INTERVIEW IMAGINAIRE
Jean-Baptiste Colbert :
« Tobin ? Je n'ai rien à voir avec ce personnage ! »

 
[ Jean-Baptiste Colbert, 1619-1683, ministre des Finances, des Arts, des Bâtiments, de la Marine, de la Guerre de Louis XIV. Et libéral de la première heure.  ]

 

— Jean-Baptiste Colbert, inutile de vous présenter à nos lecteurs. Votre figure jouit en France, auprès des écoliers que nous fûmes tous, d’une grande notoriété. Votre nom est plus précisément resté attaché à une doctrine économique sur laquelle cependant planent certaines équivoques.

Colbert — En effet. C’est en évoquant à part moi ces équivoques et avec la ferme intention de les dissiper que j’ai pris la décision de vous accorder cette audience. Le colbertisme, voyez-vous, puisqu’il est convenu d’appeler ainsi mon système, est moins une doctrine originale et achevée qu’un solide pragmatisme couronné du succès que l’on sait. Certains historiens sont allés jusqu’à parler d’un système «complet et conséquent dans toutes ses parties»[1]. Je préfère, plus prosaïquement, me rappeler de cette période d’extrême prospérité, d’innovation, d’expansion et de développement économique, que fut la seconde moitié du XVIIe siècle. Et je dois l’avouer, dussé-je passer pour fat: je ne m’y sens pas totalement étranger. Rappelons-nous qu’à la même époque, l’économie du royaume d’Espagne, faute de se moderniser, périclitait.

— Quel regard portez-vous sur la conjoncture actuelle ?

C. — En premier lieu et très logiquement, je me félicite du dynamisme retrouvé depuis maintenant trois ans, qui permet chaque jour de remettre plus d’oisifs au travail, et ce au plus grand bénéfice de notre pays. C’est en portant mon regard vers l’État qu’un certain nombre de doutes m’assaillent cependant. Le bel appareil administratif, rutilant, dynamique, professionnel et efficace que j’avais mis sur pied, fut le premier artisan de la prospérité retrouvée. Or aujourd’hui, l’administration est unanimement dépréciée pour ses rigidités, sa balourdise et son absence de tout sens économique. Notons de surcroît que ces critiques ont été largement assimilées par ces structures qui semblent se complaire dans la timidité et l’inaction. C’est peut-être là, dans ce divorce de l’État et de l’économie, que l’on peut lire la fin du colbertisme.

— Dirigisme et étatisme sont en effet passés de mode. Vous n’êtes cependant pas le seul à prôner un interventionnisme plus poussé. Les propositions de monsieur Tobin par exemple…

C. — Permettez, monsieur. Brisons là. Je n’ai rien à voir avec ce personnage!

— Je vous présente mes plus plates excuses, monsieur le contrôleur général des Finances. Je ne voulais ni forcer la comparaison, ni vous offenser…

C. — Soit. Poursuivons notre échange. Tel est mon bon plaisir. Sachez cependant que je n’ai jamais eu commerce avec des économistes de cette espèce. Mes conceptions économiques sont certes datées. Je me suis parfois laissé aller à des formulations excessives, jusqu’à écrire: «il n’y a qu’une même quantité d’argent qui roule dans toute l’Europe. Il est certain que pour augmenter les 150 millions qui roulent dans le public de 20, 30, 50 millions, il faut bien qu’on les prenne aux États voisins et il n’y a que le commerce seul et tout ce qui en dépend, qui puisse produire ce grand effet».

— Voilà un mercantilisme bien orthodoxe.

C. — Je vous dispense de vos railleries. Et vous prie de vous souvenir que le discrédit de cette école est largement imputable à la présentation caricaturale qu’en a faite Adam Smith[2]. Je m’inscrirais plus volontiers dans la lignée de fins analystes tels que Thomas Mun ou David Hume. Je pense à l’intérêt que portait le premier au système productif en général et aux manufactures en particulier comme élément moteur du commerce, et aux vues pénétrantes du second sur ce qu’il est convenu d’appeler, je crois, théorie quantitative de la monnaie. J’en retiendrais trois leçons essentielles. Primo, la quantité absolue de métaux précieux est tout à fait indifférente. Il n’y a que deux circonstances de quelque importance: d’abord leur augmentation graduelle, ensuite leur circulation et leur digestion complète à travers l’État. Secundo, les hommes et les marchandises sont la force réelle de toute société. Tertio, conservons soigneusement les avantages que nous assure notre population et notre activité, et nous n’aurons jamais à craindre de perdre notre richesse monétaire[3]. Enfin, à la décharge de ce que vous nommez, non sans mépris, mercantilisme, souvenons-nous que cette doctrine correspond à un moment particulier de l’histoire de nos sociétés occidentales, dont elle n’est que l’expression : la formation des États-nations modernes. Bannissez donc le mot étatisation de votre vocabulaire: le mercantilisme est la science économique de la formation de l’État. La visée est d’une toute autre ampleur; c’est un projet grandiose.

— Bien sûr. Mais votre volontarisme finalement ne semble pas se distinguer radicalement de celui de Tobin. Ne vous retrouvez-vous pas sur ce projet de restaurer les marges de manœuvre de l’État?

C. — Mille fois non, morbleu! Sans vouloir critiquer le fondement même de votre démarche — Dieu m’en préserve, je suis très heureux de pouvoir apporter mes lumières au public contemporain, et pour tout dire je ne suis aujourd’hui que trop peu sollicité — la comparaison que vous esquissiez tout à l’heure, et encore à l’instant, est pour le moins scabreuse. L’horizon conceptuel et macro-économique dans lequel se place monsieur Tobin est radicalement différent du mien. La formation de l’État est évidemment le cadet de ses soucis. Il raisonne en outre sur un marché international des capitaux sans grand rapport avec celui que je connaissais : 1500 milliards de vos dollars s’y échangent chaque jour, dont seuls quelques pourcents correspondent à des activités productives, le reste n’étant que spéculation ! La situation du XVIIe siècle est toute différente : c’est bien le commerce des commodités qui est le ressort essentiel de la richesse des nations, et non la capacité d’un territoire à attirer durablement des investisseurs internationaux. Admettons que l’on puisse à tous deux nous accoler l’étiquette «volontariste»: nos deux démarches n’en demeurent pas moins fondamentalement opposées. Je vous rappelle que la proposition de monsieur Tobin consiste à favoriser les investissements de long terme, ménager les conditions de possibilité d’une politique monétaire indépendante, et donc mettre en place une taxation minime des mouvements à court terme des capitaux! Comme les partisans français de cette mesure le résument d’une formule lapidaire, il s’agit de jeter des grains de sable dans les rouages du marché. Dois-je rappeler, à l’inverse, mes profondes convictions libérales? «Le commerce étant un effet de la bonne volonté des hommes, il faut nécessairement le laisser libre!»

— N’est-ce pas là une conversion bien tardive, monsieur Colbert? On a beaucoup critiqué vos réglementations tatillonnes ou le tarif douanier de 1667 et ses conséquences dramatiques, en particulier la guerre commerciale puis militaire avec la Hollande.

C. — Il suffit. Je vous prierais de me laisser développer mon argumentation jusqu’à son terme. Je ne renie pas mon volontarisme, mais les rigidités réglementaires que vous évoquez sont largement le fait de mes successeurs qui n’ont pas été capables de s’adapter. Les faits, je le rappelle, parlent pour moi: en 1670, nous enregistrions avec le royaume d’Angleterre un excédent commercial de 310 000 £. Mais reprenons le fil de mon raisonnement. C’est le fond de nos démarches respectives qui nous opposent, monsieur Tobin et moi. Il veut empêcher; j’ai voulu favoriser. Le tarif douanier de 1667 était, je vous le concède, particulièrement restrictif — mais je le répète, le ressort essentiel de ma politique n’était pas commercial: c’est une politique industrielle que j’ai mis en œuvre. Pour exporter et ainsi drainer des métaux précieux vers notre pays, il fallait produire, produire plus, et mieux. J’ai donc diligenté une enquête pour évaluer les ressources économiques et humaines de chaque Province. Dans un second temps, sur la base de ce document, j’ai encouragé et soutenu la création de manufactures, en accordant des protections ou en réunissant les capitaux nécessaires par des prêts, subventions, ou souscriptions d’actions. J’excitais mes mandataires en Province: «sollicitez fortement le particulier qui veut entreprendre un établissement de le réussir et, s’il a besoin de la protection du Roi, vous pouvez lui assurer qu’elle ne lui manquera pas». J’ai attiré en France les meilleurs artisans étrangers. Et ma réglementation industrielle, si vétilleuse fût-elle, n’avait d’autre objet que d’assurer le caractère concurrentiel des produits français. La relation de l’administration et en particulier de mes «inspecteurs des manufactures» avec le secteur privé était avant tout partenariale. Les manufactures royales étaient une exception. Susciter les initiatives, promouvoir les succès, furent mes maîtres mots. Et, si j’ose le dire: construire l’économie du pays. L’ampleur de l’entreprise exigeait l’intervention de l’État et, plus fondamentalement, ces deux entreprises — formation d’un État moderne et développement d’une économie nationale — sont historiquement solidaires. La pérennité de ces conceptions est donc éminemment discutable. J’en conviens. Mais cette idée d’un État qui facilite et libère les initiatives ne me semble pas totalement anachronique. Le contraste avec les idées de monsieur Tobin est ici patent. Il parle de limiter, de réguler; je veux encourager. Évidemment la spéculation à grande échelle était totalement étrangère à mon siècle. Mais la réponse à des dysfonctionnements de marché est-elle vraiment dans moins de marché et plus de taxes? Ne faut-il pas, à l’inverse, optimiser le fonctionnement de ces marchés en améliorant, comme je m’y étais attelé lors de ma grande enquête, la qualité et la circulation de l’information? Je n’avais quant à moi pas d’autre ambition : non pas circonscrire l’action du marché, mais mettre notre économie en capacité d’agir et de profiter du marché. Pour donner toute sa portée à l’expression «la bonne volonté des hommes».

 
1. Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique, 1882.
2. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, IV, III, 1776.
3. D’après David Hume, «De la circulation monétaire. De la balance du commerce» in Political Discourses, 1752.

 

Propos recueillis par Jean-Benoît Dujol.
R de réel, volume H (mars-avril 2001).
Articles classés par thèmes.

 

 


 


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