NOUVELLES MAQUETTES
le laid est toujours bizarre
R de réel
Volume G (javnier-février 2001)
Critique
(Articles)

 
Un magazine culturel est en train de voir le jour : partout les mêmes polices, les mêmes (petits) effets de mise en page, les mêmes iconographies. Partout l’idée que plus c’est laid, mieux ça se vend. Pour plaire à un maximum de personnes, il faudrait mélanger un maximum de genres (un peu d’art, un peu de classicisme, un peu de trash). D’où un objet ni beau, ni compréhensible — alors qu’il peut y avoir une unité dans la vulgarité : on appelle ça le kitsch [1].
Les recherches graphiques sont donc cantonnées aux magazines de mode (Double, Numéro). Le graphisme réservé aux jupes ? Même les magazines d’art, chacun dans leur genre (Beaux-Arts, jeune ; Connaissance des Arts, vieillot ; Art Press, recherché mais...) sont d’un conformisme étonnant.
La police soda est utilisée partout [2] ; la mode est aux polices rondes et grasses. Non pas qu’une police ronde soit laide, mais encore faut-il savoir l’utiliser de manière originale. Or plus il y a de créa, de da [3], d’identités visuelles, moins ce que l’on voit est identifiable ; tout se ressemble : c’est le magazine culturel. Comment croire les critiques qui défendent une œuvre « belle, sublime, avant-gardiste », lorsqu’ils ne sont pas capables de voir que leurs pages sont laides et d’arrière-garde ? Parler d’art en police soda, ombrée et surlignée de vert fluo, par un graphiste qui veut amortir son logiciel Illustrator, n’est guère crédible.
Pour ne pas rester dans l’incantation, et tenter d’être (un peu) rigoureux dans notre argumentation, nous avons choisi deux exemples parmi beaucoup d’autres, représentatifs en ce qu’ils sont censément très « culturels ». On aurait pu tout aussi bien parler de la première page du Monde, qui, si elle persévère dans la couleur [4] et les photos absurdes finira par ressembler à France-Soir ; d’Épok, le magazine de la Fnac, dont les pages d’ouverture ne se distinguent plus des innombrables publicités qu’il accueille.
On aurait pu aussi parler de choses qu’on aime, des journaux et magazines peu connus (L’Œil électrique, modèle du genre) ou très connus qui se vendent bien, ont une unité, sont beaux (le sommaire et les pages d’ouverture de Technikart [5], le cahier livres de Libération). Ce sera pour une autre fois.

Il était une fois des magazines qui voulaient vendre plus. Et qui croyaient à l’adage : change de maquette, et ta diffusion montera.
Il était une fois les Cahiers du Cinéma qui ne vendaient plus que 20 000 exemplaires et qui avaient été rachetés par Le Monde. Que faut-il faire pour « passer de 23 000 exemplaires à 40 000 en l’espace de trois ans », comme le souhaite [6] Franck Nouchi [7], directeur de la rédaction ? Changer de formule. Donc changer de maquette. Si Première vend 190 000 exemplaires, c’est peut-être aussi grâce à un aspect un peu jeune. Continuons donc à faire un journal élitiste de cinéma (les Cahiers du Cinéma sont un des rares exemples de journal de kiosque à être aidé par le Centre National du Livre en tant que revue), mais changeons un peu le packaging. Soyons un peu modernes. Moderne, c’est quoi ? Réponse dans les pages suivantes, exemples à l’appui.
Il était une fois les Inrockuptibles, hier bimestriel tirant à 3 000 et vendant à 1 500 exemplaires, aujourd’hui hebdomadaire tirant à 80 000 et vendant à 42 000 exemplaires [8]. Un journal dont le directeur de la publication s’enorgueillit : « Notre “influence” s’étend au-delà de notre lectorat stricto sensu, auprès des leaders d’opinion par exemple. C’est un générateur de bouche à oreille. » [9] Mais voilà, les Inrockuptibles aimeraient bien devenir Télérama à la place de Télérama. Ou alors, couper le monde en deux : à Télérama les plus de 40 ans, aux Inrockuptibles les moins de 40 ans [10]. Alors que faut-il faire ? Changer de maquette. Faire toujours plus conventionnel, toujours plus « grand public ». Grand public, c’est quoi ? Réponse dans les pages suivantes, exemples à l’appui.
Il ne s’agit pas ici de décerner des brevets de bon goût, ni de se plaindre de tel ou tel usage d’une police, d’un choix de majuscule, etc., mais d’analyser l’évolution d’une maquette, la volonté de changement d’un journal qui existe déjà et qui a déjà un aspect propre. Il ne s’agit pas non plus d’être conservateur et de critiquer toute nouvelle formule. Toute maquette devient un jour habituelle. Notre œil n’est plus choqué, il est rassuré de voir chaque semaine, chaque mois, les mêmes éléments. Voilà pourquoi il est difficile de traiter des maquettes : ce qui aujourd’hui nous choque demain nous laissera indifférent. Ce n’est qu’en reprenant d’anciens numéros, en comparant terme à terme, que l’on peut retrouver un peu de notre exaspération originelle.
On s’habitue, et alors ? C’est pas pour ça qu’on aime.

R de réel


 
 
 
 
 
 
 
 
 Extrait du magazine culturel : montage reprenant une partie des fragments analysés dans les pages suivantes. Ne pas oublier que le noir et blanc rend la chose bien plus élégante qu’elle ne l’est dans la réalité.

 
 
N.B. Ce texte est une introduction à six pages d'exemples, que vous pouvez lire au format PDF (avec Acrobat Reader).

Sur les Inrockuptibles :
[ page 1 ] [ page 2 ] [ page 3 ]

Sur les Cahiers du cinéma :
[ page 1 ] [ page 2 ] [ page 3 ]

Note technique : les pages s'ouvrent toutes dans une autre fenêtre, et font environ 100 ko chacune.

N O T E S

1. Ainsi un catalogue ou une publicité (dans le métro parisien) pour Surcouf, grand magasin d’informatique. [retour]

2.Cette police est également appelée Matrix Script. Outre Libération (Titre « Culture », Cahier Livres, etc.) qui l’a probablement popularisée, citons : les Inrockuptibles (qui ne l’utilisent plus que pour leur titre), Flammarion (titres des couvertures de romans, magazine Beaux-Arts), les publicités de la Mairie de Paris pour le tri sélectif, l’émission « Célébrités » sur TF1, les cinémas MK2, etc. Voici à quoi ressemble cette police:
police soda [
retour]

3. « Créatifs », « Directeurs artistiques » (DA), termes consacrés dans les agences de graphisme. [retour]

4. La couleur en soi n’est bien sûr pas condamnable, bien au contraire ! Mais elle demande un plus grand travail, un œil plus averti, puisque elle rend l’unité d’une page plus difficile. [retour]

5. On ne parle ici, bien sûr, que de maquette. [Notons aussi que depuis la parution de cet article, Technikart a changé de maquette et a perdu, lui aussi, en originalité.] [retour]

6. Libération, 4.X.2000. [retour]

7. Franck Nouchi était précédemment responsable de la rubrique santé du Monde. Son arrivée aux Cahiers s’est doublée du départ d’Antoine de Baecque, qui était rédacteur en chef. [retour]

8. Source des chiffres de 1988 : « Dossier projet Rebondir : créer un journal », sur Internet : www.rebondir.fr/shop/textes/dp2.html. Chiffres de 1999-2000 : tirage dans l’ours du magazine, ventes OJD (Diffusion Contrôle) cités par Christian Fevret dans une interview au Journal du Net, www.journaldunet.com/it_fevret.shtml (32 000 en 1997, 38 000 en 1998). [retour]

9. Christian Fevret, ibidem. [retour]

10. « Aucun site français ne propose pour l’heure une bonne structuration de l’offre en fonction de la demande, dans ce secteur de la culture au sens large. Et notamment pour les 18/40 ans. La marque des Inrocks est une référence, un moyen idéal pour se repérer. » Ch. Fevret, ibidem, à propos du site internet — l’ambition est la même pour le journal papier. [retour]
 

 

 
 
 
 

N.B. Cet article, après sa publication dans R de réel, a été repris dans L'Oeil électrique, n°18, 15/04-15/06 2001.


 
 
 
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