Ciment, béton, béton armé
Le terme de « ciment » désigne tout à la fois le
mélange de poudre de calcaire et d’argile chauffé à
1450°, et la pâte obtenue après adjonction d’eau et de sable
à ce mélange, pâte qui se solidifie, et est utilisée
pour la construction. Les Romains utilisaient déjà un mélange
de sable, d’eau, de chaux et de pouzzolane s’apparentant au ciment. Au cours
du XIXème siècle, l’industriel lyonnais Coignet popularise
le ciment sous le nom de « pierre artificielle ».
Tout au long du XIXème siècle, le béton est réinventé
plusieurs fois. Le béton est un mélange de ciment, d’eau, de
sable et de gravier, dans des proportions définies par Louis Vicat
en 1818. La pâte obtenue est coulée dans des moules appelés
« coffrages ». Ces coffrages sont préalablement pourvus
de fers ou de tiges d’acier dans le cas du béton armé. Plusieurs
systèmes concurrents de construction ont été tour à
tour brevetés : ainsi le système Cottancin (1889) ou «
ciment armé » : briques creuses à l’intérieur
desquelles sont passés des fers et où le ciment est coulé.
Les premières méthodes de calcul des ingénieurs relatives
à la construction en béton n’ont été publiées
qu’en 1897. La même année, Charles Rabut donne les premiers
cours d’architecture sur la construction en béton armé.
Le béton résiste à la compression, cependant que les
barres d’acier résistent à la traction : le béton armé
offre ainsi une résistance supérieure à tout autre matériau.
La technique dite de la « précontrainte », qui évite
la fissuration du béton, a été mise au point par Freyssinet
entre deux-guerres. Au cours des années 1980, l’apparition en France
des BRP (bétons de poudre réactive) a permis de quintupler
la résistance du béton.
1. Le béton est dit « bouchardé » lorsque l’on
met à nu le gravier, ce qui lui donne une surface plus rugueuse. [Retour
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2. P. L. Nervi, Savoir construire, 1965, trad. Éditions du Linteau,
1997. [Retour
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3. Le stuc est un mélange de chaux, de plâtre et de poussière
de marbre. [Retour
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4. P. A. Michelis, Esthétique de l’architecture du béton armé,
Dunod, 1963. [Retour
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5. La Gazette des Beaux-arts, mars 1910. [Retour
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6.. Magasins Tati, puis Zara. [Retour
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7. John Ruskin (1819-1900), critique d’art et sociologue anglais : Les Sept
Lampes de l’Architecture, 1849. L’ouvrage évoque les sept principes
qui doivent « éclairer » l’architecte. [Retour
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8. L’Architecture d’aujourd’hui, sept. 1936, repris dans Un amour sans limite,
Éd. Linteau, 1993. [Retour
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9. « L’Architecture », Revue d’art et d’esthétique, juin
1935. [Retour
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10. Les « formalistes » privilégient la forme, là
où les « fonctionnalistes » privilégient la fonction
du bâtiment. [Retour
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11. Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier (1887-1965). [Retour
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12. Charles Fourier (1772-1837) a prôné comme modèle
d’organisation sociale le « phalanstère » (ou «
phalange »), communauté de travailleurs vivant harmonieusement. [Retour
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13. Nom donné en hommage à l’industriel Gabriel Voisin, constructeur
automobile. [Retour
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14. Walter Gropius (1883-1969) a dirigé le Bauhaus jusqu’en 1928. [Retour
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15. La Charte d’Athènes a été publiée trois fois : en 1942, en 1944 sous le titre Can our Cities survive ?, accompagnée
de commentaires de José Lluis Sert, puis en 1957, signée cette
fois du nom de Le Corbusier. [Retour
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16. La population française passe de 40 millions en 1946 à
près de 53 millions en 1975. [Retour
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17. On atteint les 500.000 logements par an dans les années 1960. [Retour
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18. On passe de 3,7 personnes par logement en 1946 à 2,5 en 1975. [Retour
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19. in Le Métier d’Architecte, entretiens avec Hervé Le Boterf,
Éditions France-Empire, 1976. [Retour
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20. cf. R. Banham, Le Brutalisme en architecture, 1966, trad. Dunod, 1970. [Retour
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21. in Vers une architecture, 1923. [Retour
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22. Avant-guerre, la villa Mandrot du Pradet (1931) et la maison de La Celle-Saint-Cloud
(1935) témoignent déjà de l’architecture « brutaliste
» de Le Corbusier. [Retour
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23. On peut citer la collaboration remarquable d’Auguste Perret et de l’ingénieur
Esquillan pour les hangars de l’aéroport de Marignane, ou encore celle
de Zehrfuss et d’Esquillan pour le CNIT, en 1949-1953. [Retour
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24. Supreme Headquarters of Allied Power in Europe : il s’agissait de loger
les familles des officiers de l’état-major. [Retour
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25. E.Aillaud, in Techniques et architectures, décembre 1975. [Retour
au texte]
BIBLIOGRAPHIE
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(1900-1940), Casterman, 1986, rééd. Points Seuil
b. J. Abram, L’architecture moderne en France, tome 2, 1940-1966, Picard,
1999
c. B. Marrey & F. Hammoutène, Le béton à Paris,
Pavillon de l’Arsenal / Picard Éditeur, 1999 (catalogue de l’exposition
Histoire d’un matériau : le béton à Paris, Pavillon
de l’Arsenal, printemps 1999)
P. Collins, Splendeur du béton, 1959, trad. Hazan, 1995
C. Loupiac & C. Mengin, L’architecture moderne en France, tome 1, 1889-1940,
Picard, 1997
R. Bofil & N. Véron, L’Architecture des villes, Odile Jacob, 1995
A. Berque, Les raisons du paysage, Hazan, 1995
Le Corbusier, La Charte d’Athènes, 1942, rééd. Éditions
de Minuit, 1957 et Seuil, 1971
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Le béton n’existe pas. À la différence de la pierre,
du bois, de la brique et du métal, le béton n’existe pas, puisqu’il
n’est qu’un stock d’ingrédients : sable, ciment, eau, graviers. La
pierre doit être extraite, taillée, transformée, portée
; le béton est fait sur place. Il suffit d’acheminer les éléments
qui le composent pour construire, n’importe où, tout et n’importe
quoi. Car le béton peut être tout et n’importe quoi. On l’associe
à l’uniformité, à la rigidité, à une couleur
grisâtre — il en est l’exact contraire : le béton n’a aucune
couleur, aucune texture [1], ni aucune forme prédéterminée.
Il n’a pas une apparence propre, laquelle serait terne, grossière,
oppressive, mais une infinité d’apparences possibles. Et c’est là
la révolution architecturale induite par le béton : être
une pâte, et non un matériau. Une pâte que l’on coule
dans un moule ; une pâte qui peut donc prendre toutes les formes possibles,
et notamment les formes courbes que la pierre ne permet que très difficilement
de produire. « Tous les Boullée, Ledoux et autres butaient sur
le matériau. Leur imagination allait bien au-delà du matériau.
S’ils avaient eu le béton, ils auraient pu tout faire », affirme
l’architecte Paul Andreu[c].
Outre sa capacité de résistance très supérieure
à la pierre naturelle, c’est donc du fait de sa plasticité
(c’est-à-dire du fait qu’il soit malléable) que le béton
est un matériau hors du commun. L’architecte Pier Luigi Nervi[ 2] prétend
ainsi que « le béton armé est la plus belle technique
que l’humanité est parvenue à inventer jusqu’à aujourd’hui.
Le fait de savoir mouler la pierre, de lui donner toutes les formes, de la
rendre supérieure à la pierre naturelle par sa capacité
à résister aux tensions a, en soi, quelque chose de magique
». Certes il existe d’autres matériaux malléables : ainsi
la fonte, très appréciée au début du XIXème
siècle, ou bien encore le stuc[ 3]. Mais leur emploi est strictement
limité aux motifs décoratifs de taille réduite. Le béton,
lui, permet de bâtir n’importe quelle forme à grande échelle,
du simple pan de mur vertical aux courbes les plus excentriques. à
la différence du bois, du fer, de la pierre, il ne nécessite
pas d’assemblage : le béton fait de tout bâtiment une structure
monolithique, et permet donc de libérer l’architecture de la servitude
des murs porteurs et de l’inévitable superposition qui s’en suivait.
Il ouvre l’ère de « l’immense affranchi du sentiment de pesanteur »[c]. C’est grâce au béton que les architectes et ingénieurs
sont parvenus à créer des surfaces, planes ou courbes, de grandes
dimensions et de très faible épaisseur : ainsi le CNIT
(Centre national des industries et des techniques, sur le parvis de la Défense),
construit en 1956-1958 par l’ingénieur Nicolas Esquillan (architectes
: Camelot, De Mailly, Zehrfuss). Ce bâtiment possède deux voiles
de 6,5 cm d’épaisseur pour 208 m de portée — ce qui constitue
un record aujourd’hui encore inégalé. Déjà dans
les années 1920 en Allemagne, les voûtes en berceau ou «
coques » de Dischinger et Bauersfeld couvraient des aires étendues
avec une épaisseur minime : 5-8 centimètres pour 40 à
50 mètres, c’est-à-dire un rapport d’épaisseur à
la surface que l’on ne peut comparer, dans la nature, « qu’à
celui de la coquille d’un œuf »[ 4].
Il a certes fallu du temps pour comprendre et utiliser les potentialités
du nouveau matériau : l’invention du béton, à la fin
du XIXème siècle, ne débouche que progressivement à
son utilisation rationnelle, et ce n’est qu’après la Seconde Guerre
mondiale que le matériau prendra toute sa signification technique
et économique. D’autre part, c’est en Europe que le béton occupe
une place hégémonique dans la construction : alors qu’entre-deux
guerres, aux États-Unis, la majorité des immeubles est construite
en acier car l’acier y est bon marché, en Europe, l’utilisation du
béton se généralise — évolution inattendue, «
puisqu’il semblait bien au XIXème siècle que l’architecture
métallique devait être le produit naturel de la civilisation
industrielle »a. Sans s’étendre sur les multiples recherches
auxquelles a donné lieu ce matériau, esquissons quelques-uns
des débats européens — des premières tentatives de la
fin du XIXème siècle à la suprématie théorique
du fonctionnalisme entre deux-guerres, jusqu’aux années cinquante
et soixante qui ont apposé sur le béton l’image très
négative des grands ensembles « bétonnés ».
§
Les premières tentatives
Au sein des débats théoriques sur l’architecture de la fin
du XIXème siècle, une place réduite est accordée
au nouveau matériau qu’est le béton. En Grande-Bretagne cependant,
dès les années 1860, les bâtiments en béton se
multiplient (entrepôts, logements ouvriers, écoles). En juillet
1875, l’éditorial de Building News s’intitule « Architecture
en Béton ». Le magazine a lancé la même année
un concours « Une villa en béton », sans pouvoir cependant
se décider à décerner un prix : tous les concurrents
ont en effet, dans leurs projets, recouvert le béton d’un autre matériau.
C’est là le sort qui sera longtemps réservé au béton : être utilisé, tout en étant caché. Les architectes
utilisent le béton pour sa solidité plusieurs fois supérieure
à celle de la pierre, mais s’empressent de le revêtir d’un enduit,
d’incrustations de mosaïques ou de carreaux de céramiques destiné
à embellir la façade. Le premier immeuble en béton construit
à Paris, en 1867, par l’entreprise Coignet Frères, au 92 rue
de Miromesnil (VIIIème), est ainsi recouvert de motifs décoratifs
qui ne laissent pas deviner la présence de ce matériau non
noble.
Plutôt que de le dissimuler, les bâtisseurs les plus hardis tentent
quant à eux de faire du béton un matériau copiant la
pierre. Ainsi l’architecte Hennebique qui, en 1899, pour ses bureaux du 1
rue Danton (Paris VIème), demande à l’architecte Eugène
Arnaud une façade « Louis XV-1900 » moulée en béton
armé. Hennebique souhaitait de prime abord ne laisser apparentes que
les nervures horizontales et verticales, « en indiquant ainsi le procédé
[de construction en béton armé] », puis « décorer
tous les fonds en revêtement céramique ou mosaïque »,
mais il lui fut objecté « que l’on voulait faire de la réclame
pour le béton et non pour tel ou tel autre matériau »[ 5].
Aujourd’hui, le bâtiment se fond visuellement si bien avec les immeubles
environnants que les passants ignorent qu’il est en béton. On peut
en dire de même de l’immeuble des magasins Félix Potin[ 6], 140
rue de Rennes, Paris XIVème, construit en 1904 par Auscher ,
dont les formes souples du belvédère d’angle témoignent
d’une utilisation originale du béton. De telles tentatives ne sont
cependant pas du goût de tous : dans la lignée du critique d’art
John Ruskin, certains architectes pensent qu’aucun matériau ne doit
en effet ressembler à un autre, et que c’est ainsi « mentir
», au sens moral du terme, que de réaliser des joints dans le
ciment afin de lui donner l’apparence de la pierre, ou d’imiter une façade
en brique avec du béton : « d’une manière générale,
on peut définir la surface mensongère comme suggérant
quelque forme ou matériau qui n’existe pas réellement »[ 7].
La fin du XIXème siècle se caractérise ainsi par l’absence
d’un traitement architectural propre au béton — la majorité
des architectes se satisfaisant de l’idée que celui-ci ne doit constituer
que l’ossature des façades. Il existe cependant une exception de taille : l’architecte Anatole de Baudot, qui construit l’église Saint-Jean
de Monmartre entre 1897 et 1905 : Baudot, disciple de Viollet-le-Duc et prônant
à ce titre un retour aux valeurs architecturales du Moyen-Âge,
a utilisé le système Cottancin du ciment armé (cf. encadré)
pour construire les minces arcs d’ogive, à l’aspect si frêle,
de cette église. Cette entreprise, cataloguée dans le genre
de l’architecture religieuse à motifs moyenâgeux, n’eut cependant
pas de suite.
§
Le rôle des ingénieurs
C’est dans l’architecture industrielle que le béton trouve ses applications
les plus novatrices : ponts, usines, installations portuaires, entrepôts
et barrages se multiplient et exploitent les capacités du nouveau
matériau. Les hangars d’Orly construits par Eugène Freyssinet
(1879-1962) entre 1916 et 1919 (détruits en 1944) marquent ainsi l’apparition
de la dalle de béton armé se plissant dans l’espace. Freyssinet
a fait le choix de voûtes ni post-romanes, ni post-gothiques, et de
taille immense : 62,50 m de haut, 300 m de long, 90 m de large. Freyssinet
avouait « ne pas [avoir] pensé une seconde aux effets artistiques
possibles. Or ils sont saisissants. [...] Cette impression n’est pas due
uniquement aux dimensions inaccoutumées de l’édifice ; c’est
avant tout une sensation d’harmonie et d’ordre »[ 8]. Auguste Perret disait
quant à lui : « C’est l’œuvre d’un très grand ingénieur,
ce n’est pas l’œuvre d’un architecte. Lorsqu’on aperçoit de très
loin ces hangars, on se demande quels sont ces deux immenses tuyaux à
demi enterrés. [...] C’est qu’il manque aux hangars pour être
une œuvre architecturale, l’échelle, la proportion, l’harmonie — l’humanité.
»[ 9] Les hangars de Pier Luigi Nervi construits pour l’aviation militaire
italienne à Orvieto (1935-1943), sont quant à eux des édifices
de 100 m de long sur 40 m de large ne reposant que sur six points d’appui. En voulant répondre à des préoccupations moins
esthétiques qu’économiques, Nervi donne à son tour au
béton armé des formes lyriques, des structures en coquille,
qui influenceront l’école architecturale dite formaliste[ 10].
§
Le fonctionnalisme
Mais l’urbanisme n’est pas seulement affaire de technique ni même d’esthétique : il découle également d’une vision donnée de la société,
d’une idéologie politique. Le goût pour la forme pure, l’abstraction,
la simplicité des formes, la mise à jour de la structure, qui
deviennent les mots d’ordre de l’architecture d’avant-garde de l’entre-deux
guerres, ne sont pas uniquement la conséquence de la révolution
visuelle induite par le cubisme. Certes l’esthétique industrielle
en quête d’immensité, de disproportion, de matières brutes
et lumineuses se veut beauté objective, selon les mots de Le Corbusier[ 11] : « tous sans exception sur la terre, nous avons une profonde admiration
pour le paquebot ». Mais les théories architecturales de l’avant-garde
sont surtout guidées par une vision politique de la société
: « l’idéologie de l’urbanisme moderne [est] née de la
confrontation des mythes progressistes machinistes et de la misère
ouvrière ; toute l’utopie urbanistique du XIXème siècle
était d’essence socialiste »a. Entre-deux guerres, Le Corbusier
se fait donc le héraut d’un urbanisme rationaliste où l’on
retrouve toujours l’obsession du phalanstère de Fourier[ 12]. Le Corbusier
diffuse de telles idées à travers ses pamphlets retentissants,
de Vers une architecture (1923) à Quand les cathédrales étaient
blanches (1937). En 1922, Le Corbusier imagine un plan « pour une ville
contemporaine de trois millions d’habitants » dont le centre-ville
est constitué de 24 gratte-ciel de 60 étages. On retrouve dans
la proposition de Le Corbusier, reprise en 1925 sous le nom de « plan
Voisin[ 13] de Paris », l’idée du phalanstère — à
travers les unités d’habitation, les services collectifs, le refus
de l’individualité. Comme tous les utopistes, Le Corbusier, homme
d’ordre, s’inspire du modèle du monastère ; c’est oublier que
« tous les hommes n’ont pas envie de vivre dans un monastère,
ou dans une cabine de paquebot »a ou, pourrait-on ajouter, dans un
grand ensemble.
Les grands ensembles apparaissent dans les années vingt en Europe.
Dans le grand ensemble qu’il construit dans la banlieue de Karlsruhe en 1928,
Gropius[ 14] dispose ses hauts immeubles en rangées (rompant ainsi avec
l’habitude de l’alignement sur la rue) ; il les sépare par des espaces
verts et installe des garderies d’enfants sur leurs toits. Groupés
par unités de 1200 personnes, les logements sont construits en béton,
en volumes géométriques, avec des matériaux standardisés
: préfiguration de ce qui, dans les années cinquante et soixante,
sera bâti à grande et très grande échelle. Les
grands ensembles sont donc antérieurs à ce que l’on pense généralement
: ils précèdent les premiers Congrès internationaux
d’architecture moderne (CIAM), tenus régulièrement à
partir de 1928, à l’initiative de Le Corbusier. Les conclusions des
IVème CIAM donnent lieu à la publication anonyme, en 1942,
de la Charte d’Athènes[ 15], texte fondamental qui inspirera l’écrasante
majorité des architectes de l’après-guerre. Décrivant
une ville modèle aux espaces séparés selon leur fonction
(espaces d’habitation, espaces de travail, espaces de loisirs), la Charte
d’Athènes, texte inspirateur des politiques d’aménagement et
d’urbanisme des années 1950 et 1960, a légitimé les
destructions de quartiers entiers au centre des villes et la construction
des grands ensembles de l’après-guerre.
§
L’architecture après-guerre
Ce qui, dans les années trente, s’apparentait à des recherches
minoritaires va s’imposer après-guerre comme la culture dominante.
En France, l’hégémonie du béton, loin devant les autres
matériaux, se voit consacrée. L’architecture moderne va se
déployer à une échelle inédite, du fait de l’essor
de la demande. En 1945, l’État met en place, à travers le Ministère
de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), un dispositif administratif
sans précédent pour faire face à la crise du logement,
exacerbée par les destructions de la guerre et l’explosion démographique[ 16].
Le délabrement du parc immobilier devient un problème national : des outils juridiques, telle la loi du 6 août 1953 qui lève
l’obstacle foncier (en étendant la notion d’expropriation pour cause
d’utilité publique), mettent à disposition les terrains nécessaires
à la construction. Le déficit de logements est estimé
à 3 millions : en 1953, le cap symbolique des 100.000 logements construits
par an est atteint ; en 1958, on crée 300.000 nouveaux logements par
an[ 17]. C’est le début des grands ensembles.
Les critiques actuelles ne doivent pas masquer l’enthousiasme qui, à
l’époque, a accueilli les premières réalisations. La
fin de la crise du logement et de la vétusté est alors unanimement
saluée, et les premières barres des années 1950 sont
considérées comme l’œuvre d’une modernité bienfaisante : l’eau courante, les salles de bains et WC intérieurs, l’augmentation
de la surface des pièces[ 18], faits alors exceptionnels en dehors des
beaux quartiers, se généralisent. Et lorsque le style «
années 50 » suscite la désillusion, ce n’est pas toujours
dans le sens que l’on croit : certains architectes proches de Le Corbusier,
à l’instar de Marcel Lods, vont jusqu’à regretter que l’on
n’ait pas profité de l’ampleur des destructions pour réaliser
enfin la « ville fonctionnelle » rêvée et théorisée
par la Charte d’Athènes en 1942. Lods affirme ainsi sans ambages :
« L’occasion était pourtant belle. Une partie importante du
pays était détruite. Puisqu’il fallait reconstruire, mieux
aurait valu faire du neuf que du vieux, créer du futur, plutôt
que de reconstituer les vestiges du passé »[ 19]. Lods s’en prend
ici aux résistances contre le modernisme architectural, lesquelles
conduisent par exemple à l’échec du plan Le Corbusier à
Saint-Dié — où les habitants déclarent « nous
ne voulons pas de buildings, nous voulons des maisons faites en pierres des
Vosges ».
Si Le Corbusier subit des échecs retentissants en ne pouvant réaliser
aucun plan global de ville, ses unités d’habitation sont cependant
glorifiées pour leur nouveauté plastique et architecturale.
L’influence esthétique de l’Unité d’Habitation de Marseille,
construite entre 1946 et 1952, est ainsi immense : l’immeuble devient
le modèle de toute une génération d’architectes. Selon
Banham[ 20], l’innovation principale de l’immeuble ne réside ni dans
l’ampleur de ses dimensions ni dans les intentions sociologiques de l’architecte,
mais dans le traitement du béton, dont Le Corbusier fait « un
matériau nouveau, utilisant sa grossièreté et celle
du coffrage en bois pour créer une surface architectonique d’une noblesse
rude, à l’instar des colonnes des temples doriques rongés par
le temps ». Le terme de « brutalisme » se répand.
Dès 1923, Le Corbusier écrivait : « L’architecture, c’est,
avec des matières brutes, établir des rapports émouvants
»[ 21]. Les pans de briques et le béton apparent des maisons Jaoul,
construites en 1952 à Neuilly, en sont l’illustration[ 22].
§
Béton bétonnant ?
L’ampleur de la demande modifie les habitudes de travail. L’industrialisation
du secteur du bâtiment, dont l’objectif est la réduction des
coûts de construction, se met en place. La préfabrication lourde
se généralise. Déjà en 1861, François
Coignet, incorporant des éléments de béton préfabriqué
à ses façades d’immeubles, s’exclamait : « Ce procédé
est à la construction ce que l’imprimerie est à l’écriture
»[a]. L’histoire lui donne raison : Le Havre, cité portuaire très
touchée par les bombardements, dont la reconstruction (1948-1958)
est confiée à Auguste Perret et son équipe, devient
un chantier d’expérimentation en matière de préfabrication
à grande échelle. Les portes ou équipements de cuisines
sont standardisés : les coûts baissent considérablement.
C’est tout l’arsenal des grands ensembles qui se met en place. La conséquence
majeure de l’essor de la préfabrication est, au cours des ans, la
montée en puissance du rôle de l’ingénieur, au détriment
de celui de l’architecte : si, au début des années 1950, les
deux sont encore complémentaires[ 23], à la fin des années
1960, bien des constructions reposent toutes entières entre les mains
des BET (bureaux d’études techniques). Toutefois, ainsi que le note
Joseph Abramb, « la massivité de la production ne doit pas cacher,
dans l’océan du bâti, l’ingéniosité des solutions
techniques et la qualité de nombreuses réalisations de ces
années de prospérité » — car il est aussi des
exemples de réussites architecturales. À Saint-Germain-en-Laye,
le SHAPE-Village[ 24] réalisé par Dubuisson en 1951-1952,
constitué d’immeubles bas (de deux à trois étages) serpentant
dans un bois, est ainsi considéré comme l’un des succès
de la période : à la fois fonctionnel et s’intégrant
à l’environnement naturel, tout en ayant été édifié
en moins de dix mois, il apporte la démonstration des potentialités
de la préfabrication. La recherche d’un équilibre entre le
bâti et la nature est alors la préoccupation majeure des architectes,
et le SHAPE-Village définit un standard de qualité (immeubles
bas, grandes baies vitrées, balcons-loggias, parc aménagé...)
que reprendront plusieurs réalisations analogues — dont il faut bien
admettre qu’elles sont toutes de taille moyenne (100 à 300 logements).
Les grandes opérations, celles de plus de 1000 logements, (4000 à
La Courneuve, et jusqu’à 10.000 à Sarcelles) ne parviennent
en effet que rarement à être de qualité. Le grand ensemble
du Haut-du-Lièvre à Nancy (ill. ci-contre et page précédente)
construit entre 1956 et 1962 par l’architecte Bernard Zehrfuss, regroupe
12.500 habitants, dans deux barres géantes, l’une de 400 m de longueur,
l’autre de 300 m. La presse locale salue alors « les barres les plus
longues d’Europe ». La population, heureuse de s’extraire de l’insalubrité
du surpeuplement, fait bon accueil aux bâtiments. Il faut attendre
les années 1970 pour qu’apparaissent les premières critiques.
Zehrfuss écrira en 1980 : « Lorsque le programme du Haut-du-Lièvre
a été lancé, je pensais qu’il était possible
de faire sur ce site magnifique autre chose qu’une banlieue. [...] Le parti
pris est peut-être discutable, je crois cependant qu’il était
valable, parce qu’il affirmait la grandeur du site. Les immeubles sont bien
orientés. À l’époque, on cherchait surtout à
réduire les coûts. [...] C’est devenu une cité-dortoir. »[b] Une autre polémique très violente concerne l’ensemble
de 10.000 logements construit à Sarcelles entre 1955 et 1970 par Roger
Boileau et Jacques-Henry Labourdette. L’absence, pendant de longues années,
des équipements les plus élémentaires (transports en
commun, commerces, espaces de loisirs...) amène les médias
à s’emparer du problème des « cités », dès
1960 — alors que la construction est loin d’être achevée. Au
cours des années 1970, le déclin des grands ensembles s’accentue : « un clivage se produira alors entre les couches moyennes [...] et
les couches les plus pauvres, restées captives faute de moyens financiers
lui permettant de quitter le grand ensemble. La pyramide sociale s’effondrera,
transformant irrémédiablement les cités en ghettos »[b].
Les grands ensembles des années 1955-1975 deviennent autant de morceaux
de ville isolés du reste du monde, condamnés par leur fonction
même (uniquement résidentielle) à ne pouvoir se suffire
à eux-mêmes, à ne pouvoir jamais devenir de véritables
villes.
§
Questions d’esthétique
La liberté de construction du béton se trouve réduite
à bien peu de choses dans les grands ensembles : dans son emploi économique
et rationnel, les théories édictées sur le béton
telles que le plan libre, la dissymétrie, la poésie des structures,
disparaissent au profit de l’uniformité générale. C’est
là le principal problème selon l’architecte Émile Aillaud.
Aillaud, qui part du principe que la préfabrication ne doit pas imposer
de solution architecturale, a ainsi construit, à Nanterre (en 1974-1978),
des logements HLM à propos desquels il affirme : « Les tours
ont été conçues de façon qu’aucune fenêtre
ne soit au-dessus de l’autre. Les fenêtres identiques et superposées
forment le diagramme de la vie des pauvres. [...] À Nanterre, les
fenêtres sont conçues comme des perforations. Les unes sont
carrées, les autres sont rondes, d’autres enfin ont la forme d’une
feuille. Elles sont disposées dans un apparent désordre ; en
réalité un hasard très combiné. [...] Le revêtement
des façades procède de la même démarche. Entièrement
recouvertes de pâte de verre de couleur, elles figureront un ciel avec
des nuages, traversé de verdure. »[ 25] Le résultat est
loin d’être probant.
Il faut donc se garder des affirmations hâtives, et ne pas établir
de relation mécanique entre les formes architecturales et la vie sociale.
Bien des gens posent l’équivalence entre tours de béton et
ghettos, or rien n’est plus faux. Un même immeuble peut être
considéré de façon totalement différente selon
la population qui l’occupe et sa situation dans la ville — le lien à
la ville est à ce titre plus important que l’immeuble lui-même : une tour de Sarcelles intégrée dans une belle avenue new-yorkaise
ne poserait aucun problème. L’architecte Dubuisson affirme ainsi :
« D’où vient ce que l’on pourrait appeler la maladie des grands
ensembles ? Certainement pas de la seule forme architecturale. On entend
souvent parler des barres trop longues et des tours trop hautes, comme si
ces deux formes pouvaient être retenues comme critères de jugement.
[...] N’existe-t-il pas, à travers le monde, et même tout près
de nous, des exemples d’alignements longs, très recherchés,
dans lesquels il fait bon vivre ? »b. Le problème n’est pas
l’angle droit ni la répétition : angle droit et répétitions
peuvent être beaux, et la dissymétrie peut être laide.
La critique des fenêtres « l’une au-dessus de l’autre »
ne tient pas. Standardisation et préfabrication subiraient la tare
de la monotonie — mais « si l’on veut bien considérer que 800
mètres de la rue de Rivoli, à Paris, sont constitués
d’une architecture à répétition absolue : mêmes
portes, mêmes fenêtres, mêmes balcons, mêmes mansardes,
la répétition ne crée pas forcément la monotonie.
[...] Si la monotonie est en général l’attribut de l’architecture
contemporaine, ce n’est pas à la préfabrication que l’on doit
s’en prendre, mais aux architectes qui se montrent impuissants à créer
avec cette technique »a. Les dalles de béton sont un matériau
parmi d’autres — reste aux architectes à en faire quelque chose de
beau.
§
Dès les années 1970, l’urbanisme théorisé sur
le modèle de la Charte d’Athènes se meurt. Les grands ensembles,
symboles de modernité en leur temps, deviennent des repoussoirs. Ils
engendrent des confusions, dont le mot « bétonner » témoigne.
Joseph Abram note à ce propos : « Il faut prendre la mesure
de [l’]impact quantitatif : c’est un tiers du volume bâti qui a fait
irruption brutalement, bousculant partout l’unité séculaire
des villes. À cette urbanisation accélérée, qui
a touché essentiellement les périphéries, s’est ajouté
le grand mouvement des rénovations urbaines, qui a affecté
le centre des agglomérations. Tout ceci a engendré des traumatismes
profonds. C’est sans doute l’éclatement des images traditionnelles
de la ville qui explique les phénomènes de rejet que l’on enregistre
aujourd’hui encore à l’encontre de toute l’architecture de cette période.
» La facilité d’emploi du béton a conduit à l’utiliser
n’importe comment. Mais en soi, le béton n’est rien : sa forme est
toute entre les mains de l’homme. Le béton démontre sa beauté
dans bien des réalisations de prestige, qu’il s’agisse du béton
pâle du hall d’accueil du Musée du Louvre, du béton gris
très doux de l’aérogare Roissy 2F (1997-1999) de Paul Andreu,
ou encore des œuvres de l’architecte japonais Tadao Ando (Espace de Méditation
de l’UNESCO). L’aménagement urbain ne doit pas cependant
ne concerner que des emplacements exceptionnels — s’il est vrai qu’une ville
ne se restreint pas à son centre historique et à ses musées.
La responsabilité de l’état et des architectes concerne aussi
les lieux qui devraient, au même titre que les beaux quartiers, mériter
le nom de villes. Béton ou pas.
Laetitia Bianchi
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