PONCTUATION
¿ p (ou) r, q-uo-i !
R de réel
Volume P (novembre-décembre 2002)
Savoir
(Articles)

NOTES

1. Enquête et article de Sandrine Caddéo, in {b}.[Retour au texte]

2. Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du Diable, 1911, rééd. Rivages, 1989.[Retour au texte]

3. Furetière, Dictionnaire universel, 1690.[Retour au texte]

4. Tout au long de cet article, les crochets en gras [...] indiquent nos coupes au sein des citations.[Retour au texte]

5. Éric Chevillard, in Hi.e.ms, De la ponctuation, n°6-7, hiver 2000-2001 ; et in {c}.[Retour au texte]

6. Laveaux, Dictionnaire des difficultés grammaticales et littéraires, cité in {c}.[Retour au texte]

7. On [qui ?] a appris aux ordinateurs à mettre une majuscule après après un point et en début de phrase, or E.E.Cummings n’est pas son vrai nom : son vrai nom est e.e.cummings : c’est lui qui souhaitait qu’on l’écrive ainsi.[Retour au texte]

8. e.e.cummings, lettre du 11 mars 1935, in Indignes paquets d’expression. Lettres 1899-1962, Mercure de France, 1975.[Retour au texte]

9. Henri Meschonnic, in {c}.[Retour au texte]

10. James Joyce, Finnegans wake, 1939, traduction Phillipe Lavergne.[Retour au texte]

11. Pound | Joyce, Correspondance, Mercure de France, 1970.[Retour au texte]

12. jean-pierre bobillot, le massacre du printemps, derrièrelasalledebains | poésies mécaniques, 2002.[Retour au texte]

13. Sur www/lettres.org/Profs-L-synth/02-arret.htm, un débat sur comment lire les enjambements.[Retour au texte]

14. e.e.cummings, 58+58 poèmes, traduction D.Jon Grossamn, Christian Bourgois.[Retour au texte]

15. Marinetti, Manifeste futuriste, 1913.[Retour au texte]

16. Arno Schmidt, Vaches en demi-deuil (1964), et Tina ou de l’immortalité (1958), traduction Claude Riehl, Tristram, 2000/01.[Retour au texte]

17. Balzac, Les Chouans, introduction à la 1e édition, 1829.[Retour au texte]

18. Baudelaire, Choix de maximes consolantes sur l’amour, 1843.[Retour au texte]

19. Le point d’ironie a été proposé notamment par Alcanter de Brahm (L’ostensoir des ironies, 1899).[Retour au texte]

20. Remy de Gourmont, La Fin de l’art, Les Cahiers de Paris, 1925. [Retour au texte]

21. Rabelais, Gargantua, 1534, rééd. p.o.l., 1992.[Retour au texte]

22. Rabelais, Nouveaux Classiques Hachette, 1977.[Retour au texte]

23. C.E.Gadda, La connaissance de la douleur, 1963.[Retour au texte]

24. Flaubert, lettre à Louise Colet, 21 mai 1853.[Retour au texte]

25. Alphonse Allais, La logique mène à tout [recueil posthume], Horay, 1976.[Retour au texte]

26. Académie d’Aix-Marseille, documents pédagogiques.[Retour au texte]

 

 

BIBLIOGRAHPIE

a. Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, Gallimard (tel), 1991.

b. J.-M.Defays, L.Rosier, F.Tilkin (éd), À qui appartient la ponctuation ?, Actes du colloque de Liège, Duculot, 1997.

c. J.Dürrenmatt (éd.), La ponctuation, revue la licorne [UFR Langues Littératures Poitiers], 2000.

 

 

Ci-dessous : ponctuation de quelques textes célèbres

Un espace indique la présence d’un ou de plusieurs mots entre deux signes. Les signes terminant des phrases sont plus gros et en gras. Le signe ¶ indique un passage à la ligne, ¶¶ indique un saut de ligne. On obtient ainsi une “image” du rythme des phrases, qui ne prend cependant pas en compte la longueur des fragments compris entre deux signes.

 

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Rabelais, Gargantua, chapitre I, 1534.

 

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Céline, Mort à crédit, ouverture, 1936.

 

. . . . , .¶ , . . . , . , .¶ , . . , . , .¶ , . , . , .¶ , . , .¶ , . .¶¶ , . , .¶¶ . , . , . , . , , .¶ , . , , . , . , , .¶¶ , . , , . , .. . .. . .¶ , . . , . , , . , .

Régis Jauffret, Clémence Picot, ouverture, 1999.

 

: ! ! . , . , . , , , . , : . ; . , , ; , . ; .  : ; , .. .¶ , , . ; : , , .  : ; , , ? ? ? ? ? , ? ? ? ? ? , , ? ? ? ? ? !  ! ; , . , , . . ; , : ; ...

: ? , , , , , , , , , , , , , , , : , , , , : « !»

Madame de Sévigné, Lettre du 16 mars 1672 , & du 29 novembre 1679.

 

, , , . . . , . , . , , , , . , , , . , , , , , ; , ; .¶ , , , , , , . , ; ; , , , , , , , .¶ , , , , ? . , , ; ? , . , , , , .. ( ), , . ; , , ; , , ; — , , — , , , . , , , , , , , , , , , , , , , , , .¶ ( ), , , , , ( ); , , , , , . , , , , , , , , , , , , , , , , .¶¶

Proust, Du côté de chez Swann, Combray, I [épisode de la madeleine], 1913.

 

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Baudelaire, La Fanfarlo, ouverture, 1847.

 

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Claude Simon, La route des Flandres, ouverture, 1960.

 

 
 
p ( r-o-l-o-g-u-e )
[débats linguistiques d’enfants de 7 à 8 ans, retranscrits dans le cadre d’une enquête sur la ponctuation[1]]
Le professeur — alors les points et les majuscules ça sert à rien
n°3 — mais si ça sert
n°2 — eh ben non
n°3 — pour que ça fasse plus joli
n°2 — à la fin d’une phrase pour que ça fasse plus joli


. p . o . i . n . t .
« Chiure de mouche. n. Signe primitif de ponctuation. Il a été très justement observé par Garvinus que le système de ponctuation utilisé dans les écrits de nombreuses nations dépend à l’origine des habitudes sociales et de l’alimentation des mouches qui infestent ces différents pays. Ces insectes, qui sont toujours attestés dans le voisinage des auteurs, embellissent avec générosité ou parcimonie les manuscrits tout au long de leur composition, et, s’accordant à leurs besoins naturels, mettent en relief avec une sorte d’instinct supérieur l’œuvre des écrivains, à leur insu. »[2] Pourquoi ces crottes de mouche et ce point que voici :    . 
Pour qui cette « marque ronde la plus petite qu’il est possible »[3] que Larousse mesure au XIXe, «le point typographique correspond à 0,002256 m environ », pour qui ces petites rondeurs menteuses : « Les points d’Imprimerie les plus ronds paroissent avec le microscope herissez comme des chastaignes. »[3] Pour qui ces châtaignes.

quant à moi c’est très simple autant le dire d’un trait je ponctue pour autrui cet éventuel lecteur par compassion humanité pure bonté d’âme c’est un geste auguste [   ][4] c’est de la prévenance donc et de la prévention suis-je attentionné car je m’en passerais volontiers moi de la ponctuation rien que des ambages ces jambages nul besoin de ces balises pour ma gouverne je mesure ce qu’il me faut de souffle je pèse mes mots je n’avance rien au hasard tout s’enchaîne s’engrène impeccablement s’emboîte même les pires casse-têtes je sais ce que je dis ce serait plutôt une gêne pour moi dans mes textes la ponctuation voici le lait devenu soupe aux cheveux voici que je dois me faufiler entre ces gouttes entre ces ronces[5]

Ponctuation : « Observation grammaticale des lieux d’un discours où on doit faire différentes pauses, & qu’on marque avec des points & petits caractères pour en avertir les lecteurs. » Ainsi c’est pour vous, lecteurs : pour vos beaux yeux. Pour vous aider, lecteurs, mais aussi pour vous asservir. Attention, lecteurs ! Ceci est un dernier avertissement ! Vous vous exclamerez à la demande ! On, vous, dira, de, haleter, et, bêtement, vous, haleterez. On vous dira de. Vous heurter. Et vous. Vous vous. Heurterez. On vous dit de retenir votre respiration et vous entrez pour combien de minutes combien de lignes encore combien de pages en apnée narrative vous finirez par mourir entre les pages non ponctuées du Paradis de Sollers et vous grillerez en enfer et comme le disait un de ces élèves d’environ sept à huit ans à qui on posait la question de l’utilité de la ponctuation pourquoi la ponctuation pourquoi
n°2 — parce si on met pas de signes de ponctuation c’est quand même un peu risquant parce que des fois par exemple si on lirait deux fois ce texte sans points la respiration elle se serait arrêtée
Furetière ne disait pas autre chose : le point doit clore « une petite étendue de discours qui contient un sens parfait, et qui ne doit pas estre plus longue que la portée ordinaire de l’haleine »[3], et un dictionnaire du XIXe : «  il faut combiner les besoins des poumons avec les sens partiels »[6]. Les besoins des poumons donc. Les points, virgules et points-virgules servent à repren­dre haleine, et lorsqu’il n’y en a les blancs sur la page et les passages à la ligne et la typographie car

un coup de dés
jamais
n’abolira


l’espace {         } premier signe
(de ponctuation)
Leblancentrelesmots s’est imposé au VIIIe siècle : « le grand Thucydide ne se doutait pas qu’il put séparer les mots les uns des autres. Alors un scribe inconnu et auquel nul arc de triomphe n’a jamais été consacré s’avisa de placer un “blanc” entre chaque mot : il avait inventé le premier signe de ponctuation. Ici se termine le mot précédent, là commence le mot suivant, disait ce code. »[a] Jacques Drillon ajoute : « Autant dire que nul n’a songé, ni Guillaume Apollinaire, ni les dadaïstes, ni aucun autre révolutionnaire, récent ou non, à se passer jamais de ce code. »[a] Drillon considère ainsi le blanc entre les mots comme un signe de ponctuation qui, une fois inventé, ne peut être remis en question — ce qui est une contradiction dans les termes puisque tout signe de ponctuation peut être renié, modifié, transformé. Cette affirmation est d’autant plus étonnante que son ouvrage a été publié en 1991 : si Guillaume Apollinaire [cf. infra] n’a pas aboli la notion de blanc entre les mots, d’autres l’ont fait dès les années 1920 — notamment e.e.cummings[7] dans ses poèmes[8]

meurtres.cris:espoirs;
maisons,nuages.baisers,

e.e.cummings, dès les années vingt, se bat contre les machines d’imprimerie qui « justifient », c’est-à-dire alignent les lettres en « une égalité impeccable et artificielle — que le soi-disant-monde-en-soi-disant-général considère hélas comme indispensable. Ah ma parole : il faudrait que tu voies l’armée de l’Organique marcher contre le Mécanisme avec des espacements de quelques 10000e de pouce ; il faudrait que tu me voies discuter pendant deux heures et demi (ou à peu près) au sujet de la distance qui sépare la dernière lettre d’un certain mot et la virgule qui suit apparemment cette lettre mais qui en fait précède le mot précédent en entier »[8], par exemple :

Les belles bottes—oh écoutez
, pas chères »)

Optimiste, e.e.cummings conclut sa lettre par « Mais quelque chose me dit que nous réussirons—! » et n’est-ce déjà pas une réussite que :  

ça)Ça va ça
Va venir(nous
[...]
le microscopique Président pithicoïde
en redingote
neuve(grimpant par
tout sur la tribune danse absurdement
&&)&
papote de Paixpaixpaix(et
[...]
du malgré lui illustre solda
-t privé de nom(a-
fin de ne pas déranger [...]

Le président danserait moins sans ces &&)& se répéterait moins sans ce Paixpaixpaix et le soldat serait moins mort s’il n’était amputé de son -t et moins anonyme s’il n’était amputé de son a- 
(...   L’espace    ...)
L’espace est donc un signe de ponctuation comme un autre : « le blanc est une ponctuation, sans être un signe écrit. Il en a toutes les fonctions. »[9] En tant que signe de ponctuation, il est contestable, au même titre qu’une virgule ou un guillemet, et donc modifiable à souhait. C’est le fait que le mot “ponctuation” soit formé sur le mot “point” qui a entretenu la confusion entre la suppression des signes de ponctuation « visibles » et la suppression de la ponctuation : avec Mallarmé (Un coup de dés, 1897) et Apollinaire (Zone, 1913), « la suppression des signes de ponctuation a été comprise comme une disparition de la ponctuation, alors qu’il n’en est rien. L’élimination des signes conventionnels (virgules, points, etc.) a été remplacée par un jeu graphique de blancs sur la ligne et sur la page. Et ce qu’il y a à reconnaître — ce qui a été reconnu par des poètes, mais pas par des historiens de la ponctuation — c’est que le blanc est une ponctuation, et l’une des plus anciennes, autant que l’une des plus efficaces, à regarder n’importe quelle affiche ou la une des journaux. »[9] N’oublions donc pas les mots-valises de Joyce « célescadant les himalacieux et alentours, hiérarchitecte des hautes septicimes »[10] [« avalanche d’escrocodiles en porte-à-fesse de sexture en mot-à-moscille alors qu’un escroc-en-sens de syllabes anglomerdeuses » comme disait Ezra Pound le pastichant[11]], le bruit de la chute :

(bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerroonntuonnthunntrovarrhounawnskawntoohoorrdenenthurnuk !)10

... et tous les héritiers de ces recherches : de Jacques Roubaud et Denis Roche à l’actuelle « poésie bruyante » de Jean-Pierre Bobillot : contribuant à la gloyr du rhythm&blooes, puisque lesonetlavue, « tout ça, c’est du signifiant »[12] au même titre que le sens des mots — (et pêle-mêle Bernard Heidsieck, Charles Pennequin, Christophe Fiat, Anne-James Chaton, Olivier Cadiot, Christophe Tarkos, etc.) — et les poèmes de Saint-John Perse déjà, parce qu’écrits en italiques étaient différents.


Oui mais..................
..............tout ça c’est de la ponctuation de poésie underground diront les sceptiques. Est-ce le passage à la ligne qui fait le poète ? — puisque les rejets ou enjambements[13] et les bizarreries typographiques produisent toujours une surprise donc du sens :

les poèmes à venir sont pour vous pour
moi et ne sont pas pour toutlemonde[14]

Des mauvaises langues de p(oètes) disent aussi qu’il est plus facile d’être poète à la ponctuation blanche , puisque le vide laisse ouverts tous les possibles : « Par imagination sans fils j’entends la liberté absolue des images ou analogies exprimées par des mots déliés, sans les fils conducteurs de la syntaxe et sans aucune ponctuation. »[15] — De même que certains artistes contemporains peuvent sans grand risque mettre n’importe quoi sous verre, puisque tout peut donner lieu à réfléchir. Mais on entre là dans des questions de goût, de la facilité qu’il y a à reproduire les tics des avants-gardes passées, et de la difficulté qu’il y a à inventer du nouveau — la prose connaît les mêmes écueils.

La ,sauterelle; d’e.e.cummings saute mieux. (Ainsi c’était le flacon qui faisait l’ivresse, le regardeur qui faisait le tableau, et la ponctuation qui faisait le texte !)
P.Repusseau, le traducteur de cummings, affirme en préface : « On pourrait dire que cet ouvrage n’est pas traduit de l’américain, mais du cummings. » — phrase valable pour tous les (bons) écrivains : ils ne parlent pas la même langue que vous ; ils vous forcent à apprendre la leur. Tous les vrais lecteurs sont donc polyglottes — ces langues n’étant d’ailleurs pas toutes difficiles à apprendre : il est des ponctuations a priori très bizarres qui s’apprivoisent très rapidement. Par exemple, celle d’Arno Schmidt[16], l’inventeur du deux-points isolé en début de paragraphe

: « Ah regardez voir ! » —

et des tirets qui marquent les silences ou les temps d’hésitation des personnages :
Seul, errer seul dans la ville nocturne : 21 heures 56 ! :  « Pourriez-vous m’indiquer le chemin le plus court pour rejoindre la Inselstrasse ? —. —. : Ah merci ! »

Au bout de quelques pages, cette manière de ponctuer paraît totalement naturelle au lecteur : elle est logique, rigoureuse et compréhensible dans le fil du récit.

« 226 ? : cinquième étage ». —. —. —. —. —. : « Voilà »  : « Merci bien ! ». —, —, —, : « Tina Halein » ! — :
« Oui ? : ! » : Tina ! — (Je la pris tout de suite dans mes bras, elle, aux cheveux défaits par le sommeil (s’était allongée une petite heure, « afin d’être en forme pour toi » ; elle, courtes flammes noires autour du visage blême). 22 heures 12. —

Arno Schmidt n’a fait que pousser à l’extrême une invention plus ancienne, dont Balzac avait déjà expliqué l’emploi : « L’auteur prévient ici le lecteur qu’il a essayé d’importer dans notre littérature le petit artifice typographique par lequel les romanciers anglais expriment certains accidents du dialogue. Dans la nature, un personnage fait souvent un geste, il lui échappe un mouvement de physionomie, ou il place un léger signe de tête entre un mot et un autre de la même phrase, entre deux phrases ou même deux mots qui ne semblent pas devoir être séparés. Jusqu’ici ces petites finesses de conversation avaient été abandonnées à l’intelligence du lecteur. La ponctuation lui était d’un faible secours pour deviner les intentions de l’auteur. [...] Ce signe — qui, chez nous, précède déjà l’interlocution, a été destiné chez nos voisins à peindre ces hésitations, ces gestes, ces repos »[17] Baudelaire[C] s’en servit aussi abondamment (certes de manière plus elliptique qu’Arno Schmidt), notamment dans ses nouvelles :

Quiconque écrit des maximes aime charger son caractère ; — les jeunes se griment, — les vieux s’adonisent. Le monde, ce vaste système de contradictions, — ayant toute caducité en grande estime, — vite, charbonnons-nous des rides ; — le sentiment étant généralement bien porté, enrubannons notre cœur comme un frontispice. À quoi bon ? — Si vous n’êtes des hommes vrais, soyez de vrais animaux.[18] 

Tristan Corbière, qui à la même époque se joue aussi des règles établies de la bonne ponctuation, préfère les tirets semi-cadratins [ceux-ci – par opposition aux cadratins ] (Le Crapaud, 1873) :

– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre...
– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... – Horreur ! –
... Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?

Le tiret eut d’autres usages. Pour séparer les paragraphes de ses lettres, Marcel Proust ne revenait pas à la ligne, il se contentait d’écrire : .—. « C’était commode car économique »a commente l’historien de la ponctuation .—. Il est évident que le coup de dés n’est ni commode ni économique car tous ces blancs coûtent cher en papier .—. Un smiley par contre est commode et économique, d’où son succès dans les messages écrits rapidement des sms (textos) et des mails :-)))) six caractères d’imprimerie pour écrire je suis très très très très heureux, les bénéfices sont de taille. De fait, les smileys font partie intégrante de la ponctuation : ils sont des ellipses de sens, donc des signes. Or, plus il y a de signes de ponctuations et plus on peut dire de choses en même temps avec presque rien : d’où la volonté de certains d’enrichir la langue avec de nouveaux signes — le “point d’ironie” par exemple[19]. Mais la ponctuation, comme l’orthographe et la langue, n’appartient à personne : donc appartient à tout le monde[b]. D’où les tiraillements habituels entre les défenseurs des normes soi-disant éternelles, les changements qui agacent (chacun ses goûts), les changements qui plaisent mais sont aussitôt oubliés. Généraliser, pour des questions d’esthétique, les {accolades} comme on a généralise actuellement les  [crochets] et des _tirets_ entre_les_mots, souligner, italiquer, utiliser des symboles anciens|nouveaux, inverser lapostrophe : tout est permis, n’en déplaise aux manuels de bonne ponctuation™. Qu’un changement technique survienne, que les possibilités informatiques par exemple rendent plus accessible tel ou tel signe, et ce signe est en passe de faire sens dans la langue courante. Ainsi « c’est faute de caractères dans les casses » que les typographes ont peu à peu généralisé l’emploi des guillements, remplaçant indigne de l’italique à ses débuts. « On ne sait s’il y a lieu ou non de s’en attrister »[a], ajoute le linguiste au désespoir : « Les seuls dialogues ont connu un nombre incalculable de présentations. Il n’est pas encore né, le Darwin qui dégagera la loi de cette évolution — dont la courbe tient à la fois de la droite, de la spirale et du simple gribouillis. »[a]


Apollinaire, il avait été un grand amoureux !
« Un point admiratif [i.e. point d’exclamation] est celui qui marque qu’il marque qu’il faut admirer, ou se lamenter »3 disait Furetière ; un cours actuel de ponctuation précise qu’on le marque « après une interjection (ah ! allô ! aïe ! bon ! bravo ! diable ! han ! hélas ! minute ! ohé ! parbleu ! pouah ! psst ! youpi ! zut ! etc.) et à la fin d’une phrase qui commence par une interjection ; par exemple : Ah ! quelle journée magnifique ! Elle savait la réponse mais hélas! ne put la dire à temps. » Comme c’est simple et clair ! La disparition de la ponctuation aurait donc de quoi inquiéter ? « Les nouvelles générations de poètes et d’artistes s’engagent dans une voie esthétique où il va être bien difficile de les suivre. À les considérer, les plus hardis des beaux esprits se sentent croître des oreilles d’âne, des yeux de cheval et des âmes de pompiers. Tout ce qu’on a vu en fait de révolutions dans la littérature et dans l’art, et dont on nous conte l’histoire, n’est rien en comparaison de celle qui se prépare et qui est déjà fort avancée. Que l’on prenne par exemple le dernier volume de Guillaume Apollinaire.  [...] Apollinaire risque de longs poèmes dénués de ces petits signes qu’on nous a habitués à croire indispensables et il prouve ainsi leur inutilité, au moins en poésie »[20]
Apollinaire dans ses poèmes ne s’exclamait jamais ne s’interrogeait jamais comment faisait-il alors, pouvez-vous entendre ses interrogations de Mal-Aimé sans points d’interrogations à la fin des phrases

Comment voulez-vous que j’oublie

plutôt que Comment voulez-vous que j’oublie ? qui force le ton, force la main et les murmures. Apollinaire envirgulé, comme il aurait l’air con ou (du moins baudelairien : Mon beau navire, ô ma Mémoire ! Avons-nous assez navigué ?) Et l’unique fois où Apollinaire décida de mettre un point d’exclamation (Oh ! l’automne l’automne a fait mourir l’été), que s’était-il passé de si important. La non-ponctuation d’Apollinaire ne ferait pas que réduire la polysémie du texte, comme disent les linguistes : elle effacerait sa base même : sa mélancolie — la transformant en lyrisme romantique boursouflé. Inversement, Mallarmé ne serait pas Mallarmé sans ses italiques qui surlignent et ses majuscules et ses soupirs, la surponctuation (qu’il abandonna par la suite) d’

Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !

Ainsi ce n’est pas le signe qui a du sens : c’est la différence entre les signes. Une phrase courte fait mouche chez Proust, une phrase longue chez Beckett. Reponctuer un texte, c’est le réécrire — ce qu’on a certes le droit de faire, mais sous son nom propre, pas sous celui de l’auteur. Personne n’aurait l’idée de reponctuer Zone, ou de publier, sous le nom de Proust, du nouveau roman : « Longtemps. Je me suis couché. De bonne heure, parfois. » ou du Céline : « Que je n’avais pas le temps !... De me dire, je m’endors !... Et une demi-heure après !... La pensée qu’il était temps de !... Chercher le sommeil m’éveillait !... Je voulais poser le volume, que je croyais... Avoir, encore !... Dans les mains ! Et souffler ma lumière ! »
C’est pourtant ce que font la plupart des éditeurs actuels pour les textes médiévaux (et sans doute quelques textes actuels où l’auteur n’a pas eu le courage de défendre sa ponctuation au même titre que ses mots), reponctués selon les soi-disant sacro-saintes lois de la grammaire de l’année en cours. Laplupartdeséditeursactuels voudraient que l’on ponctue « classiquement », comme les élèves de CM1 de l’école Guillaume Apollinaire :

Nous avons appris le mois dernier une de ses poésies : Les sapins”. Le poète a supprimé tous les signes de ponctuation : on a eu un peu de mal à l’apprendre ! [...] Nous avons trouvé de nombreux renseignements sur Guillaume Apollinaire. Des élèves ont rapporté des livres, des dictionnaires, des encyclopédies... D’autres ont cherché sur l’internet. Cela nous a intéressés et nous avons demandé au maître de nous expliquer pourquoi notre école porte le nom du poète. (voir historique de l’école) Conclusion. En étudiant la vie d’Apollinaire, nous avons trouvé qu’il avait été un grand amoureux ! Il a aimé de nombreuses femmes (Mareye, Annie, Marie, Louise dite Lou, Madeleine) : il leur écrivait des poèmes pour leur montrer son amour. Enfin, il épousera Jacqueline en 1918. Malheureusement, il mourra six mois plus tard ! Mais nous sommes quand même contents et fiers que notre école porte son nom car c’est un poète très célèbre encore aujourd’hui.
Aberration dont a été victime Rabelais, dont la superbe ponctuation  (rétablie par François Bon[21]), ponctuation faite (notamment dans les énumérations) de slashs, de &, et de deux-points, a longtemps été transformée en phrases bien-comme-il-faut, censément plus compréhensibles. C’est comme si l’on jouait les notes d’un concerto de Bach dans le bon ordre, mais avec un rythme différent — ce qu’on a le droit de faire, mais en précisant qu’il s’agit d’un palimpseste. Ces changements sont d’autant plus étonnants que la ponctuation de Rabelais, si elle était utilisée par un auteur contemporain, ferait couler des tonneaux d’encres où nageraient les mots “modernité”, “révolution” (& même peut-être “jubilatoire”). Prenons l’épisode où Grandgousier découvre « la merveilleuse intelligence » de son fils à son «  invention d’un torchecul » 
 
Comment cela ? (dit Grantgousier.)
J’ai (répondit Gargantua) par longue & curieuse expérience inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal/ le plus seigneurial/ le plus excellent, le plus expédient, qu’on ait jamais vu.

Reponctué, ce passage devient :

« Comment cela ? dit Grandgousier.
— J’ai découvert, répondit Gargantua, après de longues et soigneuses recherches, un moyen de me torcher le cul qui est le plus noble, le meilleur, le plus commode qu’on ait jamais vu. »[22]
Pourquoi refuser la présentation des interlocuteurs à l’intérieur de parenthèses, si agréable à la lecture ? Pourquoi refuser les / qui accélèrent l’énumération ? De deux choses l’une : si on reponctue Rabelais, il faut traduire Joyce à l’attention des débutants, et refuser en bloc la notion de style. La ponctuation est le style. Ainsi l’usage des deux-points successifs (très en vogue au Moyen Âge), que l’on retrouve entre autres, de nos jours, chez Carlo Emilio Gadda :

Glouton, avide de nourritures et de vin : cruel : et avare, épouvantablement : au point d’aller à pied jusqu’à la gare du Prado, quand tous les authentiques gens de bien s’y rendaient en voiture, conduits par le Batta ou le Miguel Chico, ou bien encore dans leur automobile propre : ou à tout le moins en autobus.[23]

Ainsi l’usage de la virgule suivie d’une majuscule, dans l’ouverture de l’Histoire du siège de Lisbonne de José Saramago (1989), qui donne au dialogue une souplesse inimitable pendant près de sept pages,

Le correcteur dit, Oui, ce signe s’appelle un deleatur, nous l’employons quand nous devons supprimer et effacer, le terme s’explique de lui-même et s’applique autant à des lettres isolées qu’à des mots entiers, Il me fait penser à un serpent qui au moment de se mordre la queue se serait ravisé, Bien observé, monsieur, vraiment, quel que soit l’attachement que nous nourrissions pour la vie, il n’est jusqu’au serpent qui n’hésiterait à s’y raccrocher pour l’éternité, Dessinez-moi cela, mais lentement, [...]
et qui donne à la phrase précédant le point final (qui est aussi un point “initial”) une force que n’aurait aucune phrase dans un dialogue ponctué « normalement » :

[...] monsieur, vous pensez que l’histoire est la vie réelle, Je le pense, Que l’histoire fut vie réelle, ai-je voulu dire, N’en doutez pas, Que deviendrions-nous si le deleatur n’existait pas, soupira le correcteur.

Quant à Flaubert, sans points-virgules, que deviendrait son style ? L’ouverture de l’Éducation sentimentale tient dans sa seule ponctuation. La longue description, faite de phrases subdivisées en virgules et points-virgules, n’existe que pour aboutir à l’instant précis où Frédéric découvre le visage de Madame Arnoux. Le coup de foudre tient tout entier dans la phrase isolée par le passage à la ligne et le blanc qui suit les deux-points.

Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages ; d’autres dormaient dans des coins ; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans du papier ; trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son instrument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ; — et le capitaine, sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre, sans s’arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux personnes avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule [...]

Dans sa correspondance quotidienne, Flaubert est bien plus banal. C’est des . ? . ? , . , . à n’en plus finir, comme dans n’importe quelle correspondance bâtie sur le modèle : et toi ça va ? moi ça va. J’ai fais ci, j’ai fait ça. Quel ennui ! Mais bon, etc. On le surprend même à ponctuer avec entrain :

Sais-tu que tu m’as écrit deux lettres charmantes, superbes et avec qui j’ai eu (comme le père Babinet avec sa femme délicieuse) « le plus grand plaisir » ???[24] 

D’ordinaire, les écrivains comme il faut italiquent bien les mots importants, soulignent à l’occasion. Le !?? paraît familier, malpoli, réservé à un emploi humoristique...

— Si quelqu’un ici veut que je tombe raide mort, il n’a qu’à me parler de cette question. Elle me rappelle la plus effroyable période de ma vie...
— !!!???...!!! nous écriâmes-nous simultanément.[25]

...ou à la bande dessinée :
n°3 — parce que dans la bande dessinée Tintin il y a une fois où il y avait Tintin il mettait une bombe une bombe atomique et alors Tintin il a un cheval il est dans le désert il craint et tout à coup la bombe atomique elle explose et
Professeur — et alors il y a un point d’exclamation là
n°3 — ben oui ils mettent toujours ça


« un matin le premier jour de l’été un autocar s’arrête »
n°1 — ah oui stop stop après un matin il faut mettre un point
n°2 — moi j’en mets pas
n°3 — moi je mets pas de point là
Le professeur — tu veux pas mettre un point Marc
n°3 — parce que là il faut pas le mettre là
n°2 — parce que un matin c’est un mot c’est pas une phrase
n°1 — un matin un matin c’est une petite phrase
n°2 — et qu’est-ce que tu veux c’est pas une phrase ça
n°1 — mais c’est une petite
[encore un qui va finir chez Minuit]
Le style d’un écrivain, ce n’est pas seulement ce qu’il dit : c’est sa ponctuation : sa voix. Que la ponctuation soit un phénomène de l’écrit « a masqué l’oralité du langage, comme si l’écrit annulait l’oralité, au lieu d’en être le représentant visuel », dit Meschonnic[c]. Or la ponctuation évolue aussi vite que les accents de la langue : « La ponctuation est la part visible de l’oralité »[c]. Qu’est-ce qu’ils ont tous dans les films des années soixante à faire traîner leurs phrases ? Ils ne parlaient pas comme nous : alors pourquoi ponctuerait-on comme eux ? La ponctuation est une convention spatiale et temporelle. « Les Allemands se plaisent par exemple à certaine invective, et lorsqu’ils vous écrivent, placent un point d’exclamation après votre nom ; alors qu’à cette effrayante apostrophe nous préférons une douce virgule. Les Espagnols, lorsqu’ils s’interrogent, vous préviennent avec courtoisie : ils retournent drôlement un point d’interrogation et l’installent au début de la phrase. » Cher Ami ! ¿ N’ont-ils pas raison ? ¿ Comment, jamais vous ne pensez qu’il n’y a pas de doute ? « Rôle plus esthétique que grammatical, on pourrait presque parler de mise en page »a, ajoute le linguiste. Esthétique ou grammatical ? L’image ou le texte ? Mais [notre vieille rengaine :] le texte est une image : La Terre a l’air si sotte, drapée dans son Manteau Grandiloquent.

 La Terre  La terre !  La terre  Laterre  la,terre  l’aterre  

ces mots n’ont pas le même sens : ce n’est pas de l’esthétique c’est de la grammaire, car l’esthétique porte la grammaire. Une virgule de trop peut bouleverser :

il n’est pas bon de voir qu’il pleut, n’est-ce pas, cher père, oh non cher père je, t’aime, beaucoup.8


é / p / ilogue
Test de connaissances littéraires à l’attention d’élèves de première[26] :
1. Situez chronologiquement Apollinaire. [...]
5. Rétablissez la ponctuation et les majuscules

qui ne se souvient de ce mot de victor hugo porteur de toute la générosité du XIXe siècle ouvrez des écoles vous fermerez des prisons la déconvenue a été sévère pourtant il ne viendrait à personne l’idée de regretter ni de remettre en cause l’option fondamentale prise alors la généralisation et la prolongation de la scolarité sont facteurs de progrès pour la collectivité et garantie de justice entre les hommes mais pour certains enfants la prolongation de la scolarité s’est accompagnée d’une sorte de désocialisation ses formes sont la passivité l’absentéisme le vandalisme et parfois les conduites d’auto-destruction

À la fin on est las de ce monde ancien  — (un peu).

, Laetitia ‘(Bianchi.

 
 
 
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