Un magazine culturel est en train de voir le jour : partout les mêmes
polices, les mêmes (petits) effets de mise en page, les mêmes
iconographies. Partout l’idée que plus c’est laid, mieux ça
se vend. Pour plaire à un maximum de personnes, il faudrait mélanger
un maximum de genres (un peu d’art, un peu de classicisme, un peu de trash).
D’où un objet ni beau, ni compréhensible — alors qu’il peut
y avoir une unité dans la vulgarité : on appelle ça
le kitsch [
1].
Les recherches graphiques sont donc cantonnées aux magazines
de mode (
Double,
Numéro). Le graphisme réservé
aux jupes ? Même les magazines d’art, chacun dans leur genre (
Beaux-Arts,
jeune ;
Connaissance des Arts, vieillot ;
Art Press, recherché
mais...) sont d’un conformisme étonnant.
La police soda est utilisée partout [
2] ; la mode est aux polices
rondes et grasses. Non pas qu’une police ronde soit laide, mais encore
faut-il savoir l’utiliser de manière originale. Or plus il y a de
créa, de da [
3], d’identités visuelles, moins ce que l’on voit
est identifiable ; tout se ressemble : c’est le magazine culturel. Comment
croire les critiques qui défendent une œuvre « belle, sublime,
avant-gardiste », lorsqu’ils ne sont pas capables de voir que leurs
pages sont laides et d’arrière-garde ? Parler d’art en police soda,
ombrée et surlignée de vert fluo, par un graphiste qui veut
amortir son logiciel Illustrator, n’est guère crédible.
Pour ne pas rester dans l’incantation, et tenter d’être (un peu)
rigoureux dans notre argumentation, nous avons choisi deux exemples parmi
beaucoup d’autres, représentatifs en ce qu’ils sont censément
très « culturels ». On aurait pu tout aussi bien parler
de la première page du
Monde, qui, si elle persévère
dans la couleur [
4] et les photos absurdes finira par ressembler à
France-Soir ; d’
Épok, le magazine de la Fnac, dont
les pages d’ouverture ne se distinguent plus des innombrables publicités
qu’il accueille.
On aurait pu aussi parler de choses qu’on aime, des journaux et magazines
peu connus (
L’Œil électrique, modèle du genre) ou
très connus qui se vendent bien, ont une unité, sont beaux
(le sommaire et les pages d’ouverture de
Technikart [
5], le cahier
livres de
Libération). Ce sera pour une autre fois.
Il était une fois des magazines qui voulaient vendre plus. Et
qui croyaient à l’adage : change de maquette, et ta diffusion montera.
Il était une fois les Cahiers du Cinéma qui ne
vendaient plus que 20 000 exemplaires et qui avaient été
rachetés par Le Monde. Que faut-il faire pour « passer
de 23 000 exemplaires à 40 000 en l’espace de trois ans »,
comme le souhaite [6] Franck Nouchi [7], directeur de la rédaction ? Changer
de formule. Donc changer de maquette. Si Première vend 190
000 exemplaires, c’est peut-être aussi grâce à un aspect
un peu jeune. Continuons donc à faire un journal élitiste
de cinéma (les Cahiers du Cinéma sont un des rares
exemples de journal de kiosque à être aidé par le Centre
National du Livre en tant que revue), mais changeons un peu le packaging.
Soyons un peu modernes. Moderne, c’est quoi ? Réponse dans les pages
suivantes, exemples à l’appui.
Il était une fois les Inrockuptibles, hier bimestriel
tirant à 3 000 et vendant à 1 500 exemplaires, aujourd’hui
hebdomadaire tirant à 80 000 et vendant à 42 000 exemplaires [8].
Un journal dont le directeur de la publication s’enorgueillit : «
Notre “influence” s’étend au-delà de notre lectorat stricto
sensu, auprès des leaders d’opinion par exemple. C’est un générateur
de bouche à oreille. » [9] Mais voilà, les Inrockuptibles
aimeraient bien devenir Télérama à la place
de Télérama. Ou alors, couper le monde en deux : à
Télérama les plus de 40 ans, aux Inrockuptibles les
moins de 40 ans [10]. Alors que faut-il faire ? Changer de maquette. Faire
toujours plus conventionnel, toujours plus « grand public ».
Grand public, c’est quoi ? Réponse dans les pages suivantes, exemples
à l’appui.
Il ne s’agit pas ici de décerner des brevets de bon goût,
ni de se plaindre de tel ou tel usage d’une police, d’un choix de majuscule,
etc., mais d’analyser l’évolution d’une maquette, la volonté
de changement d’un journal qui existe déjà et qui a déjà
un aspect propre. Il ne s’agit pas non plus d’être conservateur et
de critiquer toute nouvelle formule. Toute maquette devient un jour habituelle.
Notre œil n’est plus choqué, il est rassuré de voir chaque
semaine, chaque mois, les mêmes éléments. Voilà
pourquoi il est difficile de traiter des maquettes : ce qui aujourd’hui
nous choque demain nous laissera indifférent. Ce n’est qu’en reprenant
d’anciens numéros, en comparant terme à terme, que l’on peut
retrouver un peu de notre exaspération originelle.
On s’habitue, et alors ? C’est pas pour ça qu’on aime.