle porte en épigraphe, dans sa première édition (1864 (19)), les citations suivantes : « Le dictionnaire est à la littérature d’une nation ce que le fondement, avec ses fortes assises, est à l’édifice (Dupanloup), Fais ce que dois, advienne que pourra (devise française), La vérité, toute la vérité, rien que la vérité (droit criminel), Cecy est un livre de bonne foy (Montaigne), Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair (Adam)(20). »
    Bonne foy et vérité ? Elles ne sont pas toujours de mise : Larousse assume ici ou là sa partialité, ainsi dans la célèbre notice Bonaparte, qui se réduit à la phrase « général français mort à Saint-Cloud le 18 brumaire an VIII ». Fortes assises ? Elles ne manquent pas : la préface fait suivre la longue liste des soixante-seize disciplines traitées de la mention évocatrice « ETC. ETC. ETC. ». Les ambitions encyclopédiques de l’ouvrage sont sans précédent : certaines notices font plus de trente pages — ainsi chemins de fer, qui fournit un relevé chronologique des ouvertures des lignes de chemin de fer, le nombre de kilomètres, des détails techniques sur la construction des voies, un chapitre sur les accidents et sur les plaintes des voyageurs, etc. La notice, rédigée par Larousse lui-même(21), s’ouvre sur une envolée lyrique : « Chemins de fer ! Quels mots magiques, et de quelle auréole ils sont environnés quand ils nous apparaissent comme synonymes de civilisation, de progrès et de fraternité ! »
    La chair de ma chair ? Le dictionnaire de Pierre Larousse, à l’instar d’un roman, est l’œuvre d’un auteur : le style personnel transparaît : en outre, Larousse n’hésite pas à se mettre en scène au sein de son dictionnaire. Ainsi, alors que l’article escoffion s’attarde sur l’étymologie du mot, trouve-t-on la phrase « Ce que je dis n’intéresse pas le lecteur, mais cela me passionne ». Le long article bévues (littéraires) s’achève par un aveu d’humilité : « Mais ne va-t-on pas nous dire à notre tour : grand, gros, lourd dictionnaire, tu me parais bien osé de venir fouiller de ton crochet les épluchures de nos écrivains les plus en vogue : penses-tu qu’il serait besoin d’une loupe pour découvrir quelque anguille énorme dans ce vinaigre que tu nous distilles ?(22) [...] Hélas ! Le Grand Dictionnaire n’éprouve aucune honte à le dire : “Brigadier, vous avez raison” et cet aveu, dénué de tout artifice, affaiblira, nous l’espérons, la vivacité des critiques auxquelles nous a conduits le mot bévue ».
 Désinvolture ? « Liberté d’esprit déconcertante »(23) ? Assurément si l’on considère que la froideur est de mise dans un dictionnaire. Mais pourquoi accoler au critère d’exhaustivité un critère d’objectivité à la définition du dictionnaire ? On pourrait certes voir là une manière de distinguer les « vrais » des « faux » dictionnaires, où la lexicographie cède le pas à l’idéologie. Mais voilà bien longtemps que l’objectivité supposée des dictionnaires a été remise en question : qu’il s’agisse de parti pris affichés (Dictionnaire de Trévoux(14)) ou discrets, aucun dictionnaire(24) ne saurait échapper aux idéologies de son époque. Les dictionnaires du XXème siècle tentent d’être plus neutres, en ne laissant pas transparaître la chair de ma chair, l’empreinte de l’auteur : peut-être y réussissent-ils trop bien.

§

XXème siècle

    Il faut attendre la seconde moitié du XXème siècle pour voir apparaître de nouveaux dictionnaires : le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert (1953-1964), le Grand Larousse de la langue française (1971-1978), et le Trésor de la langue française des XIXème et XXème siècles (1971) de Paul Imbs. C’est, à cette époque, une véritable révolution méthodologique qu’entraîne l’informatique : le dictionnaire n’est plus le résultat d’un travail empirique : le traitement informatique des textes permet par exemple de déterminer les occurrences de tel ou tel terme dans la littérature, afin d’aider à établir un corpus de citations ; la mise en page est unifiée, de même que le vocabulaire propre aux dictionnaires (les abréviations, les manières d’entamer la définition d’un mot... qui auparavant variaient joyeusement d’une notice à l’autre). À partir des années soixante, une « science des dictionnaires » voit ainsi le jour (25), qui expose les problèmes et méthodes de la lexicographie. Les dictionnaires visent par ailleurs à toucher un vaste public à travers leurs éditions simplifiées : le Petit Robert (1967) marque l’apparition du dictionnaire en un volume — ou plutôt la réapparition, puisque les dictionnaires portatifs existaient déjà au XVIIème siècle. Toujours dans une visée commerciale et de vulgarisation du savoir, les dictionnaires encyclopédiques introduisent photographies, couleurs et audaces de mise en page.
    On pourrait rêver à l’existence d’un dictionnaire encyclopédique du XXème siècle qui soit un bel objet, aux dessins et photographies de qualité homogène (afin d’éviter la juxtaposition sur une même page d’une photographie de Brassaï et d’un médiocre schéma des mouvements de la brasse !), à la maquette sobre et unifiée. Un dictionnaire qui se lise et qui s’observe, et non pas simplement se consulte : un dictionnaire avec, ici et là, des marques de subjectivité, la présence soudaine de l’auteur s’adressant au lecteur. On aimerait trouver, ailleurs que dans l’article chariot du Petit Robert, (qui se permet un petit avis orthographique du rédacteur, « on écrirait mieux charriot »), tout ce qui fait que lire un dictionnaire ancien, c’est aussi lire une œuvre.
    Alors, où retrouver la poésie des dictionnaires ? Peut-être dans les éternelles querelles sur le bon usage de la langue, qui se poursuivent allègrement. L’Académie s’élève contre les « pollutions linguistiques particulièrement détestables »(b) que sont les mots nominé ou sponsor : elle continue de s’ériger en gendarme du langage : « Beaucoup de gens pensent que, en matière de langage, nous disons la loi. Eh bien, ils ont juridiquement raison » (26). Elle continue aussi de s’inquiéter de son rythme de travail : « Commencée il y a 35 ans, la mise à jour [du dictionnaire] n’est pas parvenue au bout de la lettre C. Cette lenteur a longtemps fait sourire : maintenant, elle fait frémir. À ce rythme, il faudrait un siècle et demi pour achever notre révision ». (27) C’est pourquoi en 1986, sans attendre la fin des travaux, l’Académie française commence à faire paraître en fascicules la neuvième édition de son Dictionnaire. En 1992, un volume rassemble les lettres achevées. Chaque livraison de fascicules apporte sa fournée de mots acceptées : cover-girl, cul-bénit, drugstore, emmerdeur et télécarte font leur apparition ; les journaux raillent les audaces de l’Académie — laquelle (dixit la préface de son Dictionnaire) poursuit son chemin « entre les deux haies épineuses du purisme et du laxisme ». Difficile mission ! Ne voilà-t-il pas que l’Académie se voit obligée de remarquer : « Il nous est également apparu que nos notations habituelles familier, populaire, vulgaire, argotique, trivial avaient de moins en moins d’effet dissuasif, comme si, même assortis de ces mentions, le fait que des mots grossiers soient mentionnés “dans le dictionnaire” autorisait leur emploi sans discernement ni retenue. Que nous ayons dû en faire état, parce qu’ils sont d’un usage parlé, hélas fréquent, ne saurait constituer un encouragement à s’en servir ».(28) D’où des articles de dictionnaire plus poétiques, où l’on peut à nouveau prendre plaisir à imaginer la personnalité de l’auteur ayant écrit des lignes subjectives : Con, Conne, adjt. Bien que cet emploi fig. apparaisse dans les correspondances dès le XIXème siècle et que l’usage parlé s’en soit fort répandu, ne doit être employé que dans une intention de vulgarité appuyée.

§

    Vive la subjectivité des dictionnaires ! La subjectivité répartie au hasard des notices objectives !  — car n’est-ce pas le hasard qui fait le plaisir de la lecture d’un dictionnaire ? mais qui a dit qu’on ne pouvait pas lire un dictionnaire dans l’ordre, et un roman au hasard ? La sbjectivité qui permet au lecteur de tomber, au sein d’une foule anonyme de mots, sur Pierre Larousse écrivant « ce que je dis n’intéresse pas le lecteur ».
    Et pourtant on peut toujours rêver dans un dictionnaire, fût-il plus objectif, ne serait-ce qu’avec la sonorité des mots : ne serait-ce que parce que définir le réel est toujours quelque peu cocasse. « Un écrivain me disait qu’il éprouvait une émotion à dire par exemple qu’une poule est un gros oiseau à plumes avec deux pattes et qui ne vole pas »(c).
 
 

Laetitia Bianchi

 

 
 
 
(c) R de réel 2000. Reproduction interdite.
 

R de réel