ÉRYTHRÉE/ÉTHIOPIE
le bruit de la guerre

R de réel
Volume E (sept.-oct. 2000)
Savoir
(Articles)

 
GÉOGRAPHIE DE L'ÉRYTHRÉE

Carte de la région

D’une superficie d’environ 120 000 km², l’Érythrée s’allonge sur plus de 1000 km le long de la Mer Rouge, entre le Soudan et Djibouti. La partie sud-est du pays ne dépasse pas 100 km de profondeur. L’opposition entre la bande côtière désertique et le plateau central (prolongement montagneux du plateau éthiopien, dépassant les 2000 m d’altitude) est fondamentale. Les différences climatiques (fortes chaleurs et pluies hivernales sur la bande côtière, températures moyennes sur le plateau) déterminent les modes d’existence des trois millions d’habitants : nomades musulmans (les Afars) sur les basses terres désertiques (désert du Danakil), agriculteurs sédentaires chrétiens sur le plateau.
Asmara, la capitale de l’Érythrée, perchée dans les montagnes, s’oppose ainsi à Massoua, la ville qui s’avance sur un promontoire, au-dessus de la mer Rouge : « Rien ne ressemble, je crois, à cette dégringolade, toute de lacets et de précipices, qui, dès la sortie d’Asmara, nous jette vers Massoua, tout en bas, dans les vapeurs floues et la canicule. [...] Pour l’effet de stupeur qu’elle procure, l’étape Asmara-Massoua est une curiosité géographique. Trois saisons en deux cent kilomètres, clament les premiers slogans touristiques de l’Érythrée indépendante : la Suisse et le Sahara aux deux bouts d’un trajet d’à peine deux heures. »(a)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Parchemin éthiopien du XIVe siècle.

 
 
 
 
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE

a. Jean-Claude Guillebaud (texte) & Raymond Depardon (photographies), La porte des larmes. Retour vers l’Abyssinie, Seuil, 1996. [«La porte des larmes» est la traduction du nom du détroit de la mer Rouge, Bab el-Mandeb. Notons en outre que Raymond Depardon, dans son documentaire Afrique, comment ça va avec la douleur ? (1996) s’étend longuement sur la région abyssine.]
b. Michel Foucher, Fronts et frontières, Fayard, 1991.
- Alain Fenet & Cao Huy Thuan & Tran Van Minh, La question de l’Érythrée, P.U.F., 1979.
 
 
 
 

NOTES

1. Æthiopia (littéralement : «visages brûlés») désignait, en grec ancien, plusieurs régions africaines: la Nubie, le Soudan, le désert de Lybie, et l’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie). Retour au texte

2. La construction du canal de Suez a débuté en 1859. Dès 1870, les puissances coloniales (Italie, France, Grande-Bretagne) tentent d’asseoir leur présence en Éthiopie. Retour au texte

3. Le latin ayant repris l’adjectif grec eruthreia, «rouge». Retour au texte

4. Un texte grec anonyme daté des Ier-IIIe siècles, Le Périple de la Mer rouge, mentionne pour la première fois le royaume d’Aksoum. Retour au texte

5. Ce qu’on déduit des hautes (20 m) stèles sculptées figurant des maisons yéménites. Retour au texte

6. Le guèze, ou éthiopien classique, subsiste comme langue littéraire et liturgique. Retour au texte

7. C’est suite à un hasard que le christianisme a été introduit, en 320, au royaume d’Aksoum : le naufrage en mer Rouge de deux moines syriens, Ædesius et Frumentius. Conduits à la cour du souverain, ils convertissent ce dernier. Frumentius devient le premier évêque du pays. Il reçoit l’ordination épiscopale de Saint Athanase, patriarche d’Alexandrie. L’Église d’Éthiopie maintiendra cette « tradition » consistant à recevoir ses hiérarques de l’Église copte (i.e. égyptienne) jusqu’en 1951, date à laquelle Haïle Selassie, rejetant cette tutelle, fait consacrer patriarche un Éthiopien. Retour au texte

8. Ménélik et Johannes IV ont été en guerre jusqu’à la mort de ce dernier : car avant d’être sacré « roi des rois » en 1889, Ménélik n’est que roi du Choa. Il ne détient pas encore la province amhara du Tigré. Sur la situation politique, cf. les années 1884-1890 de la correspondance de Rimbaud (éd. L’imaginaire-Gallimard pour 1888-1891 et Pléiade) : Rimbaud fut vendeur d’armes au service de Ménélik II. Le 30.VI.1887, ce dernier écrit : « Ménélik II, roi du Choa, du Kaffa et de tous les pays Gallas circonvoisins. Parvienne à Monsieur Rimbaud. Comment te portes-tu ? Moi, Dieu soit loué, je suis bien, ainsi que toute mon armée [...] ». Retour au texte

9. Cf. l’article « ethnie » du Dictionnaire de R de réel. Retour au texte

10. L’amharique et le tigrinya, langues très proches, dérivent toutes deux de l’ancien guèze. Retour au texte

11. Mussolini a attaqué l’Éthiopie en 1935 : Éthiopie, Érythrée et Somalie ont alors été réunies dans l’Afrique-Orientale italienne. C’est l’armée britannique qui, pendant la Seconde guerre mondiale, a chassé les Italiens et restauré l’autorité du négus (titre donné au souverain éthiopien — negus nagast signifie « roi des rois »). Retour au texte

12. Long de 80 km, le funiculaire fut démonté par les Anglais durant le mandat britannique (1941-1950). Retour au texte

13. R. Cornevin, « La longue et difficile histoire de l’Erythrée », Le Monde, 26.XII.1974. Retour au texte

14. Des militaires israéliens secondent l’armée éthiopienne dans sa lutte contre les maquisards du FLE. Retour au texte

15. Centralisme certes déjà écorné en 1974 par Mengitsu, avec le rétablissement de l’égalité linguistique et religieuse. Retour au texte

16. Outre le litige avec le Yémen, en 1996, sur la question de l’archipel de Hanish. Retour au texte

17. Jean-Philippe Rémy, Libération, 27.V.2000. Retour au texte

18. Alors même que la famine sévit dans la province de l’Ogaden, où vivent trois millions de pasteurs nomades Somalis, « ethnie marginale » voire « marginalisée », ce qui ne va pas sans expliquer « le manque d’attention » du gouvernement d’Addis-Abeba et de la communauté internationale (Stephen Smith, Libération, 13.IV.2000). Retour au texte

19. Jean-Philippe Rémy, Libération, 2.VII.2000. Retour au texte

20. En 1987, sous l’impulsion d’Afeworki, le FPLE abandonne, « en échange » de cette aide économique, toute référence au marxisme. Retour au texte

 

 À la fin du XIXe siècle, les colonisateurs italiens s’en vont à la conquête de l’Abyssinie(1). Ils contrôlent bientôt un petit territoire éthiopien qui borde la région stratégique(2) de la mer Rouge (Mare erythreum en latin(3)) : les Italiens le nomment Érythrée, littéralement « la rouge ». En 1889, l’Italie officialise ses droits sur l’Érythrée par le traité d’Ucciali, signé avec l’Éthiopie — tout en espérant tirer profit d’une clause ambiguë du texte afin d’étendre son protectorat à l’Éthiopie entière. L’histoire en décide autrement : le 1er mars 1896, le souverain éthiopien Ménélik II fait subir aux forces italiennes l’humiliante défaite d’Adoua. L’Éthiopie accède ainsi au statut d’État souverain — elle ne sera jamais colonisée. Quant à l’Italie, elle se voit contrainte de limiter ses ambitions à l’Érythrée.
 En 1889, l’Érythrée n’est donc qu’un territoire aux frontières arbitraires. Moins d’un siècle plus tard, les anciennes colonies de l’Europe recouvrent leur indépendance. L’union (la « réunification », pensent certains) de l’Érythrée à l’Éthiopie semble alors aller de soi. Mais lorsqu’en 1962 l’Ethiopie affirme officiellement que l’Érythrée n’est qu’une de ses provinces, cette dernière entre en guerre pour son indépendance. C’est là toute l’ambiguïté du conflit érythréen, lequel constitue un cas unique dans l’histoire : la revendication du retour à une ancienne frontière coloniale.

§
Une histoire géographique

 Parler de l’histoire de l’Érythrée avant la fin de XIXe siècle est un anachronisme — puisqu’alors, l’Érythrée n’existait pas. Il faut avoir à l’esprit que pendant près de deux mille ans, l’histoire de l’Éthiopie et celle de l’Érythrée se confondent. De même que l’on ne peut pas parler de l’histoire du « peuple érythréen », car la population érythréenne n’est en aucun cas une « minorité » pourvue d’une identité spécifique. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, rien ne sépare l’Éthiopie de l’Érythrée : ni la géographie (puisque les hauts plateaux de l’actuelle Érythrée sont un prolongement des hauts plateaux éthiopiens), ni le peuplement, ni l’histoire.
 Au début de l’ère chrétienne(4) se développe, sur les hauts plateaux du Tigré (plus de 2 000 mètres d’altitude, cf. carte), autour de la ville d’Aksoum, un royaume sans doute fondé par des émigrants venus du Yémen(5). Ce royaume entretient des relations commerciales avec Alexandrie et le monde grec. La religion est un mélange de cultes hellénistiques et orientaux ; la langue est le guèze(6). Fait historique déterminant pour toute l’histoire ultérieure de la région : le royaume d’Aksoum devient chrétien au IVe siècle(7). Il étend son influence jusqu’aux côtes de la mer Rouge. Or, du fait de l’expansion de l’islam, au VIIe siècle, les Aksoumites sont contraints de s’enfoncer à l’intérieur des terres, sur les hauts plateaux dont ils sont originaires : les chrétiens perdent pour une longue période le contrôle de leur débouché sur la mer. L’histoire de la région est une succession d’aléas établissant la prédominance de l’une des deux religions.
 À la fin du XIXe siècle, ce sont les chrétiens qui dominent. À la mort de l’empereur Johannès IV, en 1889, Ménélik II bâtit l’Éthiopie moderne : à partir de la région de Choa (région peuplée d’Amharas, cf. infra, où il installe sa capitale, Addis-Abeba), il annexe le Harar, l’Ogaden et des provinces de l’Ouest (Sidamo, Kaffa)(8). Les conquêtes du négus chrétien Ménélik II, qui dessinent les frontières actuelles de l’Éthiopie, intègrent ainsi plusieurs populations musulmanes au royaume abyssin : au Sud les Oromos (ou Gallas), à l’Est les nomades Somalis des plaines de l’Ogaden, etc. L’Éthiopie est donc actuellement un royaume peu homogène (« 70 langues, 200 dialectes, une quarantaine d’ethnies »(9)), mais structuré autour de cette opposition géographique entre les hauts plateaux peuplés de chrétiens, détenteurs du pouvoir central, et les grandes plaines périphériques peuplées de musulmans. L’Érythrée reproduit à sa petite échelle cette opposition entre musulmans du littoral (45% de la population) et chrétiens.
 Cependant, l’opposition religieuse n’est pas suffisante pour comprendre les origines de la guerre : la communauté chrétienne est elle-même divisée. Les descendants des chrétiens Aksoumites se partagent en effet en deux peuples, les Amharas et les Tigréens, parlant des langues proches, respectivement l’amharique et le tigrinya(10). La frontière du territoire conquis par les Italiens en 1889 coupe le Tigré en deux. Dès lors, la situation est la suivante : si les chrétiens éthiopiens se divisent toujours en deux (au centre du pays, les Amharas, au Nord, les Tigréens), les chrétiens érythréens, eux (étant tous « d’anciens » Tigréens), parlent tous le tigrinya. Or ce sont les Amharas qui dominent, de nos jours comme à la fin du XIXe siècle, la politique éthiopienne : ce qui explique qu’une partie de la noblesse tigréenne ait pactisé avec les colonisateurs italiens — et ce qui explique bien des ressentiments actuels.

 §
Le développement socio-économique

 On a pu dire de l’Érythrée qu’elle était une création de l’Italie : « d’un ensemble disparate, le colonisateur italien a fait un territoire et un peuple »(b). De fait, les frontières de l’Érythrée ont progressivement acquis des significations concrètes. Le projet des Italiens était de faire de ce territoire une colonie de peuplement et une base de départ pour d’éventuelles nouvelles tentatives de conquête(11) de l’Éthiopie. Pour cette raison, ils ont doté l’Érythrée d’une infrastructure économique moderne : création d’un réseau routier et ferré, développement du port de Massoua. Entre Asmara et Assoua, afin de triompher des hauteurs vertigineuses, les Italiens ont construit le plus long funiculaire du monde(12). Le nombre des colons atteint 72 500 en 1939, dont 40 000 à Asmara, qui prend une allure de ville latine aisée. Jean-Claude Guillebaud évoque la ville de Keren en ces termes : « Du grand projet italien, des traces demeurent un peu partout dans le centre ville : gare délabrée du chemin de fer, villas de style rococo, avec vérandas à colonnades, clochetons, chiens-assis et tonnelles ensevelies sous les hibiscus ou les bougainvillées, maisons peintes et rues à arcades, avenues démesurées sous les frondaisons, irrigation des orangeraies d’Elaberet »(a).
 Au cours du siècle, « l’avance réelle, dans le domaine de l’éducation et de l’alphabétisation » (13), de l’Érythrée, devient la base d’un fort sentiment de supériorité envers l’Éthiopie. Ainsi lorsque les Italiens envahissent l’Éthiopie en 1935, des Érythréens coopèrent (« collaborent » ?). Toutefois, après la Seconde guerre mondiale, l’Érythrée est sensible à l’appel de la décolonisation. De sorte que l’élite autochtone érythréenne se trouve dans une position ambiguë, ou du moins inédite : elle conteste la domination italienne, sans toutefois se reconnaître dans le régime éthiopien. Certains parlent de « cas exemplaire, mais tragique, de formation d’un peuple »(b) et y voient la cause de la revendication de l’indépendance. Mais les choses sont-elles si simples ?

§
Le rattachement de l’Érythrée à l’Éthiopie

 En 1947, l’Italie renonce à tous ses droits sur ses possessions territoriales africaines. L’Érythrée se trouve alors au centre des contradictions entre grandes puissances : la Grande-Bretagne désire un partage de l’Érythrée entre le Soudan et l’Éthiopie ; les États-Unis sont favorables à toute solution avantageant l’Éthiopie ; la France, désireuse de préserver ses intérêts à Djibouti et donc d’éviter une contagion nationaliste, se prononce en faveur d’une tutelle italienne ; l’URSS prône l’indépendance immédiate. Les grandes puissances échouant à se mettre d’accord, le dossier est transmis à l’ONU en 1948. La commission politique de l’Assemblée adopte les grandes lignes d’un plan de partage entre l’Éthiopie et le Soudan, mais cette solution est rejetée par l’Assemblée. Est alors créée une Commission des Nations Unies pour l’Érythrée. Après bien des tergiversations, l’Assemblée Générale des Nations Unies adopte, en décembre 1950, la résolution 390 rattachant l’Érythrée à l’Éthiopie dans une union fédérale.
 Cette décision accorde au peuple érythréen un statut particulier de « peuple reconnu titulaire de droits mais non sujet du droit » : tout en refusant au peuple érythréen son indépendance, l’ONU a donc confirmé son existence internationale — ce qui est surprenant car, on l’a vu, la notion de peuple n’est pas la plus appropriée pour les Érythréens. La résolution 390 ne se prononce pas pour l’annexion pure et simple de l’Érythrée, mais pour « son étroite association politique et économique avec l’Éthiopie ». Elle désire que « cette association assure aux habitants de l’Érythrée le respect et la sauvegarde de leurs institutions, de leurs traditions, de leurs religions ou de leurs langues ». Elle parle de constitution érythréenne, d’assemblée érythréenne, d’administration érythréenne. Mais l’absence d’une Cour fédérale pour veiller au respect du texte est une lacune de poids qui va très vite permettre aux Éthiopiens de dénaturer le fonctionnement des institutions. La politique globale de subordination de l’Érythrée se traduit successivement par l’extension du droit pénal éthiopien au territoire érythréen, par la suppression du drapeau et des emblèmes érythréens (1952), enfin par l’imposition de la langue amharique (aux dépens du tigrinya) dans la vie publique puis dans l’enseignement. Les organisations politiques érythréennes se réunissent en Congrès en octobre 1953, à Asmara, pour protester contre les violations du statut d’autonomie. Le Parlement érythréen s’adresse à l’ONU en 1954 et en 1956 ; en vain. En 1962, l’Érythrée devient officiellement la quatorzième province éthiopienne. Pour l’Éthiopie, la victoire est de taille : en récupérant l’Érythrée, elle retrouve ses deux accès à la mer (les villes de Massoua et Assab).

§
Une « double guerre civile »(b)

 En 1962, le conflit érythréen a déjà débuté. Le conflit entre l’Érythrée et l’Éthiopie, a-t-on coutume de dire, a duré trente ans (la date de fin étant soit la victoire, en 1991, soit l’indépendance, en 1993). La guerre, effectivement, a duré trente ans. Mais — et c’est là toute l’ambiguïté — les belligérants n’ont pas toujours été les mêmes : une même cause (la lutte pour l’indépendance) a en effet tour à tour servi des intérêts différents, voire opposés.
 Les premiers opposants à l’Éthiopie sont des musulmans. Ils sont aidés par l’Égypte et le Soudan au nom du panarabisme — d’où les développements du conflit israélo-palestinien durant le conflit érythréen(14). Leur mouvement, le Front de Libération de l’Érythrée (FLE), naît en 1961. La revendication d’indépendance du FLE s’inscrit dans la lutte pluriséculaire des musulmans pour conserver leurs droits face au pouvoir centralisateur de l’Éthiopie chrétienne. Or en 1970, un groupe d’obédience marxiste, prend la direction de la lutte : les Forces populaires de libération (FPLE), fondées par Issaïas Afeworki (protestant laïque, actuel président de l’Érythrée) et recrutant dans les populations chrétiennes. Parallèlement à la guerre contre l’Éthiopie, les combattants du FPLE vont mener une guerre sans merci contre le FLE : en 1980, le FPLE devient la seule force luttant contre la domination éthiopienne ; la résistance musulmane a été entièrement évincée. La prépondérance finale acquise par le FPLE marque ainsi le glissement d’une lutte menée au nom de l’islam contre un pouvoir central perçu comme chrétien, à une lutte menée par les chrétiens érythréens contre les chrétiens amharas éthiopiens. Les deux communautés religieuses n’ont donc pas fait front commun dans la guerre : ce qui explique que l’on ait pu qualifier le conflit de « double guerre civile »(b)

§
La chute du régime éthiopien

 Les maquisards du FPLE sont peu à peu devenus une véritable armée régulière et disciplinée qui contrôle d’abord le Nord puis l’Ouest (ancien bastion du FLE, à la frontière soudanaise), et finalement la côte est. La ville de Nafka acquiert valeur de symbole — c’est là que butent l’une après l’autre toutes les offensives de l’armée éthiopienne : « Cette petite ville de six mille habitants, juchée sur un plateau, fut cent fois bombardée, réduite en cendres, rasée mais jamais conquise. Pour les Érythréens, elle est la capitale symbolique du pays »(a). En février 1990 les rebelles du FPLE prennent le port de Massoua : « C’est pour la mer — d’abord — qu’on s’est battu. Enveloppée de légendes, Massoua incarnait un grand dessin impérial maritime »(a). Puis le FPLE assiège Assab, ultime débouché maritime de l’Éthiopie : la victoire est proche.
 C’est alors qu’intervient un nouvel élément, décisif pour comprendre l’histoire de cette guerre : la défaite de l’armée éthiopienne n’est pas le seul fait des indépendantistes érythréens. La défaite (puis la chute) du régime éthiopien est également due à la rébellion de la province du Tigré. Le Front Populaire de Libération du Tigré, fondé en 1975 et d’inspiration socialiste, ne revendique pas l’indépendance. Il s’oppose au pouvoir central des Amharas, détenteurs du pouvoir à Addis-Abeba. En mai 1989, après une tentative de coup d’État, les rebelles tigréens se réfugient en Erythrée ; ils y reçoivent la protection du FPLE. Les deux groupes rebelles, dont la proximité est historique et linguistique (la langue tigrinya, cf. supra), s’entraident donc contre l’oppresseur commun. Lorsque l’armée éthiopienne est défaite en Érythrée, au printemps 1991, les rebelles tigréens entrent dans Addis-Abeba : Mengitsu Haïlé Mariam est contraint de s’enfuir au Zimbabwe. Meles Zenawi, chef des rebelles tigréens, s’empare du pouvoir. Tigréen (peuple très minoritaire) à la tête d’un empire extrêmement composite, Meles Zenawi défend le « régionalisme ethnique » : rompant de front avec la tradition centralisatrice(15), il fait voter, en décembre 1994, une nouvelle constitution qui reconnaît aux neuf principales « nationalités » de l’Éthiopie le droit à l’identité culturelle.
 Meles Zenawi, nouveau dirigeant de l’Éthiopie, s’entend avec son ancien compagnon d’armes, Issaïas Afeworki sur le principe de l’indépendance de l’Érythrée. Un référendum a lieu en avril 1993 : « Voulez-vous que l’Érythrée soit un pays indépendant et souverain ? » La communauté internationale ne s’inquiète pas outre mesure de cette remise en cause du principe (pourtant ô combien sacré) de l’intangibilité des frontières : la naissance de l’Érythrée ne peut faire jurisprudence ou servir d’argument pour les territoires ayant des velléités d’indépendance, car ses frontières renouent avec une entité créée par les colonisateurs — or, nulle part ailleurs dans le monde, un cas similaire ne pourrait être invoqué. Le « oui » à l’indépendance l’emporte à 99,8%. La naissance du 52e État d’Afrique est proclamée. Issaïas Afeworki est élu président de l’Érythrée. Mais bientôt, les accrochages se multiplient avec l’Éthiopie. En 1998, la guerre reprend.

§
La reprise de la guerre

 C’étaient sans doute les tensions avec les musulmans que le nouveau pouvoir érythréen devait penser avoir à affronter(16). Si, dans la Constitution, l’arabe est langue officielle à côté du tigrinya, le pouvoir central reste en effet mal accepté par beaucoup de musulmans : le mouvement du FLE s’est reconstitué en exil, notamment au Soudan. Suite à l’infiltration de guérilleros islamiques opérant à partir ce pays, Afeworki a parlé, au printemps 1993, de « déclaration de guerre ».
 Mais c’est avec l’Éthiopie qu’a repris la guerre : Menes Zelawi et Afeworki, alliés d’hier contre Mengitsu, se combattent depuis mai 1998. La dispute sur le tracé des frontières n’a fourni qu’un prétexte à l’escalade militaire, puis à la guerre : « s’il s’agissait seulement de départager quelques centaines de kilomètres de terrains pierreux, le conflit aurait déjà pris fin » (17). L’Éthiopie s’est jetée à corps perdu(18) dans la nouvelle guerre ; en mai 2000, ses troupes sont à 100 km d’Asmara : de sorte que les négociations avec l’Érythrée, entamées depuis la signature d’un cessez-le-feu en juin 2000, devraient être favorables à l’Éthiopie. Le déploiement d’une force de maintien de la paix des Nations Unies sur une bande de 25 km de largeur (à l’intérieur du territoire érythréen), le long des 1000 km de frontière commune entre les deux pays, est prévu.
 Le but de la victoire ? Pousser au départ d’Afeworki, (déjà privé du commandement militaire en raison d’une défaite, début 1999) et « placer à Asmara un chef docile »(17). Mais encore ? « La victoire, alors, ferait revenir l’Érythrée dans l’orbite éthiopienne »(17). On retrouve là le véritable enjeu du problème : l’accès de l’Éthiopie à la mer. L’Éthiopie, dont les exigences ont grossi au fur et à mesure de ses conquêtes, réfléchirait « à l’obtention de facilités d’accès au port d’Assab sur la mer Rouge » (19) — en vertu d’un accord, Addis-Abeba payait jusqu’à présent de lourdes taxes à l’Érythrée contre l’utilisation du port d’Assab. Le problème fondamental est donc l’enclavement de l’Éthiopie, qui ne veut se passer d’une façade maritime, et pour qui l’usage du port de Djibouti s’avère très onéreux. L’Éthiopie ne veut en outre pas se priver des capacités économiques de son ancienne province : elle ne veut se résoudre à n’être qu’un « pourvoyeur en main-d’œuvre bon marché »17 pour une Érythrée que certains appellent le « Singapour africain »17, du fait de son taux de croissance à deux chiffres — son développement économique accéléré ayant été appuyé par l’aide internationale(20).

§

 « Les téléfilms érythréens tricotent de sempiternelles histoires de combattants trahis et d’amours impossibles. Les romans populaires, les bandes dessinées, les livres pour enfants ne parlent encore que des combats d’hier et de la tyrannie vaincue. Il y a aussi les affiches, les timbres-poste, les monuments et le nom des rues... Ici, le souvenir d’une guerre si longue, obstinément conduite et gagnée [...], est le vrai fondement de l’identité nationale », écrivait Jean-Claude Guillebaud(a) en 1996. Deux ans plus tard, l’expression « souvenir d’une guerre » n’était plus de mise ; la guerre était de nouveau là, avec toujours les mêmes enjeux : la façade maritime et le développement économique de l’Éthiopie, la tutelle du pouvoir central amhara sur le particularisme tigréen, l’opposition entre l’islam et la chrétienté. Les Érythréens ont-ils eux-mêmes cru à leur identité nationale, alors même que la lutte pour l’indépendance s’était accompagnée de l’éviction des musulmans ? Peut-être : naissance tragique d’une nation.

Laetitia Bianchi


 

 
 
 
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