QU'EST-CE QUE LE DESIGN ?
visite de la brocante théorique du XXème siècle

R de réel
Volume D (juillet-août 2000)
Critique
(Articles)


 
 Chaise
  Chaise, XIXe s.
Musée Jacquemart-André.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Chaise de musique
  Chaise de musique, fin XVIIIe s.
Collection Kaitrine, Paris
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 Fauteuil rouge et bleu
 
Fauteuil rouge et bleu
Gerrit Thomas Rieverled, 1917.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Cone chair
 
Cône chair
Verner Panton, 1954.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Chaise longue
 
Chaise longue
Martin Szekely.
 

 
 
 
 
 
 
 Brosse a dents
 
Brosse à dents des laboratoires Goupil
Philippe Starck.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
NOTES

1. Design, miroir du siècle, Flammarion/APCI, 1993, catalogue de l’exposition tenue au Grand Palais.Retour au texte

2. Jocelyn de Noblet, qui a dirigé le catalogue ci-dessus, est entre autres l’auteur de Design, le geste et le compas, Somogy, 1988. Retour au texte

3. Définition proposée par Thoms Maldonado, directeur de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm, école de design qui fonctionna entre 1955 et 1968 en reprenant à son compte le credo du Bauhaus (1919-1933) : suppression de toute décoration superflue, mobiliers modulables. Retour au texte

4. Est appelée «objet» toute chose, du moment qu’elle est inanimée et construite par l’homme : ce qui conduit à appeler une locomotive «objet», au même titre qu’une brosse à dent, voire même une affiche ou une typographie. La définition peut sembler large, mais admettons. Retour au texte

5. Anne-Marie Boutin, postface de Design, miroir du siècle, op. cit. Retour au texte

6. Raymond Guidot, 100 objets du design, Hazan, 2000. Retour au texte

7. «La forme suit toujours la fonction, et telle est la loi», selon la formule de l’architecte Louis Sullivan (1896). Le fonctionnalisme, doctrine très en vogue tout au long du siècle chez les designers, s’oppose au formalisme. Retour au texte

8. Peter Dormer in Le Design depuis 1945, Thames & Hudson, 1993. Retour au texte

9. Faut-il voir dans le fait qu’un objet connaisse une large diffusion un critère objectif de la valeur de cet objet ? À l’inverse, toute amélioration apportée à un objet se voit-elle reconnue ? Retour au texte

10. Marc Augé, préface de Design, miroir du siècle, op. cit. Retour au texte

11. Cf. par exemple Le Mobilier domestique, 2 vol., Imprimerie nationale, 1992 (2ème éd.). Retour au texte

12. G.Janneau & J.Fréal, Le meuble populaire français, éditions Serg, 1977. Retour au texte

13. cf. notamment B.G.B.Pallot, L’art du siège au XVIIème siècle en France, ACR-Gismondi Éditeurs, 1987. Retour au texte

14. Voir la correspondance entre le marquis de Marigny et son ébéniste Pierre Garnier (1778), manuscrit Bibliothèque nationale, 10 fol.13-36, en partie publiée aux éditions Eriksen, 1972. Retour au texte

15. L’architecte Michael Graves dessina en 1986 une bouilloire pour Alessi. Retour au texte

16. La communauté des menuisiers fut officiellement consacrée par les statuts de 1743. En 1789, l’Almanach de Paris recense 250 menuisiers (toutes spécialités confondues) dans la capitale. Retour au texte

17. Cf. Marc Le Bot, in Traverses, n°2, sur la volonté des avant-gardes du début du siècle de créer un «art total». Retour au texte

18. Exposition Antagonisme 2, l’objet, sous la direction de François Mathey, Musée des Arts décoratifs, 1962. Retour au texte

19. Exposition L’objet 2, sous la direction de François Mathey et Michel Ragon, galerie Laroche, Paris, 1966. Retour au texte

20. Le fait que les objets usuels anciens soient appelés «objets d’art» dans les musées prête à confusion. Retour au texte

21. P.Restany, «les objets-plus», in M.Rouard & F.Jollant Kneebone (dir.) Design français, 1960-1990, APCI/éd. Centre Pompidou, 1988. Retour au texte

22. Un ready-made est une œuvre d’art constituée d’objets déjà existants. Les ready-made ont été «considérés comme le point de non-retour de l’art moderne» (Restany, op. cit.). Retour au texte

23. Claes Oldenburg (né en 1929), représentant majeur du pop art : dans The Store (1962), il expose des répliques en plâtre d’objets de consommation; dès la même époque il réalise des sculptures molles d’objets réels. Retour au texte

24. Il faudrait un article entier pour expliquer les rapports entre art et copie et la question de l’unicité de l’œuvre d’art. Retour au texte

25. Peter Dormer, op.cit. Retour au texte

26. Le Livre des grotesques, 1556 : l’un des très nombreux recueils gravés de Jacques Androuet du Cerceau destinés à servir aux orfèvres, menuisiers et autres artisans. Retour au texte

27. Catherine Millet, « art et design », in Design français, 1960-1990, op. cit. Retour au texte

28. C. McDermott, XXème siècle Design, 1998, E/P/A-Hachette Livre, 1999. Retour au texte

29. On a pris l’exemple du mobilier; il en va bien sûr de même pour les vêtements, outils, moyens de locomotion, etc. Retour au texte

30. Titre d’un collage de Hamilton à l’exposition Today is tomorrow, White Chapel Art Gallery, Londres, 1956. Retour au texte

31. «Nous pouvions travailler comme des sculpteurs», affirme le designer Marc Held dans Les années plastiques, 1986. Les matériaux synthétiques sont aux objets quotidiens ce que le béton a été à l’architecture : une ouverture soudaine des possibilités formelles. cf. l’article «Béton architecture bête ?» du volume B de R de réel. Retour au texte

32. Le streamline, style privilégiant les lignes aérodynamiques, a dominé dans l’industrie automobile jusqu’à la fin des années 1950. D’où, en 1949, la une du Times : «Le designer Raymond Loewy aérodynamise la courbe des ventes». Retour au texte

33. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Gallimard, 1953. Retour au texte

34. D.Bozo, préface de Design français, 1960-1990, APCI/éd. Centre Pompidou, 1988. Retour au texte

35. Directeur du Centre de création industrielle (CCI), fondé en 1969. Retour au texte

36. Design français, 1960-1990, op. cit., ouvrage dont les textes théoriques généraux sont par ailleurs très bons.Retour au texte

 
 
 

 Qu’ont en commun les locomotives à vapeur, la guitare électrique, le scooter Vespa, le style new-look, le fauteuil de Charles Eames, le chariot Caddie, la poupée Barbie, le rasoir, le Lego, la minijupe, le Minitel, la brosse à dents des laboratoires Goupil, la moto Yamaha Morpho II, le Polaroïd, la carte bancaire, l’avion furtif F 117 A Lockheed et la chaussure de ski moderne ?
Être très régulièrement réunis côte à côte dans de gros ouvrages illustrés s’intitulant, par exemple, Design, miroir du XXème siècle(1).
 Car le design est un miroir. Design, mon beau design, dis-moi qui est le plus bel objet du XXème siècle, se demande tous les matins la brosse à dents des laboratoires Goupil. Elle ne craint pas trop de se voir répondre tu es très belle, brosse à dents des laboratoires Goupil, mais la moto Yamaha Morpho II est plus belle encore. Elle a confiance. Car à son propos, un éminent théoricien du design(2) a pu écrire : « Imaginons un archéologue du futur qui trouverait, au cours d’une fouille, parmi d’autres objets, la brosse à dents dessinée par Philippe Starck pour les laboratoires Goupil. Notre archéologue a déjà rencontré d’autres brosses à dents, qui se présentaient comme des outils ordinaires. Pourquoi, se demande-t-il, cette brosse est-elle dessinée avec une intention esthétique si évidente ? Il s’agit en effet d’une interprétation libre d’un oiseau du sculpteur Constantin Brancusi, planté dans un support perforé en forme de tronc conique. » L’archéologue réfléchira, et en arrivera aux mêmes conclusions que l’éminent théoricien : si une telle brosse à dents a pu voir le jour,  c’est que d’importants « changements culturels » ont eu lieu à partir des années soixante-dix, années où « la notion d’expression corporelle prend son essor en Californie, et Jane Fonda lance la gymnastique aérobic. Les industriels du sanitaire, de leur côté, lancent le concept de bain à remous, et la salle de bain aux carrelages de céramique blanche cède la place à un espace plus convivial et coloré, où les corps ont droit à un bain de jouvence. Ce nouvel espace n’est plus frappé d’interdits; on s’y rend pour son plaisir, et il devient naturel d’y trouver de beaux objets. »(2) Tel est le sort du design : donner lieu, aux côtés de théorisations se voulant sérieuses (une forme alambiquée ? formalisme; une forme épurée ? résurgence de l’héritage du Bauhaus), à des réflexions dignes des pages mode des magazine féminins (des couleurs ? affirmation de soi; pas de couleurs ? pureté; des formes rondes ? cocooning ; des formes élancées ? dynamisme).
 Tout peut être soumis à la théorie du design, puisque tout est design autour de nous. La définition officielle, adoptée à Londres en 1969, au Conseil international des sociétés de design industriel, indique : « Le design est une activité créatrice qui consiste à déterminer les propriétés formelles des objets que l’on veut produire industriellement »(3). Les objets produits industriellement, vaste domaine : d’où l’omniprésence du designer, concepteur tour à tour d’un pont métallique, d’un bijou, d’une voiture, d’une paire de chaussures, du chien robot et de notre brosse à dents. Serait « objet du design » tout objet(4), à la seule condition qu’il date d’après la révolution industrielle. Pourquoi pas avant ? L’ouvrage Design, miroir du XXème siècle nous le rappelle, illustrations légendées à l’appui : Un sabotier. Le rythme du geste conditionne le tour de main de l’artisan, fait face à Un ouvrier dans une usine automobile Renault, vers 1930. L’accumulation des pièces détachées standardisées est caractéristique de la production en série. Suit l’explication : auparavant, celui qui imaginait un objet se confondait avec celui qui le fabriquait, à savoir l’artisan. La révolution industrielle engendre le partage des tâches : d’un côté le designer qui conçoit, de l’autre l’ingénieur qui fabrique. Est-ce à dire qu’il suffit d’habiter dans une demeure du XVIIIème siècle, de rouler en fiacre et de ne pas se brosser les dents avec un crypto-Brancusi pour échapper au design ? Certains s’aventurent pourtant à affirmer que le design « est sans doute l’un des plus vieux métiers du monde »(5), ou à ouvrir leur ouvrage par la photographie d’un silex(6). Simple pirouette de leur part, car ils en reviennent bien vite à la définition officielle, sans avoir justifié leurs audaces. Alors justifions-les à leur place.

§

 Le design n’existe pas. Ou plutôt le design, s’il existe, a toujours existé : il n’est propre ni au XXème siècle ni à la société de consommation ni à la société industrielle. Le design, dans le sens large où il est employé d’ordinaire, n’est qu’un concept fourre-tout où beaux objets, objets d’art, objets industriels, objets de grande consommation et objets rares se confondent. Démonstration en quatre parties. Et nouvelle définition du design.

1. Le design n’est pas la nouveauté

 Soit un objet nouveau : la machine à écrire (lorsqu’elle est apparue) ou la carte bancaire. L’inventeur de l’objet en question a inventé à la fois, par définition, sa forme et sa fonction — puisque l’objet n’existait pas avant ! L’inventeur crée  : quelle différence entre l’inventeur de la chaise et l’inventeur de la machine à écrire ? Aucune. Que l’inventeur de la chaise ait dû par la suite fabriquer lui-même ses chaises, alors que l’inventeur de la machine à écrire livrait son modèle à un industriel afin qu’il le fabrique à la chaîne dans une usine ne modifie en rien le geste créateur : l’inventeur de la machine à écrire a lui aussi fabriqué de ses propres mains son prototype, tout comme les inventeurs du premier scanner ou de la première console vidéo ont créé des objets qui n’ont été désignés que dans un second temps. De même, l’hypothétique Créateur de l’univers n’a pas fait appel à un designer pour comprendre que l’oiseau avait besoin d’ailes pour voler, puisque la notion de « voler » implique a priori celle des ailes.
 Ah mais ! se dit le théoricien du design triomphant : ce raisonnement est fonctionnaliste(7); il fait de la beauté « une conséquence incidente de la fonction »(8), oubliant que quelque chose de fonctionnel peut être laid. Certes le Créateur a créé le concept d’oiseau, mais ce premier oiseau ne devait pas être bien original — efficace avec son bec, ses ailes et ses deux pattes, mais pas original. Alors à qui le Créateur a-t-il fait appel ? À une agence de design, qui a tour à tour pondu la rondeur rassurante de la poule, les pattes élancées du héron et le bec aérodynamique de l’aigle, en prenant en compte à la fois les contraintes de production, de la fonctionnalité et des demandes du public (Le public veut des couleurs bariolées ? le perroquet. Le public veut de l’élégance garnie d’une touche de fantaisie ? le merle). Notons que le théoricien du design a déjà de quoi faire son mea culpa. Car les ouvrages sur le design regorgent de notices sur des objets nouveaux (nombre d’entre elles s’attachant à décrire des premiers modèles, des prototypes, et non leurs transformations ultérieures) : le Lego, le Polaroïd, la carte à puce... qui ne sont donc pas l’œuvre, répétons-le, d’un designer mais d’un inventeur, au même titre que la première arbalète ou les premiers ciseaux.
 Penchons-nous maintenant sur le cas des objets qui, depuis leur invention, ont subi des renouvellements dans la forme. Deux cas s’offrent à  nous : ou bien le renouvellement de la forme correspond à un renouvellement de la fonction, ou bien non. Toute la difficulté repose sur la distinction entre ces deux cas, qui est parfois ténue voire subjective.
- Illustration du premier cas : une fois le concept d’avion inventé, les différentes formes d’avion sont dictées par les différentes fonctions propres à chaque type d’engin volant. Un planeur ou un Concorde ou un avion furtif F117 ne sont à ce titre pas les œuvres de designers; ils sont l’œuvre d’ingénieurs — de même que le héron et la poule susmentionnés sont probablement l’œuvre d’un (hypothétique) grand Ingénieur et non le résultat de l’imagination d’un (hypothétique) grand Designer, puisqu’un héron court sur pattes serait aussi embêté pour déambuler dans une flaque qu’une poule au bec démesuré pour picorer dans une basse-cour.
- Illustration du second cas : un poste de radio rond et un poste de radio carré ont exactement la même fonction; leur forme est l’œuvre d’un designer.
- Exemple de cas ambigus : la brosse à dents des laboratoire Goupil. Sa forme apporte une satisfaction purement psychologique, diront certains. Est-ce si sûr ? Cette brosse à dents n’est-elle pas « une nouvelle génération de brosses à dents », à la forme plus confortable ? C’est là qu’entrent en jeu des données subjectives : cette brosse à dents peut être considérée comme plus fonctionnelle; cependant, on peut aussi considérer(9) qu’elle se restreint à être une innovation formelle. Modifier la forme d’un objet modifie souvent non pas sa fonction globale mais le rapport de l’usager à l’objet : le designer qui imagine un fauteuil ne travaille pas seulement pour le plaisir de l’œil; il prend aussi en compte le confort de l’objet. Le designer n’est en ce sens pas réductible au «décorateur» : c’est pourquoi en 1983, lorsque le Journal Officiel publia une liste des mots à proscrire, parmi lesquels «design» et «designer», qu’il préconisait de remplacer par «stylique» et «stylicien», les designers français protestèrent en disant que leur travail ne consistait pas seulement à choisir la couleur des emballages.

2. Le design a toujours existé

 Nouvelle définition du design : activité créatrice consistant à remodeler des objets déjà existants sans que la fonction desdits objets n’en soit fondamentalement modifiée. Le théoricien du design voit-il, avec notre définition, le champ de sa science se rétrécir comme une peau de chagrin ? Oui et non : car s’il perd bien des objets des XIXème et XXème siècles, il en récupère dans les siècles passés. Aucune notion temporelle ne nous semble en effet devoir intervenir dans la définition du design. Contre nous, la plupart des ouvrages, qui postulent un lien entre la naissance du design et la révolution industrielle : «L’objet produit industriellement obéit aujourd’hui à plusieurs contraintes : une contrainte technique liée à sa fonction, une contrainte esthétique liée à la perception que peuvent en avoir les utilisateurs, une contrainte culturelle, enfin, liée à certaines traditions.»(10) Mais les fauteuils du XVIIIème siècle ? Ils ne ressemblent ni à ceux du XVIIème ni à ceux du XIXème siècle, répondent à des contraintes techniques (s’asseoir), esthétiques (plaire), culturelles (s’inscrire dans une tradition). Les designers spécialisés en sièges existaient-ils donc déjà ? Oui.
 On ne peut ici que renvoyer aux nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de du mobilier : où l’on constatera tout d’abord l’incroyable diversité des modèles de chaises et fauteuils(11), qu’il s’agisse d’objets réservés à une élite ou d’objets populaires(12). Où l’on apprendra(13) que les concepteurs, ou « donneurs de modèles » (nos actuels designers), n’étaient pas les fabricants : l’objet « chaise » était le résultat d’un compromis entre les désirs du client(14), les propositions du «donneur de modèles» (qui pouvait être architecte, peintre, sculpteur ou ornemaniste de profession, de même que de nos jours un architecte peut « designer » une bouilloire(15)), et le fabricant (notre industriel actuel). Où l’on apprendra que chaque menuisier avait son style et sa reconnaissance, et que ses ouvrages devaient être estampillés. Où l’on apprendra qu’il y avait des écoles de dessin avant-gardistes, ainsi à partir du XVIIème siècle l’école de l’Académie de Saint-Luc, laquelle recevra en 1739 Nicolas Pineau, qui introduira le style rocaille, ou encore, en 1742, Nicolas Heurtaut. Où l’on apprendra que la communauté des menuisiers-ébénistes(16) était subdivisée en spécialistes des bâtiments, des voitures, des instruments de musique, des meubles, etc., certains pouvant cumuler plusieurs spécialités — de même que de nos jours les designers des arts de la table ne sont pas ceux de l’automobile, sauf cas exceptionnel : aux arts de la table est attaché le nom d’Arne Jacobsen (années 1950); au design des véhicules ceux de Raymond Loewy (locomotive S-1, 1939, cars Greyhound, 1940, automobile Avanti Studebaker, 1962) ou d’Alexandre Issigonis (Minor, 1948, Mini, 1960).

3. Le design n’est ni l’art ni l’industrie

 Au XVIIIème siècle, un peintre pouvait dessiner un fauteuil. De même Picasso a pu dessiner des carafes. Ces objets sont considérés comme des œuvres d’arts non commercialisables à grande échelle. Mais voilà : certains artistes n’ont-ils pas rêvé à une réconciliation de l’art et de la quotidienneté(17) ? Dans les années soixante eurent lieu deux expositions, Antagonismes 2, l’objet(18) et L’objet 2(19), au sein desquelles des artistes présentèrent des prototypes d’objets qu’ils auraient voulu voir, dixit la préface du catalogue, réalisés «à des milliers et des milliers d’exemplaires». Quel aurait été le statut de ces objets, produits en série ? Des œuvres d’art ou des objets de consommation ? Des objets de consommation : les artistes auraient perdu leur appellation d’«artistes», pour devenir des «designers», simplement parce que leur objet n’aurait plus été unique mais reproduit par une machine. Ce qui prouve que leur objet (même demeuré pièce unique) aurait dû, a priori,  ne pas être appelé «œuvre d’art» mais «objet imaginé (designé, si l’on veut) par l’artiste Untel» : du moment qu’un objet a une fonction, quand bien même sa forme serait redessinée par Picasso, ce n’est pas d’art mais de design qu’il s’agit(20).
 Un objet fait à la main peut être un produit et non pas une œuvre; inversement un produit industriel peut être transformé en œuvre d’art. Et pourtant persiste une croyance aberrante, que Pierre Restany(21) décrit de la sorte : «Il était une fois un monde manichéen objectif : il y avait les objets quotidiens d’une part et les objets d’art de l’autre. Une immense distance les séparait  : d’un côté le tout-fait-machine et de l’autre le tout-fait-main. D’un côté le produit, de l’autre l’œuvre, et par-dessus tout un immense tabou esthétique : seul l’objet tout-fait-main avait droit au jugement de valeur artistique.» Cela fait pourtant bien longtemps que la frontière manichéenne entre l’art et la production a été brouillée. En 1913, Marcel Duchamp réalise son premier ready-made(22), La Roue de bicyclette, jante de vélo reposant sur un tabouret : il ouvre ainsi la porte à tout un courant de l’art d’après-guerre, qui postule que l’art est affaire de démarche et non pas de réalité. Une pile de soupes Campbell’s n’est pas de l’art; reproduite sur une toile d’Andy Warhol, elle le devient puisqu’elle devient interrogation sur l’objet quotidien. De même qu’une Compression de César, une Accumulation d’Arman, un interrupteur démesurément agrandi d’Oldenburg(23) ou un Objet peint (piano, réfrigérateur) de Bertrand Lavier sont de l’art car ils détournent un objet quotidien de sa fonction pour faire réfléchir le spectateur sur le mystère ou l’emprise de cet objet. Détourner la fonction d’un objet (ce que ne fera jamais un designer) suffit à transformer cet objet en œuvre d’art. Reste à savoir si l’on peut produire de l’art industriellement : c’est un autre problème(24).

4. Le design n’est pas la consommation de masse

 Le design, ce serait donc la recherche formelle autour d’objets destinés à la consommation de masse — d’où la traditionnelle ritournelle le design, instrument de marketing. Exemple : «Les bons designers soumettent leurs clients à un interrogatoire en règle : “Qu’attendez-vous de cet objet ? Pourquoi le voulez-vous ? Avez-vous envisagé cet aspect du problème ? Saviez-vous que... ?” Si cette activité de questionnement a pris tant d’ampleur au cours des dernières décennies, c’est qu’en règle générale, le rôle du designer déborde la simple création d’objets utiles et agréables. [...] Le design est une stratégie.»(25) Le design, adéquation entre le goût du public et l’innovation formelle ? Activité créatrice propre au XXème siècle car d’essence démocratique (la beauté à la portée de toutes les bourses, Starck vendu au Prisunic) ?
 Non. Le design ne modèle pas notre quotidien : les objets photographiés dans les livres ne sont pas tous ceux de la vie quotidienne. Mettre sur le même plan le rasoir Bic et le Fauteuil Feltri de Gaetano Pesce (1987) est absurde. Faut-il rappeler que tout un pan du design mobilier est commercialisé par des galeries et non des grandes surfaces ? Certains designers fabriquent des pièces en séries très limitées, travaillant pour des commanditaires très spécifiques. Lorsque Pierre Paulin conçoit le mobilier des appartements de l’Élysée dans les années 1970, lorsque Jean-Michel Wilmotte aménage le Grand Louvre, lorsqu’Andrée Putman et Isabelle Hebey aménagent l’appartement du ministre de l’Économie à Bercy en 1984, quelle différence avec le travail d’un Jacques Androuet du Cerceau, designer de mobilier et de décors «pour le contentement des Seigneurs»(26) ?
 Certains appellent cela le «design d’art», et notent à raison qu’un objet «très fortement caractérisé par la personnalité de son créateur ne peut s’imposer qu’auprès d’un nombre restreint d’amateurs. La différence serait qu’aujourd’hui, les relais médiatiques étant plus nombreux, ils assurent au nouveau design une diffusion de son image (à défaut d’une diffusion de ses produits) plus importante que celle dont avaient bénéficié les expériences antérieures»(27). Ce design élitiste, qui a toujours existé, ne va pas sans poser problème aux théoriciens du design, bien embêtés pour raccrocher des pièces de collection (fabriquées industriellement) à la consommation de masse du XXème siècle. D’où par exemple ce commentaire sur le Fauteuil rouge et bleu de Rietveld (1918), membre du groupe De Stijl : «L’œuvre de Rietveld présente plus d’intérêt sur le plan visuel que comme solution aux nouveaux besoins du XXème siècle»(28). Combien d’objets pourraient être soumis au même jugement! S’il fallait ôter des livres sur le design toutes les séries limitées pour ne laisser que les objets massivement diffusés dans la société, il ne resterait plus grand-chose.

§

 Sachant que le style des objets a toujours été multiple et changeant(29), qu’est-ce qui a donc conduit le XXème siècle à forger le terme de «design» ? Sans doute l’impression que la prolifération des formes a acquis au XXème siècle une ampleur nouvelle. Où se trouve la réponse à la question du peintre Richard Hamilton : Just what is it that makes today’s home so different, so appealing ?(30) Pourquoi juge-t-on que deux fauteuils du XVIIIème siècle se ressemblent plus que la Cône chair de Verner Panton et une chaise longue de Martin Szekely ?
 Sans doute parce que l’inventivité formelle du fabricant de chaises, aussi grande soit-elle, se voyait limitée à l’utilisation d’un matériau, le bois, et à la résistance de ce dernier. Le caractère apparemment disparate des objets qui nous entourent au XXème siècle est la simple conséquence de conquêtes techniques : la découverte de nouveaux matériaux, les matières synthétiques. Ainsi le plastique, à la fois résistant et malléable à souhait, pouvant prendre n’importe quelle forme(31), de coût réduit, perméable à la couleur. Le plastique est ergonomique : les anneaux des ciseaux O d’Olaf Backstrom (1960) sont moulés selon la forme de la main, donc plus confortables. Le caoutchouc mousse transforme l’habillage des sièges. Le plexiglas (1936) met au goût du jour la structure interne des objets — du poste de radio en verre de Franco Albini (1938) à la montre Swatch de la fin des années quatre-vingt. Le design est donc à la fois une inventivité formelle pure et une inventivité formelle nourrie des progrès techniques — et faisant toujours de nécessité vertu : entre 1930 et 1955, «les feuilles de métal ne pouvaient être travaillées de manière rentable que si on leur donnait des lignes arrondies et non brisées ou à angles droits. [...] C’est ainsi que naquit le streamline style(32) avec ses angles doux et arrondis»(25).
 Sans doute ressentit-on également le besoin forger le mot nouveau de «design» pour caractériser une activité fort ancienne, du fait de la multiplication de l’offre de nouveaux objets. Démocratisation, baisse du coût des matériaux, malléabilité de ces matériaux : quoique parfois stigmatisée, la consommation de masse a pu jouir de la prolifération des recherches formelles. Mais la diversité est aussi synonyme de rapidité et d’absence de mémoire; le design se confond alors avec l’éphémère et la mode, la brosse à dents des laboratoires Goupil est déjà oubliée. Car il ne suffit pas que l’imagination soit toute-puissante, reste le talent qui parvient à  créer un style. Une chaise est une chaise. L’objet chaise est potentiellement infini. La chaise peut être plus ou moins belle, plus ou moins bien se vendre (la laideur se vend-elle mal ?(33)), plus ou moins bien marquer son époque.

 Alors reste à établir des sujets d’analyse pertinents : on peut écrire une histoire de la chaise, une histoire générale du mobilier, une histoire du mobilier au XXème siècle, une histoire du matériau plastique, une histoire de l’abstraction ou de l’expressionnisme, une histoire de la couleur orange, une histoire sur la consommation de masse... mais pourquoi accoler le fauteuil de Charles Eames à la locomotive à vapeur et à la mini-jupe ? Les ouvrages sur le design ne sont que des panoramas du siècle, s’ouvrant(34) sur une image du film Week-end de Jean-Luc Godard (1966), une affiche de Mai 68, le lancement de la fusée Ariane (1979), le Concorde (1978), la Pyramide du Louvre (1988), le satellite Télécom 2 — on croirait les trente dernières années résumées dans un numéro spécial de Paris-Match! Comme pour s’en excuser, dans le même ouvrage, François Burckhardt(35) affirme que le «“design élargi” ne repose encore sur aucune définition théorique»(36).
 Design : activité créatrice consistant à remodeler des objets déjà existants sans que la fonction desdits objets n’en soit fondamentalement modifiée. Ça c’est une chouette définition théorique.
 
 

Laetitia Bianchi (texte et illustrations)

 

 
 
 
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