Qu’ont en commun les locomotives à vapeur, la guitare électrique,
le scooter Vespa, le style new-look, le fauteuil de Charles Eames,
le chariot Caddie, la poupée Barbie, le rasoir, le Lego, la minijupe,
le Minitel, la brosse à dents des laboratoires Goupil, la moto Yamaha
Morpho II, le Polaroïd, la carte bancaire, l’avion furtif F 117 A
Lockheed et la chaussure de ski moderne ?
Être très régulièrement réunis côte
à côte dans de gros ouvrages illustrés s’intitulant,
par exemple, Design, miroir du XXème siècle(1).
Car le design est un miroir. Design, mon beau design, dis-moi
qui est le plus bel objet du XXème siècle, se demande
tous les matins la brosse à dents des laboratoires Goupil. Elle
ne craint pas trop de se voir répondre tu es très belle,
brosse à dents des laboratoires Goupil, mais la moto Yamaha Morpho
II est plus belle encore. Elle a confiance. Car à son propos,
un éminent théoricien du design(2) a pu écrire : «
Imaginons un archéologue du futur qui trouverait, au cours d’une
fouille, parmi d’autres objets, la brosse à dents dessinée
par Philippe Starck pour les laboratoires Goupil. Notre archéologue
a déjà rencontré d’autres brosses à dents,
qui se présentaient comme des outils ordinaires. Pourquoi, se demande-t-il,
cette brosse est-elle dessinée avec une intention esthétique
si évidente ? Il s’agit en effet d’une interprétation libre
d’un oiseau du sculpteur Constantin Brancusi, planté dans un support
perforé en forme de tronc conique. » L’archéologue
réfléchira, et en arrivera aux mêmes conclusions que
l’éminent théoricien : si une telle brosse à dents
a pu voir le jour, c’est que d’importants « changements culturels
» ont eu lieu à partir des années soixante-dix, années
où « la notion d’expression corporelle prend son essor
en Californie, et Jane Fonda lance la gymnastique aérobic. Les industriels
du sanitaire, de leur côté, lancent le concept de bain à
remous, et la salle de bain aux carrelages de céramique blanche
cède la place à un espace plus convivial et coloré,
où les corps ont droit à un bain de jouvence. Ce nouvel espace
n’est plus frappé d’interdits; on s’y rend pour son plaisir, et
il devient naturel d’y trouver de beaux objets. »(2) Tel est
le sort du design : donner lieu, aux côtés de théorisations
se voulant sérieuses (une forme alambiquée ? formalisme; une forme épurée ? résurgence de l’héritage
du Bauhaus), à des réflexions dignes des pages mode des
magazine féminins (des couleurs ? affirmation de soi; pas
de couleurs ? pureté; des formes rondes ? cocooning
; des formes élancées ? dynamisme).
Tout peut être soumis à la théorie du design,
puisque tout est design autour de nous. La définition officielle,
adoptée à Londres en 1969, au Conseil international des sociétés
de design industriel, indique : « Le design est une activité
créatrice qui consiste à déterminer les propriétés
formelles des objets que l’on veut produire industriellement »(3).
Les objets produits industriellement, vaste domaine : d’où l’omniprésence
du designer, concepteur tour à tour d’un pont métallique,
d’un bijou, d’une voiture, d’une paire de chaussures, du chien robot et
de notre brosse à dents. Serait « objet du design »
tout objet(4), à la seule condition qu’il date d’après la
révolution industrielle. Pourquoi pas avant ? L’ouvrage Design,
miroir du XXème siècle nous le rappelle, illustrations
légendées à l’appui : Un sabotier. Le rythme du
geste conditionne le tour de main de l’artisan, fait face à Un ouvrier
dans une usine automobile Renault, vers 1930. L’accumulation des pièces
détachées standardisées est caractéristique
de la production en série. Suit l’explication : auparavant,
celui qui imaginait un objet se confondait avec celui qui le fabriquait,
à savoir l’artisan. La révolution industrielle engendre le
partage des tâches : d’un côté le designer qui conçoit,
de l’autre l’ingénieur qui fabrique. Est-ce à dire qu’il
suffit d’habiter dans une demeure du XVIIIème siècle, de
rouler en fiacre et de ne pas se brosser les dents avec un crypto-Brancusi
pour échapper au design ? Certains s’aventurent pourtant à
affirmer que le design « est sans doute l’un des plus vieux métiers
du monde »(5), ou à ouvrir leur ouvrage par la photographie
d’un silex(6). Simple pirouette de leur part, car ils en reviennent bien
vite à la définition officielle, sans avoir justifié
leurs audaces. Alors justifions-les à leur place.
§
Le design n’existe pas. Ou plutôt le design, s’il existe,
a toujours existé : il n’est propre ni au XXème siècle
ni à la société de consommation ni à la société
industrielle. Le design, dans le sens large où il est employé
d’ordinaire, n’est qu’un concept fourre-tout où beaux objets, objets
d’art, objets industriels, objets de grande consommation et objets rares
se confondent. Démonstration en quatre parties. Et nouvelle définition
du design.
1. Le design n’est pas la nouveauté
Soit un objet nouveau : la machine à écrire (lorsqu’elle
est apparue) ou la carte bancaire. L’inventeur de l’objet en question a
inventé à la fois, par définition, sa forme et sa
fonction — puisque l’objet n’existait pas avant ! L’inventeur crée
: quelle différence entre l’inventeur de la chaise et l’inventeur
de la machine à écrire ? Aucune. Que l’inventeur de la chaise
ait dû par la suite fabriquer lui-même ses chaises, alors que
l’inventeur de la machine à écrire livrait son modèle
à un industriel afin qu’il le fabrique à la chaîne
dans une usine ne modifie en rien le geste créateur : l’inventeur
de la machine à écrire a lui aussi fabriqué de ses
propres mains son prototype, tout comme les inventeurs du premier
scanner ou de la première console vidéo ont créé
des objets qui n’ont été désignés que dans
un second temps. De même, l’hypothétique Créateur
de l’univers n’a pas fait appel à un designer pour comprendre que
l’oiseau avait besoin d’ailes pour voler, puisque la notion de «
voler » implique a priori celle des ailes.
Ah mais ! se dit le théoricien du design triomphant :
ce raisonnement est fonctionnaliste(7); il fait de la beauté «
une conséquence incidente de la fonction »(8), oubliant que
quelque chose de fonctionnel peut être laid. Certes le Créateur
a créé le concept d’oiseau, mais ce premier oiseau ne devait
pas être bien original — efficace avec son bec, ses ailes et ses
deux pattes, mais pas original. Alors à qui le Créateur a-t-il
fait appel ? À une agence de design, qui a tour à tour pondu
la rondeur rassurante de la poule, les pattes élancées du
héron et le bec aérodynamique de l’aigle, en prenant en compte
à la fois les contraintes de production, de la fonctionnalité
et des demandes du public (Le public veut des couleurs bariolées ?
le perroquet. Le public veut de l’élégance garnie d’une touche
de fantaisie ? le merle). Notons que le théoricien du design a déjà
de quoi faire son mea culpa. Car les ouvrages sur le design regorgent
de notices sur des objets nouveaux (nombre d’entre elles s’attachant
à décrire des premiers modèles, des prototypes, et
non
leurs transformations ultérieures) : le Lego, le Polaroïd,
la carte à puce... qui ne sont donc pas l’œuvre, répétons-le,
d’un designer mais d’un inventeur, au même titre que la première
arbalète ou les premiers ciseaux.
Penchons-nous maintenant sur le cas des objets qui, depuis leur
invention, ont subi des renouvellements dans la forme. Deux cas s’offrent
à nous : ou bien le renouvellement de la forme correspond
à un renouvellement de la fonction, ou bien non. Toute la difficulté
repose sur la distinction entre ces deux cas, qui est parfois ténue
voire subjective.
- Illustration du premier cas : une fois le concept d’avion inventé,
les différentes formes d’avion sont dictées par les différentes
fonctions propres à chaque type d’engin volant. Un planeur ou un
Concorde ou un avion furtif F117 ne sont à ce titre pas les œuvres
de designers; ils sont l’œuvre d’ingénieurs — de même que
le héron et la poule susmentionnés sont probablement l’œuvre
d’un (hypothétique) grand Ingénieur et non le résultat
de l’imagination d’un (hypothétique) grand Designer, puisqu’un héron
court sur pattes serait aussi embêté pour déambuler
dans une flaque qu’une poule au bec démesuré pour picorer
dans une basse-cour.
- Illustration du second cas : un poste de radio rond et un poste de
radio carré ont exactement la même fonction; leur forme est
l’œuvre d’un designer.
- Exemple de cas ambigus : la brosse à dents des laboratoire
Goupil. Sa forme apporte une satisfaction purement psychologique, diront
certains. Est-ce si sûr ? Cette brosse à dents n’est-elle
pas « une nouvelle génération de brosses à dents
», à la forme plus confortable ? C’est là qu’entrent
en jeu des données subjectives : cette brosse à dents peut
être considérée comme plus fonctionnelle; cependant,
on peut aussi considérer(9) qu’elle se restreint à être
une innovation formelle. Modifier la forme d’un objet modifie souvent non
pas sa fonction globale mais le rapport de l’usager à l’objet :
le designer qui imagine un fauteuil ne travaille pas seulement pour le
plaisir de l’œil; il prend aussi en compte le confort de l’objet. Le designer
n’est en ce sens pas réductible au «décorateur» :
c’est pourquoi en 1983, lorsque le Journal Officiel publia une liste des
mots à proscrire, parmi lesquels «design» et «designer»,
qu’il préconisait de remplacer par «stylique» et «stylicien»,
les designers français protestèrent en disant que leur travail
ne consistait pas seulement à choisir la couleur des emballages.
2. Le design a toujours existé
Nouvelle définition du design : activité créatrice
consistant à remodeler des objets déjà existants sans
que la fonction desdits objets n’en soit fondamentalement modifiée.
Le théoricien du design voit-il, avec notre définition, le
champ de sa science se rétrécir comme une peau de chagrin ?
Oui et non : car s’il perd bien des objets des XIXème et XXème
siècles, il en récupère dans les siècles passés.
Aucune notion temporelle ne nous semble en effet devoir intervenir dans
la définition du design. Contre nous, la plupart des ouvrages, qui
postulent un lien entre la naissance du design et la révolution
industrielle : «L’objet produit industriellement obéit
aujourd’hui à plusieurs contraintes : une contrainte technique liée
à sa fonction, une contrainte esthétique liée à
la perception que peuvent en avoir les utilisateurs, une contrainte culturelle,
enfin, liée à certaines traditions.»(10) Mais les
fauteuils du XVIIIème siècle ? Ils ne ressemblent ni à
ceux du XVIIème ni à ceux du XIXème siècle,
répondent à des contraintes techniques (s’asseoir), esthétiques
(plaire), culturelles (s’inscrire dans une tradition). Les designers spécialisés
en sièges existaient-ils donc déjà ? Oui.
On ne peut ici que renvoyer aux nombreux ouvrages consacrés
à l’histoire de du mobilier : où l’on constatera tout d’abord
l’incroyable diversité des modèles de chaises et fauteuils(11),
qu’il s’agisse d’objets réservés à une élite
ou d’objets populaires(12). Où l’on apprendra(13) que les concepteurs,
ou « donneurs de modèles » (nos actuels designers),
n’étaient pas les fabricants : l’objet « chaise » était
le résultat d’un compromis entre les désirs du client(14),
les propositions du «donneur de modèles» (qui pouvait
être architecte, peintre, sculpteur ou ornemaniste de profession,
de même que de nos jours un architecte peut « designer »
une bouilloire(15)), et le fabricant (notre industriel actuel). Où
l’on apprendra que chaque menuisier avait son style et sa reconnaissance,
et que ses ouvrages devaient être estampillés. Où l’on
apprendra qu’il y avait des écoles de dessin avant-gardistes, ainsi
à partir du XVIIème siècle l’école de l’Académie
de Saint-Luc, laquelle recevra en 1739 Nicolas Pineau, qui introduira le
style rocaille, ou encore, en 1742, Nicolas Heurtaut. Où l’on apprendra
que la communauté des menuisiers-ébénistes(16) était
subdivisée en spécialistes des bâtiments, des voitures,
des instruments de musique, des meubles, etc., certains pouvant cumuler
plusieurs spécialités — de même que de nos jours les
designers des arts de la table ne sont pas ceux de l’automobile, sauf cas
exceptionnel : aux arts de la table est attaché le nom d’Arne Jacobsen
(années 1950); au design des véhicules ceux de Raymond Loewy
(locomotive S-1, 1939, cars Greyhound, 1940, automobile
Avanti Studebaker, 1962) ou d’Alexandre Issigonis (Minor, 1948,
Mini,
1960).
3. Le design n’est ni l’art ni l’industrie
Au XVIIIème siècle, un peintre pouvait dessiner un
fauteuil. De même Picasso a pu dessiner des carafes. Ces objets sont
considérés comme des œuvres d’arts non commercialisables
à grande échelle. Mais voilà : certains artistes n’ont-ils
pas rêvé à une réconciliation de l’art et de
la quotidienneté(17) ? Dans les années soixante eurent lieu
deux expositions, Antagonismes 2, l’objet(18) et L’objet 2(19),
au sein desquelles des artistes présentèrent des prototypes
d’objets qu’ils auraient voulu voir, dixit la préface du catalogue,
réalisés «à des milliers et des milliers d’exemplaires».
Quel aurait été le statut de ces objets, produits en série ?
Des œuvres d’art ou des objets de consommation ? Des objets de consommation :
les artistes auraient perdu leur appellation d’«artistes»,
pour devenir des «designers», simplement parce que leur objet
n’aurait plus été unique mais reproduit par une machine.
Ce qui prouve que leur objet (même demeuré pièce unique)
aurait dû, a priori, ne pas être appelé «œuvre
d’art» mais «objet imaginé (designé, si l’on
veut) par l’artiste Untel» : du moment qu’un objet a une fonction,
quand bien même sa forme serait redessinée par Picasso, ce
n’est pas d’art mais de design qu’il s’agit(20).
Un objet fait à la main peut être un produit et
non pas une œuvre; inversement un produit industriel peut être transformé
en œuvre d’art. Et pourtant persiste une croyance aberrante, que Pierre
Restany(21) décrit de la sorte : «Il était une fois
un monde manichéen objectif : il y avait les objets quotidiens d’une
part et les objets d’art de l’autre. Une immense distance les séparait
: d’un côté le tout-fait-machine et de l’autre le tout-fait-main.
D’un côté le produit, de l’autre l’œuvre, et par-dessus tout
un immense tabou esthétique : seul l’objet tout-fait-main avait
droit au jugement de valeur artistique.» Cela fait pourtant bien
longtemps que la frontière manichéenne entre l’art et la
production a été brouillée. En 1913, Marcel Duchamp
réalise son premier ready-made(22), La Roue de bicyclette, jante
de vélo reposant sur un tabouret : il ouvre ainsi la porte à
tout un courant de l’art d’après-guerre, qui postule que l’art est
affaire de démarche et non pas de réalité. Une pile
de soupes Campbell’s n’est pas de l’art; reproduite sur une toile d’Andy
Warhol, elle le devient puisqu’elle devient interrogation sur l’objet quotidien.
De même qu’une Compression de César, une Accumulation d’Arman,
un interrupteur démesurément agrandi d’Oldenburg(23) ou un
Objet peint (piano, réfrigérateur) de Bertrand Lavier sont
de l’art car ils détournent un objet quotidien de sa fonction pour
faire réfléchir le spectateur sur le mystère ou l’emprise
de cet objet. Détourner la fonction d’un objet (ce que ne fera jamais
un designer) suffit à transformer cet objet en œuvre d’art. Reste
à savoir si l’on peut produire de l’art industriellement : c’est
un autre problème(24).
4. Le design n’est pas la consommation de masse
Le design, ce serait donc la recherche formelle autour d’objets destinés
à la consommation de masse — d’où la traditionnelle ritournelle
le design, instrument de marketing. Exemple : «Les bons designers
soumettent leurs clients à un interrogatoire en règle : “Qu’attendez-vous
de cet objet ? Pourquoi le voulez-vous ? Avez-vous envisagé cet
aspect du problème ? Saviez-vous que... ?” Si cette activité
de questionnement a pris tant d’ampleur au cours des dernières décennies,
c’est qu’en règle générale, le rôle du designer
déborde la simple création d’objets utiles et agréables.
[...] Le design est une stratégie.»(25) Le design, adéquation
entre le goût du public et l’innovation formelle ? Activité
créatrice propre au XXème siècle car d’essence démocratique
(la beauté à la portée de toutes les bourses, Starck
vendu au Prisunic) ?
Non. Le design ne modèle pas notre quotidien : les objets
photographiés dans les livres ne sont pas tous ceux de la vie quotidienne.
Mettre sur le même plan le rasoir Bic et le Fauteuil Feltri
de Gaetano Pesce (1987) est absurde. Faut-il rappeler que tout un pan du
design mobilier est commercialisé par des galeries et non des grandes
surfaces ? Certains designers fabriquent des pièces en séries
très limitées, travaillant pour des commanditaires très
spécifiques. Lorsque Pierre Paulin conçoit le mobilier des
appartements de l’Élysée dans les années 1970, lorsque
Jean-Michel Wilmotte aménage le Grand Louvre, lorsqu’Andrée
Putman et Isabelle Hebey aménagent l’appartement du ministre de
l’Économie à Bercy en 1984, quelle différence avec
le travail d’un Jacques Androuet du Cerceau, designer de mobilier et de
décors «pour le contentement des Seigneurs»(26) ?
Certains appellent cela le «design d’art», et notent
à raison qu’un objet «très fortement caractérisé
par la personnalité de son créateur ne peut s’imposer qu’auprès
d’un nombre restreint d’amateurs. La différence serait qu’aujourd’hui,
les relais médiatiques étant plus nombreux, ils assurent
au nouveau design une diffusion de son image (à défaut d’une
diffusion de ses produits) plus importante que celle dont avaient bénéficié
les expériences antérieures»(27). Ce design élitiste,
qui a toujours existé, ne va pas sans poser problème aux
théoriciens du design, bien embêtés pour raccrocher
des pièces de collection (fabriquées industriellement) à
la consommation de masse du XXème siècle. D’où par
exemple ce commentaire sur le Fauteuil rouge et bleu de Rietveld
(1918), membre du groupe De Stijl : «L’œuvre de Rietveld présente
plus d’intérêt sur le plan visuel que comme solution aux nouveaux
besoins du XXème siècle»(28). Combien d’objets pourraient
être soumis au même jugement! S’il fallait ôter des livres
sur le design toutes les séries limitées pour ne laisser
que les objets massivement diffusés dans la société,
il ne resterait plus grand-chose.
§
Sachant que le style des objets a toujours été multiple
et changeant(29), qu’est-ce qui a donc conduit le XXème siècle
à forger le terme de «design» ? Sans doute l’impression
que la prolifération des formes a acquis au XXème siècle
une ampleur nouvelle. Où se trouve la réponse à la
question du peintre Richard Hamilton : Just what is it that makes today’s
home so different, so appealing ?(30) Pourquoi juge-t-on que deux fauteuils
du XVIIIème siècle se ressemblent plus que la Cône
chair de Verner Panton et une chaise longue de Martin Szekely ?
Sans doute parce que l’inventivité formelle du fabricant
de chaises, aussi grande soit-elle, se voyait limitée à l’utilisation
d’un matériau, le bois, et à la résistance de ce dernier.
Le caractère apparemment disparate des objets qui nous entourent
au XXème siècle est la simple conséquence de conquêtes
techniques : la découverte de nouveaux matériaux, les matières
synthétiques. Ainsi le plastique, à la fois résistant
et malléable à souhait, pouvant prendre n’importe quelle
forme(31), de coût réduit, perméable à la couleur.
Le plastique est ergonomique : les anneaux des ciseaux O d’Olaf Backstrom
(1960) sont moulés selon la forme de la main, donc plus confortables.
Le caoutchouc mousse transforme l’habillage des sièges. Le plexiglas
(1936) met au goût du jour la structure interne des objets — du poste
de radio en verre de Franco Albini (1938) à la montre Swatch de
la fin des années quatre-vingt. Le design est donc à la fois
une inventivité formelle pure et une inventivité formelle
nourrie des progrès techniques — et faisant toujours de nécessité
vertu : entre 1930 et 1955, «les feuilles de métal ne pouvaient
être travaillées de manière rentable que si on leur
donnait des lignes arrondies et non brisées ou à angles droits.
[...] C’est ainsi que naquit le streamline style(32) avec ses angles
doux et arrondis»(25).
Sans doute ressentit-on également le besoin forger le
mot nouveau de «design» pour caractériser une activité
fort ancienne, du fait de la multiplication de l’offre de nouveaux objets.
Démocratisation, baisse du coût des matériaux, malléabilité
de ces matériaux : quoique parfois stigmatisée, la consommation
de masse a pu jouir de la prolifération des recherches formelles.
Mais la diversité est aussi synonyme de rapidité et d’absence
de mémoire; le design se confond alors avec l’éphémère
et la mode, la brosse à dents des laboratoires Goupil est déjà
oubliée. Car il ne suffit pas que l’imagination soit toute-puissante,
reste le talent qui parvient à créer un style. Une
chaise est une chaise. L’objet chaise est potentiellement infini. La chaise
peut être plus ou moins belle, plus ou moins bien se vendre (la laideur
se vend-elle mal ?(33)), plus ou moins bien marquer son époque.
Alors reste à établir des sujets d’analyse pertinents :
on peut écrire une histoire de la chaise, une histoire générale
du mobilier, une histoire du mobilier au XXème siècle, une
histoire du matériau plastique, une histoire de l’abstraction ou
de l’expressionnisme, une histoire de la couleur orange, une histoire sur
la consommation de masse... mais pourquoi accoler le fauteuil de Charles
Eames à la locomotive à vapeur et à la mini-jupe ?
Les ouvrages sur le design ne sont que des panoramas du siècle,
s’ouvrant(34) sur une image du film Week-end de Jean-Luc Godard
(1966), une affiche de Mai 68, le lancement de la fusée Ariane (1979),
le Concorde (1978), la Pyramide du Louvre (1988), le satellite Télécom
2 — on croirait les trente dernières années résumées
dans un numéro spécial de Paris-Match! Comme pour
s’en excuser, dans le même ouvrage, François Burckhardt(35)
affirme que le «“design élargi” ne repose encore sur aucune
définition théorique»(36).
Design : activité créatrice consistant à
remodeler des objets déjà existants sans que la fonction
desdits objets n’en soit fondamentalement modifiée. Ça c’est
une chouette définition théorique.
Laetitia Bianchi (texte et illustrations)
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