« Maintenant, rien ne sera irréalisable pour eux »(1)
: jaloux de ses prérogatives, Yahvé stoppe la construction
de la tour de Babel. C’était sans compter, aux alentours des années
1860, l’invention concomitante de l’ascenseur(2) et de l’architecture métallique(3)
: une conjonction de l’évolution des techniques qui permet de vaincre
la hauteur et donne naissance au premier gratte-ciel — un « grand
immeuble de bureaux » comme on dit alors, le Home Insurance Building
(cf. ill.). Ce dernier, construit en 1884(4) par l’ingénieur Le Baron
Jenney à Chicago, ressemble plus à un palais à l’italienne
trapu, du haut de ses 55 mètres, de ses dix étages et de
son architecture classique, qu’aux Petronas Towers de Kuala Lumpur, 450
mètres, quatre-vingt huit étages, actuellement n°1 au
top cent des plus hauts gratte-ciel du monde — les derniers de la liste
affichant un bon 226 mètres(5). « Allons ! Bâtissons-nous
une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux !
»1 Le mot d’ordre biblique perdure.
§
Les obélisques, minarets, pyramides, tours des châteaux
et flèches des cathédrales culminant à une centaine
de mètres n’ont pas attendu la Révolution industrielle pour
exister. Des escaliers suffisaient à conduire les hommes en ces
hauteurs-là, qui étaient l’apanage de la puissance divine
ou royale — s’il est vrai que le parallélisme entre le pouvoir et
la vision surplombante des choses (« panoramique », disent
les guides touristiques) va de soi. Le mot gratte-ciel ne dit pas autre
chose : il désigne à l’origine une petite voile triangulaire
au sommet d’un mât, et, par métaphore, tout ce qui est exagérément
haut. C’est le Daily News de Boston qui consacre le terme pour désigner
le nouveau type d’immeubles, dans un article de 1891 intitulé «
How the Sky-Scrapers are Built ». Trois ans auparavant, Buffington
avait baptisé « gratte-nuages » sa tour à ossature
d’acier de vingt-huit étages ; appellation sans suite.
La hauteur comme célébration de la gloire — mais encore
faut-il savoir de quelle gloire. Le gratte-ciel n’est pas le seul à
avoir dû se justifier, en cette fin du XIXe siècle où
l’architecture bouleverse la ville traditionnelle. On connaît les
réactions contre la tour Eiffel des « écrivains,
peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté,
jusqu’ici intacte, de Paris » (parmi lesquels Gounod, Garnier,
Maupassant, Zola) qui écrivirent dans une lettre ouverte : «
La tour Eiffel dont la commerciale Amérique elle-même ne voudrait
pas, c’est, n’en doutez pas, le déshonneur de Paris. Il suffit pour
se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer un instant
une tour vertigineusement ridicule dominant Paris, ainsi qu’une gigantesque
et noire cheminée d’usine, tous nos monuments humiliés, toutes
nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve
stupéfiant. »(6) Humiliantes pour les autres monuments,
les tours de nouveaux rois, les cathédrales de nouveaux dieux :
le capitalisme industriel moderne et le progrès scientifique. À
New York, le « Dieu Dollar »(7) a sa « cathédrale
du commerce », le Woolworth Building, ainsi qu’il fut surnommé
à sa construction en 1913 : « Il y avait des banques prétendant
être des temples, des gratte-ciel prétendant être des
cathédrales, et les immeubles de bureaux de Madison Square prétendant
être des campaniles vénitiens — et tous recevaient des médailles
pour leur prétention »(8).
La métaphore religieuse est de fait récurrente en termes
architecturaux : flèches, dômes, tourelles et pyramides se
succèdent en haut des tours. Traditions maya, romane, gothique et
surtout style Art déco à partir de 1925 voisinent dans la
skyline
de Manhattan. Lorsque Burnham et Root construisent, en 1891, le Monadock
Building aux maçonneries lisses sans ornementation, c’est pour
des motifs financiers et non par choix esthétique(9). En 1922, le
célèbre concours lancé par le Chicago Tribune
en vue de construire « le plus bel immeuble de bureaux du monde »
récompense une tour d’inspiration gothique (par Hood et Howells).
Cependant le concours, véritable état des lieux des tendances
architecturales de l’époque, voit poindre le modernisme du Bauhaus
avec le projet de Gropius (cf. ill.). Il faudra attendre l’après-guerre
pour que domine le style « simplifié, pur, propre, généralisable,
raisonnable, abstrait »(a) théorisé par Mies
van der Rohe. Mais si ce dernier réalise à New York le très
beau Seagram Building (1958), tout de granit, bronze et verre, la
leçon du modernisme n’est pas toujours bien comprise : « les
répliques auront rarement la qualité de l’original »
et le « standard immobilier totalitaire et souvent destructeur, [...]
univers banalisé de boîtes et de cages »(a),
se met en place. C’est pourquoi, au cours des années 1980, les gratte-ciel
baroques resurgissent, en réaction à la prédominance
de ce « style international ». Contre les gratte-ciel uniformes
(laids ?) aux toits plats des années 1960 et 1970, la vague historiciste
souligne parfois de manière très explicite ses références
aux « tours romantiques »a de l’entre-deux-guerres — ainsi
le Nationsbank Center de Johnson et Burgee (Houston, 1984, cf. ill.).
Depuis, le modernisme est revenu en force, mais avec la ferme volonté
d’être « une source esthétique pouvant être utilisée
avec autant de profit que le classicisme »(a) : la Hong
Kong and Shanghai Bank de Foster, les travaux de Kohn Pedersen Fox ou d’Helmut Jahn en témoignent.
Les avatars du modernisme prouvent en fin de compte que la métaphore
de la hauteur fonctionne encore : la hauteur signifiant la puissance, ce
qui est haut se doit d’être puissant. L’homme n’accepte de casser
le paysage que pour quelque chose qui le mérite : gloire de Dieu,
du roi, de la science, du capitalisme. « Du prolétariat »,
proclame un ouvrage hagiographique sur la « citadelle des citoyens
» que fut le nouveau Villeurbanne(10) (architecte Môrice Leroux),
exemple typique de la conception des années 1930 en matière
de logements populaires. Villeurbanne célèbre ses Gratte-Ciel
(sic)
: les majuscules sont sans doute la meilleure preuve qu’ils n’en sont pas.
N’est pas Manhattan ni Hong-Kong qui veut — le vocabulaire, dès
les années 1960, le dit lui-même : un immeuble raté
n’est qu’un high-rise, une tour, une barre, un IGH (immeuble de
grande hauteur) dans le jargon des spécialistes.
Non pas que la construction en hauteur doive être l’apanage des
quartiers d’affaires. New York aussi a ses gratte-ciel d’habitation moderne : le premier, la Ritz Tower (165 mètres), fut construit en
1926 par l’architecte Emery Roth, en réaction aux apartment buildings
ne dépassant pas une quinzaine d’étages — qu’il surnommait
les « égratigne-ciel »(a). Un immeuble new-yorkais
et une « barre » d’habitations HLM peuvent bien sûr être
identiques. Mais le premier, quand bien même serait-il de qualité
médiocre, s’inscrit dans un tout, fonctionnant comme une mise en
abyme de la ville à laquelle il participe. Bien des « barres
» européennes ne sont quant à elles que des ruptures
architecturales ne symbolisant rien d’autre que la pauvreté qu’elles
logent.
Ces « barres » de logements s’inscrivaient lors de leur
construction dans l’utopie architecturale énoncée par Le
Corbusier et ses pairs dans la Charte d’Athènes (1933) —
utopie selon laquelle l’immeuble-ville, changement quantitatif, apporte
en outre un changement qualitatif à l’habitat : «
Le choix de la vue la plus agréable, la recherche de l’air le plus
pur et de l’insolation la plus complète : [...] seules des constructions
d’une certaine hauteur pourront satisfaire heureusement à ces exigences
légitimes ». La hauteur devient synonyme de la modernité
de l’univers « simplifié, pur, propre, généralisable,
raisonnable, abstrait »a évoqué par Mies van der Rohe.
L’enthousiasme des années 1960 fait parfois sourire ; ainsi dans
cette citation d’un ouvrage(11) multipliant les références
fascinées à Le Corbusier : « On sait qu’un immeuble
haut peut revenir plus cher [...] Mais la femme occupée exclusivement
par son ménage dans une maison individuelle ou jumelée peut
être libérée grâce à un appartement entièrement
automatisé pour une activité professionnelle ou autre (ne
serait-ce qu’à mi-temps). Le loyer élevé de l’immeuble
haut serait amorti par cette libération ou les revenus supplémentaires.
Le ménage est loin de demander toute la réflexion et l’énergie
que peut fournir une femme. Sans un immeuble haut, on ne peut libérer
ces énergies et les utiliser ».
§
Ce n’est pourtant pas tant la Révolution industrielle et capitaliste
que « la révolution mentale qu’un continent s’est imposée,
en une génération, qui constitue la dimension la plus impressionnante
»a de l’histoire des gratte-ciel. Cette révolution est née
d’une tabula rasa involontaire : le grand incendie de Chicago, en
1871, lequel détruit presque entièrement la ville. Le traumatisme
et la nécessité urgente de reconstruire « ne sont pas
étrangers à la mentalité de pionniers qui caractérise
la ville »(a) et, en matière d’architecture, à
la fertilité des mouvements d’avant-garde. En lieu et place de l’ancienne
petite ville en bois surgit le Loop, centre commercial moderne expérimentant
les nouvelles techniques de construction. L’expression « école
de Chicago » qualifie les deux générations d’architectes
ayant donné naissance à la nouvelle architecture. La première
génération, qui travaille immédiatement après
l’incendie, comprend notamment Le Baron Jenney (à qui « revient
tout le mérite de cette prouesse d’ingénierie consistant
à soutenir un édifice entier par une ossature métallique
»(12)) ; la seconde génération comprend Burnham, Root,
Sullivan et Roche. En 1892, le Masonic Temple (Burnham & Root,
cf. ill.), 99 mètres, est consacré immeuble « le plus
haut du monde » — superlatif promis à un bel avenir.
Les gratte-ciel de Chicago ne vont certes pas sans susciter de remous
: s’habituer à prendre l’ascenseur jusqu’au vingtième étage,
accepter de voir les rues transformées en « canyons sombres
et profonds »(13) — autant de bouleversements quotidiens qui ne
vont pas de soi. En 1893 (suite à la construction du Masonic
Temple), la hauteur se voit limitée à une quarantaine
de mètres à Chicago, et ce jusqu’en 1923. Occasion
pour Manhattan, où aucune loi ne vient limiter la masse ou la hauteur
des constructions, de détrôner Chicago en 1899, avec le St.
Paul Building de George B. Post. Mais bientôt New York aussi
se tempère : les 273 mètres de l’Equitable Building
(1915) ayant privé une rue entière de lumière, les
premières réglementations d’urbanisme obligeant à
construire en retrait les gratte-ciel sont votées en 1916. La course
à la hauteur se poursuit cependant au fil des progrès techniques : l’allégement constant des constructions en acier permet une progression
spectaculaire ; les baies vitrées s’agrandissent au détriment
des murs.
Moins de cinquante ans après le Home Insurance Building
de Chicago, l’archétype du gratte-ciel américain se dresse
du haut de ses 381 mètres : l’Empire State Building, construit
en 1931 à New York. Le cap des 200 mètres est alors devenu
chose commune, et la hauteur un élément constitutif de l’identité
des villes américaines : « Pour une surprise, c’en fut
une. À travers la brume, c’était tellement étonnant
ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord
à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en
plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est
mis à rigoler en voyant ça, droit devant nous... Figurez-vous
qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est
une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien
sûr, et des belles encore, et des ports fameux même. Mais chez
nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la
mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent
le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se
pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante
du tout, raide à faire peur. »(14)
« Couchées », nos villes européennes ? En
1769, l’architecte Pierre Patte, dans ses Mémoires sur les objets
les plus importants de l’architecture, notait quant à lui avec
amusement « ce que les Chinois pensent du peu de largeur de nos
rues, et de l’élévation de nos maisons [jusqu’à cinq
et six étages] ». Son récit rappelle que toute
hauteur est relative : « Lorsqu’ils voient la description de nos
bâtiments ou des estampes qui les représentent, ces grands
corps de logis, ces hauts pavillons les épouvantent ; ils regardent
nos rues comme des chemins creusés dans d’affreuses montagnes, et
nos maisons comme des rochers à perte de vue, percés de trous,
ainsi que des habitations d’ours et d’autres bêtes féroces.
Nos étages surtout accumulés les uns sur les autres leur
paraissent insupportables. [...] L’Empereur Canghi disait, en voyant le
plan de nos maisons en Europe, il faut que l’Europe soit un pays bien petit,
bien misérable, puisqu’il n’y a pas assez de terrain pour étendre
les villes, et qu’on est obligé d’y habiter en l’air ».
L’Empereur Canghi serait sans doute bien surpris de voir, à Shanghai,
une montagne véritable, le Jin Mao Building, 421 mètres,
quatrième plus haut gratte-ciel du monde. En fin de compte, l’homme
s’adapte bien facilement aux bouleversements de son environnement, capable
d’« habiter en l’air » comme du contraire — le tout étant
de prouver qu’il n’est point misérable.
§
« Stratagème mécanique » visant à
«
multiplier les bons terrains autant de fois qu’il est possible »(15),
selon Frank Lloyd Wright ? Pas seulement. Certes les parcelles sont petites
et la hauteur non réglementée. Mais l’apparition du gratte-ciel
n’est pas uniquement due à la rareté du terrain et au jeu
de la spéculation foncière. Car « s’il est vrai qu’à
Manhattan la proximité du port présentait de nombreux avantages,
incitant les hommes d’affaires à s’agglutiner sur une étroite
pointe de terre, [...] que dire de Chicago ou plus tard de Houston, qui
disposent de vastes plaines disponibles ? »(a) Ce n’est pas
le manque de place qui amène à construire en hauteur : c’est
la force du symbole. « Quant à la religion et l’amour de
l’art des bâtisseurs, ce sont à peu près les mêmes
par tout l’univers, que l’édifice soit un temple égyptien
ou la Banque des États-Unis. Cela coûte plus que cela ne vaut.
Le grand ressort, c’est la vanité. »(16) Pendant la dépression
des années 1930, les frais de maintenance de l’Empire State Building
sont considérables, ce qui lui vaut le surnom d’« Empty
State Building » — mais le symbole demeure(17) : futile, contestable
?
On peut railler : « Quant à vos hautes tours et monuments,
il y eut jadis en cette ville un cerveau brûlé qui entreprit
de percer la terre jusqu’à la Chine, et il atteignit si loin que,
à son dire, il entendit les marmites et casseroles chinoises résonner
; mais je crois bien que je ne me détournerais pas de mon chemin
pour admirer le trou qu’il fit. Cela intéresse nombre de gens de
savoir, à propos des monuments de l’Ouest et de l’Est, qui les a
bâtis. Pour ma part, j’aimerais savoir qui, en ce temps-là,
ne les bâtit point, qui fut au-dessus de telles futilités
»16.
Futilités ? Quand bien même ne serait-on pas le plus haut
du monde, on peut toujours être le plus haut « du pourtour
méditerranéen » (Barcelone 1992), le plus haut «
de l’hémisphère Sud » (Melbourne 1985), le plus haut
« d’Europe de l’Ouest » (la tour Montparnasse en 1969, puis
la MesseTurm de Francfort en 1990). La Russie construisit elle aussi
ses « immeubles de grande hauteur » — le terme « gratte-ciel
», trop américain, étant proscrit : Université
de Moscou, 1953, 239 mètres. De nos jours, « le plus haut
d’Extrême-Orient » et « le plus haut du monde »
se confondent, grâce aux Petronas Towers — symbole de la prospérité
économique de l’Asie.
La course à la hauteur est et sera sans fin : le Japon fourmille
de projets de gratte-ciel de plusieurs kilomètres depuis la fin
des années 1980 (complexe X-Seed 4000, 4000 mètres
comme son nom l’indique ; DIB-200, 2001 mètres, etc.). Outre
le coût exorbitant et la difficulté à trouver des occupants
pour les milliers de mètres carrés dégagés,
les problèmes résident dans la stabilité du sous-sol,
la résistance au vent de l’édifice, et dans la régulation
informatique de l’ensemble (ascenseurs, éclairage, température,
etc.). Techniquement, un gratte-ciel de plusieurs kilomètres est
aujourd’hui possible.
« Entassés dans l’île étroite, les édifices
aux mille fenêtres se dresseront, étincelants, pyramides sur
pyramides, sommets de nuages blancs au-dessus des orages. »(18)
Le ciel n’est plafonné que par la terre.
|