INTERVIEW IMAGINAIRE
Jean-Baptiste Colbert :
« Tobin ? Je n'ai rien à voir avec ce personnage ! »
Colbert — En effet. C’est en évoquant à part moi ces
équivoques et avec la ferme intention de les dissiper que j’ai pris
la décision de vous accorder cette audience. Le colbertisme, voyez-vous,
puisqu’il est convenu d’appeler ainsi mon système, est moins une doctrine
originale et achevée qu’un solide pragmatisme couronné du succès
que l’on sait. Certains historiens sont allés jusqu’à parler
d’un système «complet et conséquent dans toutes ses parties»[1].
Je préfère, plus prosaïquement, me rappeler de cette période
d’extrême prospérité, d’innovation, d’expansion et de
développement économique, que fut la seconde moitié
du XVIIe siècle. Et je dois l’avouer, dussé-je passer pour
fat: je ne m’y sens pas totalement étranger. Rappelons-nous qu’à
la même époque, l’économie du royaume d’Espagne, faute
de se moderniser, périclitait.
— Quel regard portez-vous sur la conjoncture actuelle ?
C. — En premier lieu et très logiquement, je me félicite
du dynamisme retrouvé depuis maintenant trois ans, qui permet chaque
jour de remettre plus d’oisifs au travail, et ce au plus grand bénéfice
de notre pays. C’est en portant mon regard vers l’État qu’un certain
nombre de doutes m’assaillent cependant. Le bel appareil administratif, rutilant,
dynamique, professionnel et efficace que j’avais mis sur pied, fut le premier
artisan de la prospérité retrouvée. Or aujourd’hui,
l’administration est unanimement dépréciée pour ses
rigidités, sa balourdise et son absence de tout sens économique.
Notons de surcroît que ces critiques ont été largement
assimilées par ces structures qui semblent se complaire dans la timidité
et l’inaction. C’est peut-être là, dans ce divorce de l’État
et de l’économie, que l’on peut lire la fin du colbertisme.
— Dirigisme et étatisme sont en effet passés de mode. Vous
n’êtes cependant pas le seul à prôner un interventionnisme
plus poussé. Les propositions de monsieur Tobin par exemple…
C. — Permettez, monsieur. Brisons là. Je n’ai rien à
voir avec ce personnage!
— Je vous présente mes plus plates excuses, monsieur le contrôleur
général des Finances. Je ne voulais ni forcer la comparaison,
ni vous offenser…
C. — Soit. Poursuivons notre échange. Tel est mon bon plaisir.
Sachez cependant que je n’ai jamais eu commerce avec des économistes
de cette espèce. Mes conceptions économiques sont certes datées.
Je me suis parfois laissé aller à des formulations excessives,
jusqu’à écrire: «il n’y a qu’une même quantité
d’argent qui roule dans toute l’Europe. Il est certain que pour augmenter
les 150 millions qui roulent dans le public de 20, 30, 50 millions, il faut
bien qu’on les prenne aux États voisins et il n’y a que le commerce
seul et tout ce qui en dépend, qui puisse produire ce grand effet».
— Voilà un mercantilisme bien orthodoxe.
C. — Je vous dispense de vos railleries. Et vous prie de vous souvenir
que le discrédit de cette école est largement imputable à
la présentation caricaturale qu’en a faite Adam Smith[2]. Je m’inscrirais
plus volontiers dans la lignée de fins analystes tels que Thomas Mun
ou David Hume. Je pense à l’intérêt que portait le premier
au système productif en général et aux manufactures
en particulier comme élément moteur du commerce, et aux vues
pénétrantes du second sur ce qu’il est convenu d’appeler, je
crois, théorie quantitative de la monnaie. J’en retiendrais trois
leçons essentielles. Primo, la quantité absolue de métaux
précieux est tout à fait indifférente. Il n’y a que
deux circonstances de quelque importance: d’abord leur augmentation graduelle,
ensuite leur circulation et leur digestion complète à travers
l’État. Secundo, les hommes et les marchandises sont la force réelle
de toute société. Tertio, conservons soigneusement les avantages
que nous assure notre population et notre activité, et nous n’aurons
jamais à craindre de perdre notre richesse monétaire[3]. Enfin,
à la décharge de ce que vous nommez, non sans mépris,
mercantilisme, souvenons-nous que cette doctrine correspond à un moment
particulier de l’histoire de nos sociétés occidentales, dont
elle n’est que l’expression : la formation des États-nations modernes.
Bannissez donc le mot étatisation de votre vocabulaire: le mercantilisme
est la science économique de la formation de l’État. La visée
est d’une toute autre ampleur; c’est un projet grandiose.
— Bien sûr. Mais votre volontarisme finalement ne semble pas se
distinguer radicalement de celui de Tobin. Ne vous retrouvez-vous pas sur
ce projet de restaurer les marges de manœuvre de l’État?
C. — Mille fois non, morbleu! Sans vouloir critiquer le fondement
même de votre démarche — Dieu m’en préserve, je suis
très heureux de pouvoir apporter mes lumières au public contemporain,
et pour tout dire je ne suis aujourd’hui que trop peu sollicité —
la comparaison que vous esquissiez tout à l’heure, et encore à
l’instant, est pour le moins scabreuse. L’horizon conceptuel et macro-économique
dans lequel se place monsieur Tobin est radicalement différent du
mien. La formation de l’État est évidemment le cadet de ses
soucis. Il raisonne en outre sur un marché international des capitaux
sans grand rapport avec celui que je connaissais : 1500 milliards de vos
dollars s’y échangent chaque jour, dont seuls quelques pourcents correspondent
à des activités productives, le reste n’étant que spéculation
! La situation du XVIIe siècle est toute différente : c’est
bien le commerce des commodités qui est le ressort essentiel de la
richesse des nations, et non la capacité d’un territoire à
attirer durablement des investisseurs internationaux. Admettons que l’on
puisse à tous deux nous accoler l’étiquette «volontariste»:
nos deux démarches n’en demeurent pas moins fondamentalement opposées.
Je vous rappelle que la proposition de monsieur Tobin consiste à favoriser
les investissements de long terme, ménager les conditions de possibilité
d’une politique monétaire indépendante, et donc mettre en place
une taxation minime des mouvements à court terme des capitaux! Comme
les partisans français de cette mesure le résument d’une formule
lapidaire, il s’agit de jeter des grains de sable dans les rouages du marché.
Dois-je rappeler, à l’inverse, mes profondes convictions libérales?
«Le commerce étant un effet de la bonne volonté des hommes,
il faut nécessairement le laisser libre!»
— N’est-ce pas là une conversion bien tardive, monsieur Colbert?
On a beaucoup critiqué vos réglementations tatillonnes ou le
tarif douanier de 1667 et ses conséquences dramatiques, en particulier
la guerre commerciale puis militaire avec la Hollande.
C. — Il suffit. Je vous prierais de me laisser développer mon
argumentation jusqu’à son terme. Je ne renie pas mon volontarisme,
mais les rigidités réglementaires que vous évoquez sont
largement le fait de mes successeurs qui n’ont pas été capables
de s’adapter. Les faits, je le rappelle, parlent pour moi: en 1670, nous
enregistrions avec le royaume d’Angleterre un excédent commercial
de 310 000 £. Mais reprenons le fil de mon raisonnement. C’est le fond
de nos démarches respectives qui nous opposent, monsieur Tobin et
moi. Il veut empêcher; j’ai voulu favoriser. Le tarif douanier de 1667
était, je vous le concède, particulièrement restrictif
— mais je le répète, le ressort essentiel de ma politique n’était
pas commercial: c’est une politique industrielle que j’ai mis en œuvre. Pour
exporter et ainsi drainer des métaux précieux vers notre pays,
il fallait produire, produire plus, et mieux. J’ai donc diligenté
une enquête pour évaluer les ressources économiques et
humaines de chaque Province. Dans un second temps, sur la base de ce document,
j’ai encouragé et soutenu la création de manufactures, en accordant
des protections ou en réunissant les capitaux nécessaires par
des prêts, subventions, ou souscriptions d’actions. J’excitais mes
mandataires en Province: «sollicitez fortement le particulier qui veut
entreprendre un établissement de le réussir et, s’il a besoin
de la protection du Roi, vous pouvez lui assurer qu’elle ne lui manquera
pas». J’ai attiré en France les meilleurs artisans étrangers.
Et ma réglementation industrielle, si vétilleuse fût-elle,
n’avait d’autre objet que d’assurer le caractère concurrentiel des
produits français. La relation de l’administration et en particulier
de mes «inspecteurs des manufactures» avec le secteur privé
était avant tout partenariale. Les manufactures royales étaient
une exception. Susciter les initiatives, promouvoir les succès, furent
mes maîtres mots. Et, si j’ose le dire: construire l’économie
du pays. L’ampleur de l’entreprise exigeait l’intervention de l’État
et, plus fondamentalement, ces deux entreprises — formation d’un État
moderne et développement d’une économie nationale — sont historiquement
solidaires. La pérennité de ces conceptions est donc éminemment
discutable. J’en conviens. Mais cette idée d’un État qui facilite
et libère les initiatives ne me semble pas totalement anachronique.
Le contraste avec les idées de monsieur Tobin est ici patent. Il parle
de limiter, de réguler; je veux encourager. Évidemment la spéculation
à grande échelle était totalement étrangère
à mon siècle. Mais la réponse à des dysfonctionnements
de marché est-elle vraiment dans moins de marché et plus de
taxes? Ne faut-il pas, à l’inverse, optimiser le fonctionnement de
ces marchés en améliorant, comme je m’y étais attelé
lors de ma grande enquête, la qualité et la circulation de l’information?
Je n’avais quant à moi pas d’autre ambition : non pas circonscrire
l’action du marché, mais mettre notre économie en capacité
d’agir et de profiter du marché. Pour donner toute sa portée
à l’expression «la bonne volonté des hommes».
1. Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique, 1882.
2. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
nations, IV, III, 1776.
3. D’après David Hume, «De la circulation monétaire.
De la balance du commerce» in Political Discourses, 1752.