GUERRE
c'est pas juste

R de réel
Volume G (janv.-fév. 2000)
Savoir
(Articles)

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BIBLIOGRAPHIE

a. H. Meyrowitz, Le principe de l'égalité des belligérants devant le droit de la guerre, éd. A. Pédone, 1970.
b. M. Furet, J.-C. Martinez, H. Dorandeu, La guerre et le droit, éd. A. Pédone, 1979.
c. S. Glaser, Droit international pénal conventionnel, Bruxelles, É.Bruylant, 1970.
d. P. Crépon, Les religions et la guerre, Ramsay, 1982, rééd. Albin Michel, 1991.
e. M. Girard, « Les conceptions de l'ordre dans les relations internationales », Cahiers Français, n°263, La documentation française, 1993.
f. J.-P. Colin, « Guerres et luttes armées : le droit introuvable », in J.-P. Charnay (dir.), De la dégradation du droit des gens dans le monde, Anthropos, 1981.
g. A. Le Bras-Chopard, La guerre. Théories et idéologies, Montchrestien, 1994.
h. R. Caillois, Bellonne ou la pente de la guerre, Nizet, 1963.
 
 
 

NOTES

1. Mis à part dans les dispositions où il est question de la Seconde Guerre mondiale. [retour]

2. Statut du tribunal militaire international de Nuremberg, 1945. [retour]

3. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, I, 1962. [retour]

4. Vitoria, Relectiones theologicae, 1577. [retour]

5. Ainsi en 1991, par les Douze de la CEE, pour faire juger Saddam Hussein. [retour]

6. Philippe Moreau Defarges, « Existe-t-il une communauté internationale ? », in Commentaire, n°78, 1997. [retour]

7. L'expression « droit des gens » vient de Pufendorf, Droit de la nature et des gens (1672) ; le droit des gens repose sur le droit naturel, lequel découle de « la nature raisonnable et sociable de l'homme ». [retour]

8. De la Summa Raymondi au XIIIe siècle à la Summa Sylvestrina en 1514. [retour]

9. Grotius le premier affranchit le droit de la guerre de la religion : dans le discours préliminaire de son ouvrage, il affirme que le droit des gens peut être construit, quand bien même Dieu n'existerait pas. [retour]

10. C'est par exemple la position du théoricien américain Michaël Walzer, in Guerres justes et injustes, 1977, trad. Belin, 1999. [retour]

11. Manava Dharma Sastra, VII.90. [retour]

12. Rousseau, Contrat social , I.4 (1762) repris en 1801 par Portalis dans une allocution (Portalis, juriste, a rédigé le Code Civil). [retour]

13. G.E.M. Anscombe, « War and murder », in W.Stein (éd.), Nuclear Weapons and Christian Conscience, Londres, 1961. [retour]

14. N.Politis , La morale internationale, Ed. de la Baronnière, 1944. [retour]

15. Manuels de l'Institut de droit international, Session d'Oxford, 1880. [retour]

16. Cf. « Châtiments, cruautés capitales » in R de réel , volume C, mai 2000. [retour]

17. Saint Thomas d'Aquin pose comme condition à la guerre juste, outre la juste cause, l'autorité du prince et « l'intention droite » ( i.e. avoir en vue le bien commun et non son intérêt personnel). [retour]

18. Cf. W. Tucker, The Just War. A Study in Contemporary American Doctrine, 1960. [retour]

19. Le principe de civilisation stipule que « le droit de la guerre civilise pareillement la guerre juste et la guerre injuste »[a]. [retour]

20. Du nom de la localité de l'Inde où elles étaient fabriquées. [retour]

21. Vitoria (1483-1546), dans la Ve de ses Relectiones theologicae, s'est consacré à établir la légitimité de la guerre contre les Indiens d'Amérique. [retour]

22. Procès des grands criminels de guerre, Documents officiels, tome I , Nüremberg, 1947. [retour]

23. Clausewitz, De la guerre , 1833. [retour]

24. C'est nous qui soulignons par des italiques dans ce paragraphe. [retour]

25. In (g), cf. E.Areneanu, Les définitions de l'agression, 1958. [retour]

26. W. O'Brien, «  Just war doctrine in a nuclear conflict  », in Theological Studies , n°44, 1983. [retour]

27. Éric David, Principes de droit des conflits armés, Bruylant, Bruxelles, 1994. [retour]

28. Du nom du secrétaire d'État américain. [retour]

29. M. Girard[e]. [retour]

30. Vattel, Le droit des gens (1758), III.IV§67. [retour]

31. Protocole additionnel II, 3§1, aux Conventions de Genève, 1977. [retour]

32. Convention de La Haye, 1907, et Convention de Genève, 1949. [retour]

33. R. Niebuhr, Moral Man & Immoral Society, 1932, et The Children of Light [les idéalistes] and the Children of Darkness [les sceptiques], 1944. [retour]

34. E.H. Carr, The TwentyYear's Crisis, Londres, Macmillan, 1939. Cf aussi K.G. Giesen, L'éthique des relations internationales : les théories anglo-américaines contemporaines, Bruxelles, Bruylant, 1992.[retour]

35. Vision réaliste développée dans les mémoires, À la Maison Blanche 1968-1973 et Les années orageuses , trad. Fayard, 1979 et 1982. [retour]

36. H. Morgenthau, Politics among nations, 1948. [retour]

37. Morgenthau refuse toute éthique sociale : la morale ne peut être qu'individuelle ( cf. chapitre V.16 de Politics among nations). Dans un glissement et une vision tragique de l'histoire que l'on peut contester, il nie à la démocratie et à l'apparition brutale des nationalismes aux XIXe et XXe siècles toute possibilité morale — l'âge d'or se situant entre les XVIe et XVIIIe siècles: le Léviathan serait derrière nous, l'état de nature devant... [retour]

38. « Sur quelques problèmes posés par les Protocoles de Genève », in J.-P. Charnay (dir.), De la dégradation du droit des gens dans le monde, Anthropos, 1981. [retour]

 

Préambule de la Charte des Nations Unies : « Nous, peuples des Nations Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre [...]». Et les Nations Unies de préserver, tant et si bien, du fléau de la guerre, que le mot lui-même disparaît : pas une fois, dans les cinquante-deux articles constituant les sept chapitres la Charte, il n'est question de « guerre »[1] « Tout l'artifice du droit actuel est de maintenir à tout prix l'idée de paix en feignant d'ignorer la guerre »[b] : ce n'est partout que paix, maintien de la paix, « maintien de la paix et de la sécurité internationale ». Ce n'est, pour dire la guerre, que « menace à la paix », « rupture de la paix », « acte d'agression », « emploi de la force ». Ce n'est, pour dire les guerres menées sous l'égide des Nations Unies, que « mesures collectives efficaces », « mesures propres à consolider la paix du monde ». Un monde sans guerres donc, où « les Membres de l'Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationale ainsi que la justice ne soient pas mises en danger ».

§
Le jus ad bellum

Depuis 1945, le jus ad bellum, ou « droit de faire la guerre », est clair : un État ne peut plus faire la guerre quand bon lui semble. En vertu de l'article 2 de la Charte des Nations Unies, la guerre d'agression est interdite, cette interdiction ayant été déclarée « de droit positif universel » (i.e. concerne les États membres, mais aussi les États non-membres de l'ONU). L'État agresseur, au sens de la Charte, est coupable ; l'État en légitime défense est dans son bon droit. Cet état de fait marque un retournement complet par rapport à la philosophie de la guerre ayant prévalu du XVIIe au début du XXe siècle. Durant cette période, au cours de laquelle se forment les États modernes, la guerre est en effet considérée comme légale et légitime. Les États sont seuls juges de leurs actions. L'argument invoqué (relativiste, sceptique, cynique, réaliste ?) est qu'en l'absence de juge supra-étatique et suprême habilité à statuer sur la justice ou l'injustice d'une guerre donnée, toutes les guerres sont justes — ce n'est qu'une question de point de vue. Dans Le droit de la guerre et de la paix (1625), Grotius admettait déjà qu'une guerre puisse être juste des deux côtés. Vattel (Le droit des gens, 1758) systématise cette affirmation à toutes les guerres lorsqu'il affirme : « la guerre doit être regardée comme juste de part et d'autre ». Du XVIe à la fin du XIXe siècle, la question n'est donc pas celle de savoir si un État a le droit de faire la guerre (jus ad bellum). Elle est d'atténuer les horreurs de la guerre, de limiter les actions permises pendant la guerre en définissant un droit de la guerre (jus in bello). Le XXe siècle constitue donc une rupture nette, rupture symbolisée par la création, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d'un nouveau type de crimes : le « crime contre la paix ». Défini comme étant la « direction, préparation, déclenchement ou poursuite d'une guerre d'agression, ou d'une guerre de violation des traités, assurances ou accords internationaux »[2], le crime contre la paix marque la réapparition de la notion de culpabilité d'un État. Déjà au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'initiative des hostilités est « tenue rétrospectivement pour criminelle »[3]. L'article 231 du traité de Versailles énonce en effet : « les Gouvernements alliés et associés déclarent que l'Allemagne reconnaît que l'Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l'agression de l'Allemagne et de ses alliés ». Cette culpabilité d'un État se double d'une culpabilité individuelle : l'article 227 du traité de Versailles affirme la responsabilité pénale de l'ex-empereur d'Allemagne, Guillaume II, coupable d'une « offense suprême contre la morale internationale et l'autorité sacrée des traités ». Le dominicain Francesco de Vitoria[4] au XVIe siècle, et Grotius au XVIIe, avaient certes déjà affirmé le droit de poursuivre les ennemis pour leurs infractions militaires. Mais il s'agissait alors de préserver l'intérêt national et non international : un pays jugeait un ennemi pour lui avoir porté préjudice à lui — non à la communauté internationale. L'article 227 reste lettre morte en 1919, mais l'idée fait son chemin : la naissance du droit international pénal est consacrée après la Seconde Guerre mondiale, avec la création de deux tribunaux militaires internationaux, à Nuremberg et Tokyo, chargés de juger les criminels de guerre japonais et allemands. La justice internationale poursuit son oeuvre, avec la création, en 1993, par le Conseil de sécurité, d'un tribunal international pour juger les crimes commis en ex-Yougoslavie, et en 1994 d'un tribunal du même type pour le Rwanda. La création d'une cour criminelle internationale permanente (prévue par la convention de 1948 mais qui n'a encore jamais vu le jour) est quant à elle périodiquement réclamée[5.] Certes la notion de culpabilité est toute relative : « Pourquoi d'autres situations, aussi épouvantables (comme le Cambodge des Khmers rouges), demeurent-elles invisibles ? Émotion de l'opinion ici, indifférence là ? Jeu des puissances, soucieuses ici d'être “morales” et là de préserver leur intérêt ? La justice internationale, si elle s'enracine, est et sera longtemps bien imparfaite »[6.] En 1943, la déclaration de Moscou affirmait que le Royaume-Uni, les États-Unis et l'URSS poursuivraient les criminels nazis « jusqu'au bout de la terre et les remettr[aient] aux mains de leurs accusateurs pour que justice soit faite ». Mais les États peuvent-ils être moraux au point de se poursuivre eux-mêmes ? « Sur les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo pèse un doute probablement toujours actuel : leur justice est-elle universelle ou est-elle celle des vainqueurs (aucune juridiction n'ayant eu à examiner les terribles bombardements des Alliés et, en particulier, ceux atomiques de Hiroshima et Nagasaki) ? »[6]

§
Le jus in bello

Le principe fondateur du droit de la guerre, encore appelé lois et coutumes de la guerre ou droit des gens[7], ce « droit triste en lui-même » comme l'appelait Pufendorf, est tout simplement un principe moral : ne pas faire le mal sans nécessité, telle est l'injonction suprême. On rappelle souvent qu'avant d'avoir été codifié sous forme de conventions au début du XXe siècle (Conventions de La Haye, 1899 et 1907), le droit de la guerre a été l'oeuvre de particuliers — ainsi François Lieber qui rédige, durant la guerre de Sécession, les Instructions pour les armées en campagne de l'armée américaine, lesquelles interdisent les actes de cruauté, de vengeance, les blessures hors combat, la torture en vue d'obtenir des renseignements, la saisie des biens privés, la violation des églises, etc. Mais plus généralement, il faut rappeler que le droit de la guerre est immémorial : il est présent dans tous les textes sacrés (judéo-chrétiens, musulmans, hindous, etc.) et dans les commentaires de ces textes, ainsi les sommes théologiques du Moyen Âge[8], avant d'être codifié sous une forme laïcisée au XVIe siècle (Grotius[9], Pufendorf). Chacun de ces écrits a pu affiner tel point (droit de capture, armes permises, partage du butin, etc.) et se distinguer de ses prédécesseurs sur tel autre — mais le précepte fondateur demeure : ne pas faire plus de mal que nécessaire. Montesquieu, 1748 : « le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe que les diverses nations doivent se faire [...] dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts ». Deux injonctions fondamentales en découlent : le principe de distinction entre populations civiles et combattants, et le principe de proportionnalité. Ne pas tuer un innocent : la distinction entre civils et combattants a pour conséquence l'interdiction du meurtre des femmes et des enfants, voire de soldats ne portant pas les armes (puisque le « soldat nu » redevient un homme)[10]. En Inde, les lois de Manou[11] ordonnent : « Que [le guerrier] ne frappe ni celui qui est assis, ni celui qui dit : je suis ton prisonnier, ni un homme endormi, ni celui qui n'a pas de cuirasse [...], ni celui dont l'arme est brisée, ni celui qui est accablé par le chagrin, ni celui qui est grièvement blessé, ni un lâche, ni un fuyard ». Et l'un des trois grands traités militaires de la Chine antique (IVe siècle av. J.-C.) stipule : « Vous donnerez secours aux vieillards et aux enfants, vous n'attaquerez point ceux qui sont hors d'état de se défendre. Après un combat vous aurez un soin particulier des blessés ». On a appelé doctrine Rousseau-Portalis la formulation de l'idée selon laquelle la guerre n'est qu'une relation d'État à État, dans laquelle les hommes sont ennemis par hasard : « ils ne le sont ni comme hommes ni même comme citoyens, ils le sont comme soldats »[12]. Et c'est là que la casuistique commence : car on peut refuser la qualité d'innocents à ceux qui sont « engagés dans le travail qui consiste à fournir à ceux qui font la guerre les moyens de la faire »[13] — c'est-à-dire, par transitivité, tout le monde, s'il est vrai que le soldat mange des corn-flakes pour pouvoir se battre, lesquels corn-flakes ont été récoltés par un agriculteur et lui ont été envoyés dans un colis par sa grand-mère ; la grand-mère et le paysan sont coupables, cqfd. Un principe moral ou juridique peut toujours être contourné : Vitoria4, après avoir affirmé « il n'y a pas d'injustice de la part d'un innocent ; il n'est donc pas permis d'user contre lui des droits de la guerre », prône le principe inverse « si c'est la condition pour atteindre la victoire qui est le but de la guerre ». Dans le même sens, lors des bombardements des villes allemandes par les Alliés, à quelqu'un qui lui rappelait l'interdiction par la IVe Convention de La Haye (1907) « d'attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus », Churchill aurait répondu : « le moral de l'ennemi est lui aussi un objectif militaire ». Ne pas faire plus de mal qu'il n'est permis : principe de juste proportionnalité. Convention de La Haye, 1907, article 22 : « les belligérants n'ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l'ennemi ». D'où les interdictions : armes empoisonnées, gaz toxiques, etc. Là encore, il s'agit de principes immémoriaux : le Deutéronome et le Coran stipulent ainsi formellement l'interdiction de couper les arbres fruitiers, d'empoisonner une source d'eau, de détruire les récoltes, de ravager une terre, de mutiler un homme, etc. Tout comme Henri V en 1415 : « Aucun homme, quel qu'il soit, ne détruira d'habitation pour la brûler ; il ne détruira non plus ni pommier ni poirier ni noyer ni autres arbres porteurs de fruits »h. Tout comme le traité militaire Sé-ma (Chine, IVe siècle av. J.-C.) : « Combattez avec courage mais avec discrétion ; combattez de toutes vos forces mais sans cruauté ; en un mot, épargnez le sang, le plus qu'il vous sera possible, sans nuire à votre dessein. [...] Vous n'abattrez pas les arbres qui portent du fruit et vous ne foulerez pas les plantes et les herbes utiles. Vous ne nuirez point aux six sortes d'animaux domestiques ; vous n'emploierez pas la force pour vous en procurer l'usage ».

§
Barbarie(s)

Un esprit perspicace a noté : « Si le droit des gens pouvait avoir la vertu de condamner les actes inhumains, il aurait frappé d'interdiction la guerre elle-même, parce qu'il n'y a rien de plus inhumain »[14]. Vouloir humaniser l'inhumain, voilà la lourde tâche des juristes : « La guerre tient une grande place dans l'histoire, et il n'est pas présumable que les hommes parviennent de sitôt à s'y soustraire — malgré les protestations qu'elle soulève et l'horreur qu'elle inspire — car elle apparaît comme la seule issue possible des conflits qui mettent en péril l'existence des États, leur liberté, leurs intérêts vitaux. Mais l'adoucissement graduel des moeurs doit se refléter dans la manière de la conduire. Il est digne des nations civilisées de chercher, comme on l'a fort bien dit, “à restreindre la force destructrice de la guerre, tout en reconnaissant ses inexorables nécessités” »[15]. Qu'en est-il de l'adoucissement des moeurs, dans nos nations civilisées ? Ne pas tuer à coups de machettes mais avec une bombe atomique ? Cet exemple n'est pas rhétorique : par rapport au trop que nous évoquions précédemment, on a là deux cas de rupture. Dans un cas, la mutilation du corps humain[16] — ajouter la mort à la mort : barbarie. Dans l'autre cas, non-distinction a priori entre civils et combattants, mutilation du corps humain et de sa descendance, empoisonnement de la terre : triple barbarie. Il ne s'agit pas de récuser l'existence de la barbarie du Rwanda ; il s'agit de raison garder [cf. article Gants]. Il s'agit aussi de comprendre que le retour en force de la notion de « guerre juste » au XXe siècle n'a pas été sans conséquences. Une telle conception renoue avec le moralisme de la doctrine chrétienne en vigueur jusqu'au XVIe siècle, notamment théorisée par Saint Thomas d'Aquin dans sa Somme théologique (1273) : « Pour qu'il y ait cause juste, il faut que ceux que l'on attaque aient mérité par une faute d'être attaqués »[17]. Or, une telle « idée de châtiment de l'État violateur sous-jacente »[a] peut, par glissement, conduire à l'adage « la fin justifie les moyens ». Car un État belligérant en faute au regard du jus ad bellum peut-il être protégé par les règles du jus in bello ? Sur cette question, la Charte des Nations Unies est muette. Certains théoriciens américains[18] en ont conclu à « la primauté du crime contre la paix sur le crime de guerre »[a] — ce qui peut mener aux plus graves dérives, puisque cela revient à justifier la barbarie contre les barbares (argument ô combien classique, « si on torturait c'est parce qu'ils posaient des bombes qui tuaient des innocents » [Algérie] ; et son pendant « si on larguait des bombes [qui elles aussi tuaient des innocents] c'est parce qu'ils torturaient » [Vietnam], cf. article Gégène). « Prévenir la guerre et prévenir la barbarie dans la guerre sont en vérité deux ordres de problèmes distincts, également importants. À sacrifier le second objectif au premier, on ne sert [...] ni le droit, ni la civilisation[19], ni l'humanité, ni, en fin de compte, la paix. »[a] Car on trouve toujours des barbares, des inhumains, à qui ne pas appliquer « l'universalité » du droit. Cette contradiction ne date malheureusement pas d'hier. Déjà en 1139, le concile de Latran avait frappé d'anathème ceux qui se servaient des arbalètes, armes cruelles entre toutes, à moins que ce ne soit contre les Infidèles. De même la Convention de La Haye de 1899 interdit les balles dum-dum[20] (car, entaillées en forme de croix, elles élargissent les blessures, allant à l'encontre du principe d'interdiction des armes « de nature à causer des maux superflus »), mais sans étendre cette interdiction aux colonies : le jus in bello, c'est un privilège de civilisés. De même que les bombes à fragmentation (fragments non décelables aux rayons X) ou le napalm, aux « maux superflus » difficilement contestables, furent réservés au Vietnam non civilisé. Voilà sans doute la plus grave dérive de la guerre : non pas exister, ni même contredire le droit, mais nier l'unité du genre humain en légitimant son inhumanité envers les seuls inhumains. Le plus grave étant sans doute la naïveté des opinions publiques découlant de cette hypocrisie — car le droit sert alors à manipuler les foules. Ainsi pendant la Seconde Guerre mondiale, Hitler a respecté les Conventions de La Haye : après les combats de Bir Hakeim en juin 1942, et suite à une démarche du CICR auprès du gouvernement allemand, il n'a pas tué les prisonniers de guerre français. Dans le même temps il exterminait les Slaves, diplomatiquement moins importants. Les Slaves étaient-ils des hommes ? Les Infidèles étaient-ils des hommes ? Les peuples colonisés étaient-ils des hommes ? Il s'est toujours trouvé des chefs d'État pour convaincre leur peuple que leurs ennemis n'étaient pas des hommes ; c'est un fait plus grave que la guerre elle-même. Vitoria le disait déjà : l'injustice n'est pas une cause suffisante pour déclencher une guerre juste ; il faut évaluer les maux de la guerre et les biens qu'elle entraîne ; un Prince devra s'abstenir d'une guerre si elle doit entraîner de graves dommages, non à ses yeux mais à ceux de l'univers[21]. Mais le chef d'État guerrier peut-il voir avec les yeux de l'univers ? Il ne le peut. C'est pourquoi le jus in bello n'existe pas — n'existe que la morale de chaque homme. Le droit l'affirme lui-même. Déjà dans le livre III de De jure belli ac pacis (1625) Grotius distinguait « le principe » de « la réserve » : le principe, c'est que tout acte nécessaire au but de la guerre est justifié ; la réserve, c'est que la charité (donc un principe moral) peut défendre ce que le droit permet. La clause Martens, célèbre rajout du préambule de la IVe Convention de La Haye (qui reste en vigueur dans toutes les conventions ultérieures), affirme que dans « les cas non prévus par les textes », les parties contractantes, populations et belligérants « restent sous la sauvegarde et sous l'emprise des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la conscience publique ». Même chose au tribunal de Nüremberg[22] : « L'ordre reçu par un soldat de tuer ou de torturer, en violation du droit international de la guerre, n'a jamais été regardé comme justifiant ces actes de violence. [...] Le vrai critère de la responsabilité pénale [...] n'est nullement en rapport avec l'ordre reçu. Il réside dans la liberté morale, dans la faculté de choisir, chez l'auteur de l'acte reproché ». Les « lois de l'humanité », les « exigences de la conscience », la « liberté morale » : un arsenal de textes juridiques pour en arriver là.

§
Guerre noble et guerre totale

Raisonnons donc par l'absurde : imaginons le droit de la guerre respecté en tous points. À quoi ressemblerait alors cette guerre idéale, cette guerre digne ? À un jeu mortel, avec son code de l'honneur et ses règles. Des duels d'armées en quelque sorte. Le droit de la guerre ne parle de rien d'autre que d'un jeu : d'où la notion de déclaration de guerre, les exigences de loyauté, de lutte à armes égales, etc. Dans Bellone ou la pente de la guerre, Roger Caillois montre le lien entre la fête et la guerre dans les sociétés aristocratiques et féodales — notamment la France jusqu'au XVIIIe siècle et la Chine antique. Caillois établit un lien direct entre l'existence d'une aristocratie guerrière, laquelle a seule le droit de porter les armes, et le caractère peu sanglant, courtois, de la guerre. Sa thèse débouche sur un dilemme millénaire : « Ou bien les inégalités sociales entre les hommes sont codifiées et entretenues par les rites, les coutumes et les lois, et alors les guerres sont en général limitées, courtoises et peu sanglantes ; ou bien les hommes sont égaux en droits, ils participent également aux affaires publiques, et dans ce cas les guerres ont tendance à se transformer en chocs illimités, meurtriers et implacables. L'homme ne paraît pas jusqu'à présent avoir réussi à gagner sur les deux tableaux à la fois. » Le droit d'être citoyen se double en effet du devoir d'être soldat à la Révolution française : la guerre totale peut naître, celle qui voit l'affrontement d'un peuple contre un autre sans aucun principe modérateur à la violence — la « montée aux extrêmes » théorisée par Clausewitz[23]. Le jus in bello ne traduit en fin de compte pas autre chose, que sa résistance (infructueuse) à la généralisation du droit de porter les armes : le concile de Clermont au XIe siècle interdisait l'arbalète car, maniable par la piétaille, elle était trop dangereuse. En vain : la guerre noble n'est plus. Les conventions de La Haye se refusent à le croire, et rappellent l'obligation de déclarer la guerre, en un « avertissement préalable non équivoque ». En 1931 et 1937, le Japon attaque la Chine, sans déclaration de guerre : pas de guerre donc — juste trois millions de morts d'un côté, deux et demi de l'autre. Les ouvrages de droit international conventionnel sont touchants : des pages et des pages, et soudain un vague sentiment de désarroi. On n'imagine plus une guerre sans forces aériennes, « or concernant la guerre aérienne, il faut constater que[24] la réglementation n'est jusqu'à présent que fragmentaire »[c]. Sont interdites les guerres d'agression, or il faut reconnaître que l'agression est « impossible et inutile à définir »[25]. Le principe de l'immunité du non-combattant « revient au premier plan avec la nouvelle pénalisation de la guerre », mais « il est en même temps infiniment plus délicat à appliquer avec l'utilisation des armes à longue portée et l'avènement du nucléaire qui rend impossible d'opérer le détail entre civils et combattants »[g]. Les plus désespérés admettent carrément que « l'application littérale de l'immunité du non-combattant est incompatible avec la guerre moderne qui, dans une grande mesure, est conduite avec des armes de longue portée et d'une grande puissance destructrice »[26]. Et avouent qu'étant « assez vite dépassés par les événements », les textes « se sont révélés la plupart du temps inapplicables »[b]. Le droit de la guerre serait-il dépassé ? On rappelle que les Conventions de La Haye ont près d'un siècle. La bombe atomique et le code de l'honneur, inconciliables ? Certains cependant ne perdent pas espoir. Le silence du droit conventionnel sur l'arme nucléaire est étonnant ? Qu'à cela ne tienne : l'absence de conventions n'est pas déterminante s'il est vrai que l'illégalité d'un comportement, en droit international, dépend aussi de la coutume. Les gaz toxiques, les armes bactériologiques et la non-distinction civils/combattants étant interdits, par analogie, l'interdiction de l'arme nucléaire s'impose en toute logique. « Pourtant, bien que “cela aille de soi”, cela irait encore mieux en le disant, s'il nous est permis d'emprunter ce dicton de Talleyrand. »[c] On pourrait même faire découler l'interdiction de la bombe atomique de l'interdiction de lancer des projectiles du haut des ballons par la Convention de La Haye de 1899, encore en vigueur ! Mais pourquoi déclarer illégale l'illégale bombe atomique, puisque la stratégie de dissuasion de plusieurs pays repose sur elle, et pourquoi s'imposer une déclaration de guerre, alors que l'on peut jouir de l'effet de surprise ? La course entre la morale (ou le droit) et le fait est immémoriale. Les règles du jus in bello traversent les siècles ; leur négation aussi. Les bas-reliefs égyptiens montrent les blés ennemis incendiés, l'asservissement des survivants, et le Deutéronome (X.18), que l'on citait tout à l'heure pour ses préceptes moraux, ordonne « tu te nourriras des dépouilles de tes ennemis ». C'est pourquoi il ne faut pas sombrer dans l'exaltation du passé (ce que fait Cailloish). Mais il ne faut pas non plus sombrer dans celle du présent — ce que font bien des auteurs, ainsi le juriste Éric David[27] lorsqu'il écrit, après avoir rappelé les massacres des siècles passés : « cependant, les progrès des idées et de l'intelligence [...] et la prise de conscience du caractère irrationnel, inutile et même nuisible économiquement des destructions et des massacres totaux vont amener les hommes à considérer autrement les vaincus ». Écrire cela, c'est oublier que la volonté de tempérer la violence de la guerre « par la douceur et l'humanité, de crainte qu'en imitant trop les bêtes, on ne désapprenne le caractère de l'homme » (Grotius) a toujours existé, tout en étant toujours contournée par les faits — et à notre époque encore. Si dans quelques millénaires un historien tombe sur les textes de La Haye ou de Genève, et qu'il n'en déduit que le caractère hautement civilisé de notre époque, oubliant les massacres et bombardements, il aura tort. De même que l'on a sans doute tort de croire que la guerre dans la Chine antique était aussi noble et belle que les traités d'art militaire nous le disent. Il faut toujours avoir à l'esprit que le fait et la morale sont deux ordres entièrement distincts — et si l'on peut louer les traités de morale ou de droit, on ne saurait en déduire la réalité de leur application. « Le droit international admet-il la licéité [i.e. qui est licite] de la guerre totale ? La réponse ne fait pas de doute. La guerre totale implique le rejet de toute règle, de tout principe de conduite. Elle est donc la négation même du droit. »[b] Paradoxe. Le paradoxe n'est pourtant pas dans le fait que l'arme atomique ne soit pas interdite. Le paradoxe est qu'elle soit à la fois interdite et non interdite, tout comme (dans le domaine du jus ad bellum) l'agression : l'agression est interdite, donc on a le « devoir de ne pas reconnaître les fruits de l'agression » — ce que stipule, en 1932, la doctrine Stimson[28], refusant de voir la Mandchourie appartenir au Japon. Mais voilà que l'Italie annexe l'Éthiopie : la doctrine Stimson est oubliée. Les juristes réalistes ont une jolie expression pour désigner cela : « la puissance normative du fait », ou comment le fait qui n'est pas le droit devient le droit. Le plus fort fait la loi, ce qui en fin de compte n'est pas si étonnant. Ce qui est étonnant — et ce sur quoi peu d'ouvrages se penchent — c'est le fait qu'une même époque ait vu naître la guerre totale, négation même du droit de la guerre, et le droit international.

§
Jus belli

« La rupture entre les deux genres d'analyse, positive et normative, est aujourd'hui si importante qu'elle ne saurait être facilement réparée. »[29] Les idéalistes rétorqueront que la rupture entre le fait et le droit a toujours existé. Le droit n'est pas le fait, certes, de même que la morale n'est pas la politique. Mais un homme politique, lorsqu'il se drape de morale, le fait en son nom propre. Les États en revanche ne se contentent pas de proclamer leurs bonnes intentions — ce qui appartiendrait à l'ordre de la politique et du maniement de l'opinion publique. Ils signent des traités, ratifient des textes juridiques qui font système. Des textes aux alinéas nombreux et aux protocoles additionnels sans cesse remaniés par des juristes. Une guerre éclate : aucune règle n'est respectée — puisqu'on vous dit que c'est la guerre ! De nouvelles armes ont été employées : on en rajoute les modalités d'usage dans les textes, jusqu'à la prochaine guerre, qui sera menée avec de nouvelles armes. Que déduire de ces navrantes constatations contradictoires (la guerre est interdite mais la guerre existe, le droit de la guerre existe mais aucune guerre ne suit le droit de la guerre) ? Que le métier de juriste est ingrat ? Que les juristes sont naïfs ? Au risque de décevoir les idéalistes, « si les efforts des États se poursuivent à grands frais pour perfectionner un droit dont ils n'ont cure, c'est peut-être qu'au-delà des apparences se dissimulent des intentions très différentes de celles qui sont mises en avant »[f]. C'est peut-être que le droit est utile aux États, et non pas contraignant pour leurs actes. Historiquement, la chose n'est pas nouvelle : le droit a ainsi servi, à l'âge classique, à légitimer la construction des États. La guerre est définie comme un mode de relation d'État à État, elle doit être « menée de part et d'autre par l'autorité d'un souverain » et « accompagnée de certaines formalités ». Ce qui, dans le contexte féodal, met hors-la-loi les guerres privées et les rébellions de seigneurs, ces « guerres informes », « ces brigandages, qui se font sans autorité légitime ou sans sujet apparent, comme sans formalités, et seulement pour piller »[30]. Il y a donc une dignité de la guerre — on appelle cela le jus belli. Refuser d'appeler « guerre » une opposition, la qualifier de « manifestations belliqueuses », « affrontements sporadiques » ou « troubles », c'est lui dénier toute légitimité et toute légalité — et c'est placer les fauteurs de troubles sous le droit étatique, puisque tout gouvernement peut « maintenir ou rétablir l'ordre public dans l'État ou défendre l'unité nationale et l'intégrité territoriale par tous les moyens légitimes »[31]. La question de la reconnaissance de certains conflits comme étant des « guerres » a ainsi été particulièrement sensible lors de la décolonisation. Jean-Pierre Colinf analyse ainsi en détail les longs travaux ayant conduit à l'adoption, en 1977, de deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949. Ces derniers ont mis sur pied un « droit humanitaire » s'appliquant à tous les conflits armés, inclus ceux « dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l'occupation étrangère ». Les Conventions de 1949 établissaient par exemple une nette distinction entre forces régulières et forces irrégulières. Or un guérillero peut-il « porter ouvertement les armes » et arborer « un signe distinctif reconnaissable à distance »[32] ? Il ne le peut. D'où le très alambiqué article 44 du Protocole additionnel I de 1977 : « Pour que la protection de la population civile contre les effets des hostilités soit renforcée, les combattants sont tenus de se distinguer de la population civile lorsqu'ils prennent part à une attaque ou à une opération militaire préparatoire d'une attaque. Étant donné, toutefois, qu'il y a des situations dans les conflits armés où, étant donnée la nature des hostilités, un combattant armé ne peut se distinguer de la population civile, il conserve son statut de combattant à condition que, dans de telles situations, il porte les armes ouvertement : a) pendant chaque engagement militaire ; et b) pendant le temps où il est exposé à la vue de l'adversaire alors qu'il prend part à un déploiement militaire qui précède le lancement d'une attaque à laquelle il doit participer. Les actes qui répondent aux conditions prônées par le présent paragraphe ne sont pas considérés comme perfides au sens de l'article 37§1c. » L'article 44 oblige-t-il un guérillero à porter les armes ouvertement « pendant le temps où il est exposé à la vue de l'adversaire » afin de ne pas se sentir, en son for intérieur, « perfide » ? L'article 44 empêche-t-il les exécutions sommaires de guérilleros nouvellement promus de la dignité de prisonniers de guerre ? Non. Osons même suggérer que les combattants n'apprennent pas l'article 44 ; suggestion que corrobore Jean-Pierre Colinf : « Pour avoir nous-mêmes suivi jadis une instruction militaire, nous avouerons notre perplexité : jamais il n'y fut question de règles semblables ». L'article 44 entérine donc tout simplement l'avènement, sur la scène internationale, du Tiers-Monde — par le simple fait qu'il accepte de hausser les guérilleros à la dignité de combattants, c'est-à-dire de considérer les guerres de libération nationale comme des guerres légitimes. Le droit comme traduction des équilibres géopolitiques ? Certains hommes politiques oublient même de s'en cacher : « Chaque fois qu'il est intervenu à la tribune de Genève, le délégué roumain a précisé que “le but premier de la réaffirmation et du développement du droit humanitaire était de consolider la souveraineté des États” »[f]. Voilà de quoi décevoir les candides.

§

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'idéalisme battait son plein : Wilson créait la Société des Nations en 1919 ; en 1928, le Pacte Briand-Kellog déclarait la guerre « hors-la-loi ». Toutes ces bonnes intentions, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ont de quoi faire sourire. Les cuisantes « naïvetés théoriques et échecs pratiques » de cette période ont certes entraîné une « mise à distance embarrassée du souci éthique »[e]. L'illusion idéaliste de restreindre l'autonomie des États par un cadre juridique a été battue en brèche ; Reinhold Niebuhr[33], et surtout Edward H. Carr[34], ont stigmatisé les conséquences désastreuses de l'application du pacifisme. Ainsi, « depuis la Seconde Guerre mondiale, la préoccupation éthique internationale s'est montrée dans l'ensemble nettement moins vive qu'elle ne l'était au début du siècle ou entre les deux guerres »[e]. Plus aucun homme politique ne cite Wilson ou Aristide Briand : du diplomate George Kennan au secrétaire d'État Dean Acheson, en passant par Henry Kissinger[35], les diplomates de l'après Seconde Guerre mondiale excluent totalement le droit de leurs préoccupations : ils se veulent réalistes — et se réclament d'une tradition remontant à Machiavel et Hobbes, laquelle considère que les relations internationales sont essentiellement déterminées par le jeu égoïste des États défendant chacun leur intérêt national. Les réalistes défendent l'anarchie, non pas au sens de désordre, mais d'absence d'autorité supérieure à celle des États. Ils croient à l'équilibre des puissances théorisé par Morgenthau[36] et, comme celui-ci, à une « théorie réaliste du droit international » — i.e. à un droit international sans aucun fondement éthique[37]. Un droit sans fondement éthique ! Des Nations Unies et des tribunaux amoraux ! Des guerres justes injustes ! Il faudrait informer l'opinion publique. La sommer de croire, plus qu'aux progrès du droit et de la civilisation et à une supposée morale des États, à l'existence du mal, et à la seule arme valable contre le mal : la conscience morale des individus. « On ne parvient pas à voir pourquoi et comment l'ordre international réel pourrait être soumis de manière effective et durable à la juridiction d'une éthique qui serait beaucoup plus qu'un pragmatisme élémentaire et égoïstement national. Néanmoins, tous ceux qui se plaisent à céder aux suggestions de l'optimisme seront toujours en droit de prétendre qu'ils croient pouvoir deviner, dans leurs brumes environnantes, les formes encore embryonnaires d'une éthique universelle en très lente gestation. Qui sait ? »[e] Qui sait. Mais il restera toujours des problèmes de détail, habilement pointés par le lieutenant-colonel Frédéric de Mulinen[38] : « Pour être applicable et donc efficace, le droit de la guerre doit être compréhensible. Or, à titre d'exemple, l'attaque est ainsi définie à l'article 49 du Protocole I : l'expression “attaques” s'entend des actes de violence contre l'ennemi, que ces actes soient offensifs ou défensifs. Une telle définition n'est pas compréhensible pour un militaire normalement instruit. »

Lætitia Bianchi

 

 
 
 
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