TOUT LE MONDE EN PARLE
Avec, par ordre d’entrée en scène : Maupassant, Le Horla, 1887 ; Platon, La République, 499e ; Pierre Bourdieu,
Contre-feux, Liber, 1998 ; Diderot, De l’interprétation de
la nature, §XL, 1754 ; Lao Tseu, Tao Te King, Le livre de la
voie et de la vertu, VIe-Ve s. av. J-C. ; Victor Hugo, Lettre du 3 octobre
1837 à «un jeune ouvrier poëte» ; Rousseau, Du
contrat social, livre III, chap. IV, 1762 ; Elisabeth Guigou sur France
Inter le 16 décembre 2000 ; Voltaire, Lettre à Damilaville,
1766 ; George Sand, Le Compagnon du Tour de France, t. 2, ch. 19,
1840 ; Stendhal, Armance ou quelques scènes d’un salon de Paris
en 1827, ch. XXX, 1827 ; Luxun, Sur la langue et la littérature
chinoise, 1934 ; Victor Hugo, ibidem ; Fustel de Coulanges,
La cité antique, livre IV, ch. XI, 1864 ; Durand de Maillane,
«Opinion sur les écoles primaires», discours du 12 décembre
1792 ; Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1er
vol., 2e partie, ch. V, 1835 ; Eugène Labiche, Vingt-neuf degrés
à l’ombre, scène 1, 1873 ; George Sand, Lettre à
Guiseppe Mazzini, 1848 ; Nietzsche, Aurore, livre III, §188;
Pierre Charron, De la sagesse, livre I, ch. 48, 1601 ; Machiavel,
Discours sur la première décade de Tite-Live, livre
I, ch. XVI, 1520 ; Montesquieu, L’Esprit des lois, livre XI, ch. VI,
1748 ; Charles Dickens, ? ; Tocqueville, ibidem ; Flaubert,
Lettre du 18 octobre 1871 à George Sand ; Guizot, Trois générations, 1789, 1814, 1848, 1863 ; Saint-Just, Esprit de la Révolution
et de la Constitution de France, 1ère partie, ch. III, 1791 ;
Gérard de Nerval, Le marquis de Fayolle, 1849 ; Machiavel,
op.cit., livre I, ch. LVIII ; La Bruyère, Les Caractères, IX, 53, 1687.
Le peuple est-il bête ?
Platon — «Ô bienheureux ami, n’accuse point trop la multitude.
Elle changera d’opinion si, au lieu de lui chercher querelle, tu la conseilles.»
Pierre Bourdieu — Nous souhaitons, dans le cadre de groupes comme
«Raisons d’Agir», inventer des formes d’expression nouvelles,
qui permettent de communiquer aux militants les acquis les plus avancés
de la recherche.
Diderot — Ce n’est pas assez de révéler ; il faut encore
que la révélation soit entière et claire. Il est une
sorte d’obscurité que l’on pourrait définir l’affectation
des grands maîtres.
Lao Tseu — Les anciens qui pratiquaient le Tao ne cherchaient pas
à éclairer le peuple. Ils s’attachaient à le laisser
dans l’ignorance. Si le peuple est difficile à gouverner, cela vient
de l’excès de son intelligence.
Victor Hugo — Je l’ai dit quelque part, et c’est ma pensée
: le jour où le peuple sera intelligent, alors seulement il sera souverain.
Rousseau — Il n’a jamais existé de véritable Démocratie,
et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre
gouverne et que le petit soit gouverné.
Elisabeth Guigou — Lorsqu’on a une voiture, on ne regarde pas sous
le capot pour voir comment elle fonctionne. La démocratie, c’est la
même chose: même si les règles sont compliquées,
et que les gens ne les comprennent pas, ce qui importe, c’est que cela fonctionne.
Voltaire — Il est à propos que le peuple soit guidé
et non pas qu’il soit instruit.
George Sand — Souvenez-vous que les gens comme il faut ne voulaient
pas que le peuple apprît à lire, et pour cause.
Stendhal — «Comme si le peuple était fait pour lire!
Comme si le peuple pouvait distinguer le bon du mauvais!»
Luxun — Si ce sont des gens instruits qui tiennent ce propos, ils
ne font qu’user d’une belle phrase pour garder le monopole de l’écriture
et s’en conserver à soi-même le privilège.
Victor Hugo — Patience donc. Que le peuple travaille, nous travaillons
tous.
Fustel de Coulanges — Voyez à quoi se passe la vie d’un Athénien.
Un jour il est appelé à l’assemblée de son dème
et il a à délibérer sur les intérêts religieux
ou politiques de cette petite association. Un autre jour il est convoqué
à l’assemblée de sa tribu: il s’agit de régler une fête
religieuse, ou d’examiner des dépenses, ou de faire des décrets,
ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par mois régulièrement
il faut qu’il assiste à l’assemblée générale
du peuple; il n’a pas le droit d’y manquer.
Durand de Maillane — Aujourd’hui, pour être de bons citoyens,
il faut moins de science que de vertu ; il faut moins parler, moins écrire
et mieux agir.
Tocqueville — Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’élever les
lumières du peuple au-dessus d’un certain niveau.
Eugène Labiche — «Retenez bien ceci: plus un peuple a
de lumières, plus il est éclairé!»
George Sand — Mais le peuple n’a point confiance en ses propres éléments,
il vient de le prouver dans les élections de toute la France, il croit
trouver des lumières au-dessus de lui, il aime les grands noms, les
célébrités quelles qu’elles soient. Le nom propre est
l’ennemi du principe, et pourtant il n’y a que le nom propre qui émeuve
le peuple. Il cherche qui le représentera, lui, l’éternel représenté.
Nietzsche — Les peuples ne sont tellement trompés que parce
qu’ils cherchent toujours un trompeur, c’est-à-dire un vin excitant
pour leurs sens. Pourvu qu’ils puissent avoir ce vin-là, ils se contenteront
de pain médiocre. L’ivresse leur importe plus que la nourriture —
voilà l’amorce où ils se laisseront toujours prendre! Que sont
pour eux des hommes choisis dans leurs rangs — fussent-ils les spécialistes
les plus compétents — à côté de conquérants
brillants, de vieilles et somptueuses demeures princières ?
Pierre Charron — Ni plus ni moins que la mer, bonasse de nature, ronfle,
écume, et fait rage, agitée de la fureur des vents ; ainsi
le peuple s’enfle, se hausse, et se rend indomptable: ôtez-lui les
chefs, le voilà abattu, effarouché, et demeure tout planté
d’effroi.
Machiavel — En effet, ce peuple est comme une bête féroce
dont le naturel sauvage s’est amolli dans la prison et façonné
à l’esclavage. Qu’on la laisse libre dans les champs ; incapable de
se procurer sa nourriture et de trouver des repaires pour lui donner asile,
elle devient la proie du premier qui cherche à lui donner des fers.
C’est ce qui arrive à un peuple accoutumé à se laisser
gouverner.
Montesquieu — Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils
sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre.
Charles Dickens — Ma confiance dans le peuple gouvernant est infinitésimale;
ma confiance dans le peuple gouverné est infinie.
Flaubert — Cela ne changera pas, tant que le suffrage universel sera
ce qu’il est. Tout homme (selon moi), si infime qu’il soit, a droit à
une voix, la sienne. Mais n’est pas l’égal de son voisin, lequel peut
le valoir cent fois. Dans une entreprise industrielle (société
anonyme), chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait
être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien 20 électeurs
de Croisset! L’argent, l’esprit, et la race même doivent être
comptés, bref, toutes les forces. Or, jusqu’à présent
je n’en vois qu’une : le nombre!
Guizot — La justice et la sagesse ne se rencontrent pas toujours dans
les volontés de la majorité numérique.
Tocqueville — Pour moi, je dois le dire, ce que j’ai vu en Amérique
ne m’autorise point à penser qu’il en soit ainsi. À mon arrivée
aux États-Unis, je fus frappé de surprise en découvrant
à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés,
et combien il l’était peu chez les gouvernants. C’est un fait constant
que, de nos jours, aux États-Unis, les hommes les plus remarquables
sont rarement appelés aux fonctions publiques.
Saint-Just — Après la Bastille vaincue, le peuple exerça
une espèce de despotisme à son tour...
Gérard de Nerval — «Le peuple! voulez-vous dire une douzaine
d’avocats et de marchands enrichis qui s’en vont pérorant à
tous les carrefours, déclamant dans tous les cafés, parlant
beaucoup de liberté, d’égalité de droits et d’impôts,
pour flatter les passions de la multitude, les exploiter à leur profit
et usurper nos privilèges?»
Saint-Just — ...on vit alors que le peuple n’agissait pour l’élévation
de personne, mais pour l’abaissement de tous.
Machiavel — Je soutiens que ces défauts ne sont pas plus naturels
aux peuples qu’aux princes. Les en accuser également est vérité
; en excepter les princes, c’est erreur ; car un peuple qui commande et qui
est réglé par des lois est prudent, constant, reconnaissant
autant et même, à mon avis, plus qu’un prince même réputé
sage.
La Bruyère — Qui dit peuple dit plus d’une chose: c’est une
vaste expression, et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse,
et jusques où elle s’étend. Il y a le peuple qui est opposé
aux grands: c’est la populace et la multitude; il y a le peuple qui est opposé
aux sages, aux habiles et aux vertueux: ce sont les grands comme les petits.
Les citations sont toutes exactes ; de très rares passages ont été
coupés, sans l’indication [...] mais sans altération de sens.
Les guillemets indiquent que c’est un personnage de l’auteur indiqué
qui parle. Remerciements à Gallica, Frantext, A.Bordonaba, R.Bozier,
R.Béhar, et à Imre Toth, inventeur de ce principe dans Palimpsestes,
P.U.F., 2000.