CHIMO l'écriture sans figure |
R de réel
Volume D (juillet-août 2000) Critique (Articles) |
NOTES 2. Manière pour nous de répondre à l'accusation : " vous critiquez ce qui marche ". S'il est plus logique de s'énerver lorsqu'un mauvais livre se vend bien que s'il se vend mal, il n'y pas de raison de se plaindre lorsqu'un bon livre marche. Quand Echenoz a eu le Goncourt, on s'est plutôt réjoui. Retour texte 3. Le service de presse de Plon indique qu'il n'y a aucune actualité le concernant. Retour texte 4. Claude Lévi-Strauss in L'étudiant socialiste, janvier 1933. Retour texte 5. L'Express du 19.IX.1997.6. Jeune Afrique du 15.V.1999 Retour texte 6. Notons que face à ces articles négatifs, plusieurs critiques ont pris la défense de Chimo, notamment Dominique Fernandez ou Françoise Giroud dans Le Nouvel Observateur. Retour texte 7. Michel Houellebecq, Rester vivant, rééd. Librio 1999. Retour texte 8. La société n'est pas pour autant négligée chez Chimo, loin de là. Retour texte 9. Nous adaptons ici le mot de Céline expliquant que Paul Morand faisait " jazzer " la langue française : le zouk est une musique antillaise. Retour texte 10. Cette évolution de l'écriture nettement perceptible se comprend aussi bien dans le cas d'une supercherie (l'auteur ne retrouve pas exactement le ton qu'il avait inventé dans le premier livre) que dans celui d'un Chimo réel (dont l'écriture, comme le propos, a gagné en sûreté). Retour texte 11. Sous-titre de l'article de Jeune Afrique cité plus haut : " Un éditeur désireux de faire un "coup" publie un roman attribué à un jeune beur. Et si c'était une supercherie ? " Retour texte 12. Claire Legendre, Virginie Despentes, etc. Retour texte 13. Hugo Marsan, Le Monde, 27.IV.1996 Retour texte 14. Les derniers livres de Pierre Michon (Mythologies d'hiver, Trois auteurs tous deux chez Verdier en 1997) sont des reprises de textes précédemment publiés en revue. Retour texte 15. Olivier Naire, L'Express, 15.IV.1996 Retour texte
16. Olivier Orban a tout de même coécrit avec sa femme Christine Une folie amoureuse, Grasset, 1997. Retour texte |
Il s'appelle Chimo, un pseudonyme qu'on dirait calculé pour les spéculations (1) ; il n'est jamais passé à la télé, mais son premier roman s'est vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et a été acheté dans 17 pays étrangers. Comme le
second (2). Puis Chimo a disparu (3). Alors c'est le moment pour nous d'en parler. Chimo est un auteur-narrateur censément âgé d'une vingtaine d'années, qui parle du sexe, de la banlieue, de l'amour, de l'état du monde. Il écrit comme il est supposé parler, sans respecter la grammaire, et ça agace. " Il faut aussi que je dise ça : quand j'ai commencé à écrire, ça fait des années déjà, je faisais comme une rédaction, je racontais un film que j'avais vu à la télé, c'est complètement bête, ça, ou alors ma tristesse de tous les jours, ou un accident dans la rue, un baston, même une fois une histoire avec des vampires dans un château tout noir, d'autres histoires justes commencées je savais jamais comment finir, en plus déjà la première page m'emmerdait, je me disais si toi ça t'emmerde alors les autres " (Lila dit ça). Naïveté de l'écriture ? Vieux reproche répété depuis des siècles, depuis que l'écrit reprend l'oral. Ainsi le jeune Claude Lévi-Strauss à propos de Voyage au bout de la nuit : " Cette dualité de conception s'accompagne d'un léger flottement dans le style. Non que nous ne prétendions comme certains que le Voyage n'est pas ou est mal écrit. Mais ce style compact et argotique qu'on dirait spécialement coulé pour la réalisation d'une œuvre exceptionnelle se marie parfois difficilement avec les formules et une écriture indice d'une pensée cultivée, bien éloignée de celle qui s'inscrit naturellement dans la langue des faubourgs " (4). C'est-à-dire : ce style est une supercherie ; celui qui écrit est bien plus "cultivé " que la langue qu'il veut employer. Comme les reproches à Chimo : " Comme pour Lila dit ça, on déteste cette écriture affectée et pour tout dire un peu ridicule qui voudrait se faire passer pour un style " (Olivier Naire, L'Express (5)), ou André Rollin qui dans Le Canard Enchaîné se moque d'un auteur qui " semble avoir appris à parler banlieue à Sainte-Marie de Neuilly ". Ou encore une analyse graphologique qui ferait de l'auteur " un homme très intelligent ", au " niveau culturel élevé ". En un mot : " Chimo en fait trop, en rajoute dans ce qui est supposé être le style des jeunes de banlieue [...] ce qui accrédite l'hypothèse d'un écrivain professionnel jouant à faire du Chimo " (Jean-Claude Perrier, Jeune Afrique (6)). Supercherie ? L'auteur qui se cacherait derrière Chimo ferait semblant d'écrire comme un " débile " (titre de l'article du Figaro : " Chimo : portrait d'un débile de bonne volonté ") ? Et si ça disait plus de choses ? Et si c'était plus vrai ? Et si la langue qui se casse et la grammaire j'en ai rien à foutre c'était mieux que le français châtié sans charme ? Et s'il n'y avait rien de plus stupide que de dire : " Ne vous sentez pas obligé d'inventer une forme neuve. Les formes neuves sont rares. Une par siècle, c'est déjà bien. " (Michel Houellebecq (7)) ? Et si bien des écrivains français - paresse ? faiblesse ? bassesse ? - avaient trop vite décidé qu'il ne fallait plus inventer grand-chose ? Comment ne pas penser à ce courant littéraire autour de Houellebecq, de B.E.Ellis où il s'agit avant tout de raconter la société (sexe & entreprise & mode) et tout ce qui nous exaspère en elle, aux dépens d'une quelconque inventivité stylistique ?(8) Il ne s'agit pas de dire forme neuve = langage parlé. Mais forme neuve = langue neuve, langue qui vit. La langue telle que la parle Chimo vaut aujourd'hui son pesant de forme neuve, si tant est qu'on ait envie d'en faire quelque chose. Idée proche : qu'une partie de la littérature française en mouvement d'aujourd'hui se trouve dans une francophonie non française de souche. Exemple : la force du français antillais et de romanciers qui font " zouker " (9) la langue française : Edouard Glissant, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau. Pas de supercherie ? Chimo est réellement un jeune écrivain de la banlieue ? Alors les critiques se trompent encore plus lourdement, comme Lévi-Strauss à propos de Céline : il n'y a pas contradiction entre une langue naïve et un propos adulte, entre vulgarité des mots et finesse des phrases. C'est le contraire qui pose problème : écrire bien comme il faut pour aligner quelques considérations sans intérêt. Ou écrire sans style au motif qu'on raconte la société et que cette société n'a pas de style. Chez Chimo, la société a du style, même si " dans la cité partout ça sent la pisse au moins, les gens balancent les détritus dans les escaliers et par les fenêtres c'est dire l'affection qu'ils ont pour l'endroit ". Ah le style ! Ce courant, cité plus haut, qui récuse le style pour se faire passer pour moderne, qui croit être rebelle quand il s'attaque à quelques écrivains académiques qui feraient du " néo-Proust " (ce en quoi ils ont raison), et feint de croire que le style aujourd'hui c'est fini, ce qu'il faut c'est parler de la mode, de la publicité, des sacs Hermès ou des habits Gap. Juste mettre bout à bout des mots d'aujourd'hui, au lieu d'écrire. Chez Chimo à la fois il se dit des choses et à la fois ces choses s'écrivent, comme le montrent ces exemples. Celui-ci, où Chimo explique pourquoi la banlieue lui plaît : " Y a pas longtemps c'était encore la campagne alors ça part dans tous les sens, pas de centre, pas de plan, pas de belles avenues bien tracées, ça se disperse comme des routes de pailles, c'est pas construit démoli reconstruit depuis des centaines d'années, vaguement ça sent la rivière là juste au-dessous du béton, c'est pas beau d'accord, ça a nulle part, ça a pas de gloire pas d'histoire, ça a jamais été assiégé Bagnolet, t'as rien à respecter ici et ça résiste à l'héroïsme, moi c'est ça que j'aime, une impression que ça va pas durer, des étendues de presque rien, comme un campement, tu peux pisser sur le trottoir tu seras jamais un vandale. " Celui-là, sur l'accusation de plagiat dans Lila dit ça : " D'autres disaient que j'avais piqué sur un autre livre, l'avocat dit même qu'il y aura procès, moi je peux pas croire, un livre que j'ai pas lu où des journalistes, il paraît, racontent comme moi deux ou trois trucs vrais, que les gens dans les cités jettent des objets par la fenêtre, ça c'est partout, que les femmes font le tapin en fin de mois (seulement pas du tout l'histoire de Lila, là pas un mot), mais quand tu décris la réalité tu dis toujours des choses vraies moi il me semble, si j'écris quand il pleut les radis poussent je copie qui ? " Et celui-là encore, quand Chimo se fait moraliste : " Là-dessus y en a qui se sapent au sang frais et à la neige artificielle, nettoyage à sec obligé. Les smokings sont faits des douleurs des autres, c'est d'ailleurs pour ça qu'ils sont noirs. Les pompes sont vernies au vieux cirage du malheur, façon moderne. De l'or aux doigts et des pierres au cou pour les dames, de celles qui t'empêchent pas de nager. Tout ça tiré de la boue par les autres. Il en faut des mômes qui crèvent pour que tu te pavanes en habit de fierté. C'est comme un vieux tissu fait de mille morceaux qui se déchire un peu partout, personne ne peut plus le rapiécer, des milliards bientôt vont passer à travers les trous ils tombent déjà dans l'abîme, les autres s'accrochent encore aux fils mais leurs mains saignent, en plus on leur tranche les doigts. Il a trop servi le tissu, il en peut plus, le créateur en douce sûrement en prépare un autre, il s'est bien rendu compte que la première fois il s'est planté, c'était du travail trop rapide, il en faut un qui soit plus égal plus solide, tressé de bonté et teinté d'amour, alors la vieille trame il faut maintenant qu'elle craque en long comme en large et le plus tôt sera le mieux, puisque le carton rouge aux arrogants ça marche pas et que les affreux ont tous bonne mine, alors basta, on va pas attendre des siècles en pataugeant dans cette horreur d'espèce, viens ici sultan avec ton grand sabre. " Ces trois extraits sont tirés de J'ai peur, dont le désenchantement, la vision du monde naïve et juste, l'écriture un peu moins brisée que Lila dit ça (10), peuvent paraître légèrement supérieurs à ce dernier. Tous les critiques ayant parlé d'un " coup " éditorial (11) à propos des livres de Chimo ont-ils réfléchi au fait que, si c'était si facile de faire ce genre de coups, il y aurait beaucoup de bons livres chaque année ? Que ce qui fait l'intérêt de ces deux livres, c'est que, quand bien même n'auraient-ils pas été écrits par quelqu'un qui n'a jamais vécu ce qu'il raconte, le lecteur ne se sent pas floué ? C'est que l'auteur est plein de compassion pour ce qu'il raconte, loin de ces romans à la mode où de jeunes femmes (12) parlent de sexe et de médiocrité en méprisant autant leurs personnages que leur écriture. Que le " coup " n'est pas si énorme que cela, dans une société où l'écrivain doit avant tout être télégénique, et que Chimo (vrai ou faux) n'a jamais dit : " Me voilà, je veux passer à la télé ". Pourtant, le prime-time lui était, à coup sûr, offert. L'éditeur aurait même pu créer de toutes pièces un faux Chimo et l'envoyer vite fait à Nulle Part Ailleurs. Reste enfin une question : si Chimo, comme tout le monde semble le croire, est bien un écrivain connu, comment expliquer que cet écrivain reste dans l'ombre ? Qu'il continue à écrire sous son vrai nom des romans mous et peu imaginatifs ? Au moment de la sortie, plusieurs journalistes s'étaient amusés à avancer des listes de noms, notamment le journal Le Monde, qui proposait une sorte de jeu d'empilement : " L'atmosphère du récit pourrait être inspirée par Vincent Ravalec. Il y a des moments de grâce qui évoquent Pierre Michon. Jean-Marc Roberts pourrait en avoir revisité la structure. L'érotisme aurait-il été complété par quelque Nabokov rudimentaire ? "(13) Nabokov ? Pourquoi pas, s'il était en vie, s'il avait suffisament d'alacrité pour écrire dans ce français. Jean-Marc Roberts ? Glissons pudiquement. Pierre Michon ? Même s'il est assez drôle d'imaginer Michon, un des écrivains français contemporains actuels les plus attachés à la langue, et qui ne publie plus (14) depuis quelques années se lancer dans un cycle sexe & banlieue, c'est malheureusement difficilement crédible. Vincent Ravalec ? Un hebdomadaire s'est cru bon de déclarer : " À L'Express, nous parions sur Vincent Ravalec " (15). Avant d'expliquer, sans se rendre compte de l'absurdité du propos : " On retrouve dans Lila dit ça - en meilleur - l'univers riche, poétique, et en partie mystique de son dernier roman, Wendy ". En meilleur ! Si Ravalec était Chimo, pourquoi continuerait-il à publier des livres moins bons que ceux de son pseudonyme ? Lorsque Romain Gary s'était réincarné en Emile Ajar, il avait trouvé une nouvelle veine romanesque lui permettant de renouveler son œuvre. Un auteur ne résiste pas à la supériorité de son double. À dire vrai, on a du mal à imaginer M.X, publié chez Y, sortir depuis 1997 dans l'indifférence générale des romans quelconques alors qu'il avait su, sous le nom de Chimo, faire œuvre d'écrivain (et qui plus est, d'écrivain à succès). Reste le cas Olivier Orban, l'éditeur de Chimo chez Plon. L'hypothèse de quelqu'un n'ayant jamais publié (16) est la seule possible : c'est pourquoi Olivier Orban peut être Chimo. Mais dans ce sens-là et pas dans l'autre, car l'écrivain, c'est Chimo, pas Olivier Orban. Donc Chimo écrit, donc il existe, CQFD. Il écrit, donc il faut le lire. Raphaël Meltz |
(c) R de réel et l'auteur 2000. Reproduction interdite.