BÉTON
architecture bête ?
R de réel
Volume B (mars-avril 2000)
Critique
(Articles)

Ciment, béton, béton armé

Le terme de « ciment » désigne tout à la fois le mélange de poudre de calcaire et d’argile chauffé à 1450°, et la pâte obtenue après adjonction d’eau et de sable à ce mélange, pâte qui se solidifie, et est utilisée pour la construction. Les Romains utilisaient déjà un mélange de sable, d’eau, de chaux et de pouzzolane s’apparentant au ciment. Au cours du XIXème siècle, l’industriel lyonnais Coignet popularise le ciment sous le nom de « pierre artificielle ».

Tout au long du XIXème siècle, le béton est réinventé plusieurs fois. Le béton est un mélange de ciment, d’eau, de sable et de gravier, dans des proportions définies par Louis Vicat en 1818. La pâte obtenue est coulée dans des moules appelés « coffrages ». Ces coffrages sont préalablement pourvus de fers ou de tiges d’acier dans le cas du béton armé. Plusieurs systèmes concurrents de construction ont été tour à tour brevetés : ainsi le système Cottancin (1889) ou « ciment armé » : briques creuses à l’intérieur desquelles sont passés des fers et où le ciment est coulé. Les premières méthodes de calcul des ingénieurs relatives à la construction en béton n’ont été publiées qu’en 1897. La même année, Charles Rabut donne les premiers cours d’architecture sur la construction en béton armé.

Le béton résiste à la compression, cependant que les barres d’acier résistent à la traction : le béton armé offre ainsi une résistance supérieure à tout autre matériau. La technique dite de la « précontrainte », qui évite la fissuration du béton, a été mise au point par Freyssinet entre deux-guerres. Au cours des années 1980, l’apparition en France des BRP (bétons de poudre réactive) a permis de quintupler la résistance du béton.

 

1. Le béton est dit « bouchardé » lorsque l’on met à nu le gravier, ce qui lui donne une surface plus rugueuse. [Retour au texte]

2. P. L. Nervi, Savoir construire, 1965, trad. Éditions du Linteau, 1997. [Retour au texte]

3. Le stuc est un mélange de chaux, de plâtre et de poussière de marbre. [Retour au texte]

4. P. A. Michelis, Esthétique de l’architecture du béton armé, Dunod, 1963. [Retour au texte]

5. La Gazette des Beaux-arts, mars 1910. [Retour au texte]

6.. Magasins Tati, puis Zara. [Retour au texte]

7. John Ruskin (1819-1900), critique d’art et sociologue anglais : Les Sept Lampes de l’Architecture, 1849. L’ouvrage évoque les sept principes qui doivent « éclairer » l’architecte. [Retour au texte]

8. L’Architecture d’aujourd’hui, sept. 1936, repris dans Un amour sans limite, Éd. Linteau, 1993. [Retour au texte]

9. « L’Architecture », Revue d’art et d’esthétique, juin 1935. [Retour au texte]

10. Les « formalistes » privilégient la forme, là où les « fonctionnalistes » privilégient la fonction du bâtiment. [Retour au texte]

11. Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier (1887-1965). [Retour au texte]

12. Charles Fourier (1772-1837) a prôné comme modèle d’organisation sociale le « phalanstère » (ou « phalange »), communauté de travailleurs vivant harmonieusement. [Retour au texte]

13. Nom donné en hommage à l’industriel Gabriel Voisin, constructeur automobile. [Retour au texte]

14. Walter Gropius (1883-1969) a dirigé le Bauhaus jusqu’en 1928. [Retour au texte]

15. La Charte d’Athènes a été publiée trois fois : en 1942, en 1944 sous le titre Can our Cities survive ?, accompagnée de commentaires de José Lluis Sert, puis en 1957, signée cette fois du nom de Le Corbusier. [Retour au texte]

16. La population française passe de 40 millions en 1946 à près de 53 millions en 1975. [Retour au texte]

17. On atteint les 500.000 logements par an dans les années 1960. [Retour au texte]

18. On passe de 3,7 personnes par logement en 1946 à 2,5 en 1975. [Retour au texte]

19. in Le Métier d’Architecte, entretiens avec Hervé Le Boterf, Éditions France-Empire, 1976. [Retour au texte]

20. cf. R. Banham, Le Brutalisme en architecture, 1966, trad. Dunod, 1970. [Retour au texte]

21. in Vers une architecture, 1923. [Retour au texte]

22. Avant-guerre, la villa Mandrot du Pradet (1931) et la maison de La Celle-Saint-Cloud (1935) témoignent déjà de l’architecture « brutaliste » de Le Corbusier. [Retour au texte]

23. On peut citer la collaboration remarquable d’Auguste Perret et de l’ingénieur Esquillan pour les hangars de l’aéroport de Marignane, ou encore celle de Zehrfuss et d’Esquillan pour le CNIT, en 1949-1953. [Retour au texte]

24. Supreme Headquarters of Allied Power in Europe : il s’agissait de loger les familles des officiers de l’état-major. [Retour au texte]

25. E.Aillaud, in Techniques et architectures, décembre 1975. [Retour au texte]

 

BIBLIOGRAPHIE

a. M. Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, vol.2 (1900-1940), Casterman, 1986, rééd. Points Seuil

b. J. Abram, L’architecture moderne en France, tome 2, 1940-1966, Picard, 1999

c. B. Marrey & F. Hammoutène, Le béton à Paris, Pavillon de l’Arsenal / Picard Éditeur, 1999 (catalogue de l’exposition Histoire d’un matériau : le béton à Paris, Pavillon de l’Arsenal, printemps 1999)

P. Collins, Splendeur du béton, 1959, trad. Hazan, 1995

C. Loupiac & C. Mengin, L’architecture moderne en France, tome 1, 1889-1940, Picard, 1997

R. Bofil & N. Véron, L’Architecture des villes, Odile Jacob, 1995

A. Berque, Les raisons du paysage, Hazan, 1995

Le Corbusier, La Charte d’Athènes, 1942, rééd. Éditions de Minuit, 1957 et Seuil, 1971

 

Le béton n’existe pas. À la différence de la pierre, du bois, de la brique et du métal, le béton n’existe pas, puisqu’il n’est qu’un stock d’ingrédients : sable, ciment, eau, graviers. La pierre doit être extraite, taillée, transformée, portée ; le béton est fait sur place. Il suffit d’acheminer les éléments qui le composent pour construire, n’importe où, tout et n’importe quoi. Car le béton peut être tout et n’importe quoi. On l’associe à l’uniformité, à la rigidité, à une couleur grisâtre — il en est l’exact contraire : le béton n’a aucune couleur, aucune texture[1], ni aucune forme prédéterminée. Il n’a pas une apparence propre, laquelle serait terne, grossière, oppressive, mais une infinité d’apparences possibles. Et c’est là la révolution architecturale induite par le béton : être une pâte, et non un matériau. Une pâte que l’on coule dans un moule ; une pâte qui peut donc prendre toutes les formes possibles, et notamment les formes courbes que la pierre ne permet que très difficilement de produire. « Tous les Boullée, Ledoux et autres butaient sur le matériau. Leur imagination allait bien au-delà du matériau. S’ils avaient eu le béton, ils auraient pu tout faire », affirme l’architecte Paul Andreu[c].

Outre sa capacité de résistance très supérieure à la pierre naturelle, c’est donc du fait de sa plasticité (c’est-à-dire du fait qu’il soit malléable) que le béton est un matériau hors du commun. L’architecte Pier Luigi Nervi[2]
prétend ainsi que « le béton armé est la plus belle technique que l’humanité est parvenue à inventer jusqu’à aujourd’hui. Le fait de savoir mouler la pierre, de lui donner toutes les formes, de la rendre supérieure à la pierre naturelle par sa capacité à résister aux tensions a, en soi, quelque chose de magique ». Certes il existe d’autres matériaux malléables : ainsi la fonte, très appréciée au début du XIXème siècle, ou bien encore le stuc[3]
. Mais leur emploi est strictement limité aux motifs décoratifs de taille réduite. Le béton, lui, permet de bâtir n’importe quelle forme à grande échelle, du simple pan de mur vertical aux courbes les plus excentriques. à la différence du bois, du fer, de la pierre, il ne nécessite pas d’assemblage : le béton fait de tout bâtiment une structure monolithique, et permet donc de libérer l’architecture de la servitude des murs porteurs et de l’inévitable superposition qui s’en suivait. Il ouvre l’ère de « l’immense affranchi du sentiment de pesanteur »[c]. C’est grâce au béton que les architectes et ingénieurs sont parvenus à créer des surfaces, planes ou courbes, de grandes dimensions et de très faible épaisseur : ainsi le CNIT (Centre national des industries et des techniques, sur le parvis de la Défense), construit en 1956-1958 par l’ingénieur Nicolas Esquillan (architectes : Camelot, De Mailly, Zehrfuss). Ce bâtiment possède deux voiles de 6,5 cm d’épaisseur pour 208 m de portée — ce qui constitue un record aujourd’hui encore inégalé. Déjà dans les années 1920 en Allemagne, les voûtes en berceau ou « coques » de Dischinger et Bauersfeld couvraient des aires étendues avec une épaisseur minime : 5-8 centimètres pour 40 à 50 mètres, c’est-à-dire un rapport d’épaisseur à la surface que l’on ne peut comparer, dans la nature, « qu’à celui de la coquille d’un œuf »[4].

Il a certes fallu du temps pour comprendre et utiliser les potentialités du nouveau matériau : l’invention du béton, à la fin du XIXème siècle, ne débouche que progressivement à son utilisation rationnelle, et ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le matériau prendra toute sa signification technique et économique. D’autre part, c’est en Europe que le béton occupe une place hégémonique dans la construction : alors qu’entre-deux guerres, aux États-Unis, la majorité des immeubles est construite en acier car l’acier y est bon marché, en Europe, l’utilisation du béton se généralise — évolution inattendue, « puisqu’il semblait bien au XIXème siècle que l’architecture métallique devait être le produit naturel de la civilisation industrielle »a. Sans s’étendre sur les multiples recherches auxquelles a donné lieu ce matériau, esquissons quelques-uns des débats européens — des premières tentatives de la fin du XIXème siècle à la suprématie théorique du fonctionnalisme entre deux-guerres, jusqu’aux années cinquante et soixante qui ont apposé sur le béton l’image très négative des grands ensembles « bétonnés ».

 

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Les premières tentatives


Au sein des débats théoriques sur l’architecture de la fin du XIXème siècle, une place réduite est accordée au nouveau matériau qu’est le béton. En Grande-Bretagne cependant, dès les années 1860, les bâtiments en béton se multiplient (entrepôts, logements ouvriers, écoles). En juillet 1875, l’éditorial de Building News s’intitule « Architecture en Béton ». Le magazine a lancé la même année un concours « Une villa en béton », sans pouvoir cependant se décider à décerner un prix : tous les concurrents ont en effet, dans leurs projets, recouvert le béton d’un autre matériau. C’est là le sort qui sera longtemps réservé au béton : être utilisé, tout en étant caché. Les architectes utilisent le béton pour sa solidité plusieurs fois supérieure à celle de la pierre, mais s’empressent de le revêtir d’un enduit, d’incrustations de mosaïques ou de carreaux de céramiques destiné à embellir la façade. Le premier immeuble en béton construit à Paris, en 1867, par l’entreprise Coignet Frères, au 92 rue de Miromesnil (VIIIème), est ainsi recouvert de motifs décoratifs qui ne laissent pas deviner la présence de ce matériau non noble.

Plutôt que de le dissimuler, les bâtisseurs les plus hardis tentent quant à eux de faire du béton un matériau copiant la pierre. Ainsi l’architecte Hennebique qui, en 1899, pour ses bureaux du 1 rue Danton (Paris VIème), demande à l’architecte Eugène Arnaud une façade « Louis XV-1900 » moulée en béton armé. Hennebique souhaitait de prime abord ne laisser apparentes que les nervures horizontales et verticales, « en indiquant ainsi le procédé [de construction en béton armé] », puis « décorer tous les fonds en revêtement céramique ou mosaïque », mais il lui fut objecté « que l’on voulait faire de la réclame pour le béton et non pour tel ou tel autre matériau »[5]. Aujourd’hui, le bâtiment se fond visuellement si bien avec les immeubles environnants que les passants ignorent qu’il est en béton. On peut en dire de même de l’immeuble des magasins Félix Potin[6], 140 rue de Rennes, Paris XIVème, construit en 1904 par Auscher , dont les formes souples du belvédère d’angle témoignent d’une utilisation originale du béton. De telles tentatives ne sont cependant pas du goût de tous : dans la lignée du critique d’art John Ruskin, certains architectes pensent qu’aucun matériau ne doit en effet ressembler à un autre, et que c’est ainsi « mentir », au sens moral du terme, que de réaliser des joints dans le ciment afin de lui donner l’apparence de la pierre, ou d’imiter une façade en brique avec du béton : « d’une manière générale, on peut définir la surface mensongère comme suggérant quelque forme ou matériau qui n’existe pas réellement »[7].

La fin du XIXème siècle se caractérise ainsi par l’absence d’un traitement architectural propre au béton — la majorité des architectes se satisfaisant de l’idée que celui-ci ne doit constituer que l’ossature des façades. Il existe cependant une exception de taille : l’architecte Anatole de Baudot, qui construit l’église Saint-Jean de Monmartre entre 1897 et 1905 : Baudot, disciple de Viollet-le-Duc et prônant à ce titre un retour aux valeurs architecturales du Moyen-Âge, a utilisé le système Cottancin du ciment armé (cf. encadré) pour construire les minces arcs d’ogive, à l’aspect si frêle, de cette église. Cette entreprise, cataloguée dans le genre de l’architecture religieuse à motifs moyenâgeux, n’eut cependant pas de suite.

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Le rôle des ingénieurs


C’est dans l’architecture industrielle que le béton trouve ses applications les plus novatrices : ponts, usines, installations portuaires, entrepôts et barrages se multiplient et exploitent les capacités du nouveau matériau. Les hangars d’Orly construits par Eugène Freyssinet (1879-1962) entre 1916 et 1919 (détruits en 1944) marquent ainsi l’apparition de la dalle de béton armé se plissant dans l’espace. Freyssinet a fait le choix de voûtes ni post-romanes, ni post-gothiques, et de taille immense : 62,50 m de haut, 300 m de long, 90 m de large. Freyssinet avouait « ne pas [avoir] pensé une seconde aux effets artistiques possibles. Or ils sont saisissants. [...] Cette impression n’est pas due uniquement aux dimensions inaccoutumées de l’édifice ; c’est avant tout une sensation d’harmonie et d’ordre »[8]. Auguste Perret disait quant à lui : « C’est l’œuvre d’un très grand ingénieur, ce n’est pas l’œuvre d’un architecte. Lorsqu’on aperçoit de très loin ces hangars, on se demande quels sont ces deux immenses tuyaux à demi enterrés. [...] C’est qu’il manque aux hangars pour être une œuvre architecturale, l’échelle, la proportion, l’harmonie — l’humanité. »[9] Les hangars de Pier Luigi Nervi construits pour l’aviation militaire italienne à Orvieto (1935-1943), sont quant à eux des édifices de 100 m de long sur 40 m de large ne reposant que sur six points d’appui. En voulant répondre à des préoccupations moins esthétiques qu’économiques, Nervi donne à son tour au béton armé des formes lyriques, des structures en coquille, qui influenceront l’école architecturale dite formaliste[10].

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Le fonctionnalisme


Mais l’urbanisme n’est pas seulement affaire de technique ni même d’esthétique : il découle également d’une vision donnée de la société, d’une idéologie politique. Le goût pour la forme pure, l’abstraction, la simplicité des formes, la mise à jour de la structure, qui deviennent les mots d’ordre de l’architecture d’avant-garde de l’entre-deux guerres, ne sont pas uniquement la conséquence de la révolution visuelle induite par le cubisme. Certes l’esthétique industrielle en quête d’immensité, de disproportion, de matières brutes et lumineuses se veut beauté objective, selon les mots de Le Corbusier[11] : « tous sans exception sur la terre, nous avons une profonde admiration pour le paquebot ». Mais les théories architecturales de l’avant-garde sont surtout guidées par une vision politique de la société : « l’idéologie de l’urbanisme moderne [est] née de la confrontation des mythes progressistes machinistes et de la misère ouvrière ; toute l’utopie urbanistique du XIXème siècle était d’essence socialiste »a. Entre-deux guerres, Le Corbusier se fait donc le héraut d’un urbanisme rationaliste où l’on retrouve toujours l’obsession du phalanstère de Fourier[12]. Le Corbusier diffuse de telles idées à travers ses pamphlets retentissants, de Vers une architecture (1923) à Quand les cathédrales étaient blanches (1937). En 1922, Le Corbusier imagine un plan « pour une ville contemporaine de trois millions d’habitants » dont le centre-ville est constitué de 24 gratte-ciel de 60 étages. On retrouve dans la proposition de Le Corbusier, reprise en 1925 sous le nom de « plan Voisin[13] de Paris », l’idée du phalanstère — à travers les unités d’habitation, les services collectifs, le refus de l’individualité. Comme tous les utopistes, Le Corbusier, homme d’ordre, s’inspire du modèle du monastère ; c’est oublier que « tous les hommes n’ont pas envie de vivre dans un monastère, ou dans une cabine de paquebot »a ou, pourrait-on ajouter, dans un grand ensemble.

Les grands ensembles apparaissent dans les années vingt en Europe. Dans le grand ensemble qu’il construit dans la banlieue de Karlsruhe en 1928, Gropius[14] dispose ses hauts immeubles en rangées (rompant ainsi avec l’habitude de l’alignement sur la rue) ; il les sépare par des espaces verts et installe des garderies d’enfants sur leurs toits. Groupés par unités de 1200 personnes, les logements sont construits en béton, en volumes géométriques, avec des matériaux standardisés : préfiguration de ce qui, dans les années cinquante et soixante, sera bâti à grande et très grande échelle. Les grands ensembles sont donc antérieurs à ce que l’on pense généralement : ils précèdent les premiers Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM), tenus régulièrement à partir de 1928, à l’initiative de Le Corbusier. Les conclusions des IVème CIAM donnent lieu à la publication anonyme, en 1942, de la Charte d’Athènes[15], texte fondamental qui inspirera l’écrasante majorité des architectes de l’après-guerre. Décrivant une ville modèle aux espaces séparés selon leur fonction (espaces d’habitation, espaces de travail, espaces de loisirs), la Charte d’Athènes, texte inspirateur des politiques d’aménagement et d’urbanisme des années 1950 et 1960, a légitimé les destructions de quartiers entiers au centre des villes et la construction des grands ensembles de l’après-guerre.

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L’architecture après-guerre


Ce qui, dans les années trente, s’apparentait à des recherches minoritaires va s’imposer après-guerre comme la culture dominante. En France, l’hégémonie du béton, loin devant les autres matériaux, se voit consacrée. L’architecture moderne va se déployer à une échelle inédite, du fait de l’essor de la demande. En 1945, l’État met en place, à travers le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), un dispositif administratif sans précédent pour faire face à la crise du logement, exacerbée par les destructions de la guerre et l’explosion démographique[16]. Le délabrement du parc immobilier devient un problème national : des outils juridiques, telle la loi du 6 août 1953 qui lève l’obstacle foncier (en étendant la notion d’expropriation pour cause d’utilité publique), mettent à disposition les terrains nécessaires à la construction. Le déficit de logements est estimé à 3 millions : en 1953, le cap symbolique des 100.000 logements construits par an est atteint ; en 1958, on crée 300.000 nouveaux logements par an[17]. C’est le début des grands ensembles.

Les critiques actuelles ne doivent pas masquer l’enthousiasme qui, à l’époque, a accueilli les premières réalisations. La fin de la crise du logement et de la vétusté est alors unanimement saluée, et les premières barres des années 1950 sont considérées comme l’œuvre d’une modernité bienfaisante : l’eau courante, les salles de bains et WC intérieurs, l’augmentation de la surface des pièces[18], faits alors exceptionnels en dehors des beaux quartiers, se généralisent. Et lorsque le style « années 50 » suscite la désillusion, ce n’est pas toujours dans le sens que l’on croit : certains architectes proches de Le Corbusier, à l’instar de Marcel Lods, vont jusqu’à regretter que l’on n’ait pas profité de l’ampleur des destructions pour réaliser enfin la « ville fonctionnelle » rêvée et théorisée par la Charte d’Athènes en 1942. Lods affirme ainsi sans ambages : « L’occasion était pourtant belle. Une partie importante du pays était détruite. Puisqu’il fallait reconstruire, mieux aurait valu faire du neuf que du vieux, créer du futur, plutôt que de reconstituer les vestiges du passé »[19]. Lods s’en prend ici aux résistances contre le modernisme architectural, lesquelles conduisent par exemple à l’échec du plan Le Corbusier à Saint-Dié — où les habitants déclarent « nous ne voulons pas de buildings, nous voulons des maisons faites en pierres des Vosges ».

Si Le Corbusier subit des échecs retentissants en ne pouvant réaliser aucun plan global de ville, ses unités d’habitation sont cependant glorifiées pour leur nouveauté plastique et architecturale. L’influence esthétique de l’Unité d’Habitation de Marseille, construite entre 1946 et 1952, est ainsi immense : l’immeuble devient le modèle de toute une génération d’architectes. Selon Banham[20], l’innovation principale de l’immeuble ne réside ni dans l’ampleur de ses dimensions ni dans les intentions sociologiques de l’architecte, mais dans le traitement du béton, dont Le Corbusier fait « un matériau nouveau, utilisant sa grossièreté et celle du coffrage en bois pour créer une surface architectonique d’une noblesse rude, à l’instar des colonnes des temples doriques rongés par le temps ». Le terme de « brutalisme » se répand. Dès 1923, Le Corbusier écrivait : « L’architecture, c’est, avec des matières brutes, établir des rapports émouvants »[21]. Les pans de briques et le béton apparent des maisons Jaoul, construites en 1952 à Neuilly, en sont l’illustration[22].

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Béton bétonnant ?


L’ampleur de la demande modifie les habitudes de travail. L’industrialisation du secteur du bâtiment, dont l’objectif est la réduction des coûts de construction, se met en place. La préfabrication lourde se généralise. Déjà en 1861, François Coignet, incorporant des éléments de béton préfabriqué à ses façades d’immeubles, s’exclamait : « Ce procédé est à la construction ce que l’imprimerie est à l’écriture »[a]. L’histoire lui donne raison : Le Havre, cité portuaire très touchée par les bombardements, dont la reconstruction (1948-1958) est confiée à Auguste Perret et son équipe, devient un chantier d’expérimentation en matière de préfabrication à grande échelle. Les portes ou équipements de cuisines sont standardisés : les coûts baissent considérablement. C’est tout l’arsenal des grands ensembles qui se met en place. La conséquence majeure de l’essor de la préfabrication est, au cours des ans, la montée en puissance du rôle de l’ingénieur, au détriment de celui de l’architecte : si, au début des années 1950, les deux sont encore complémentaires[23], à la fin des années 1960, bien des constructions reposent toutes entières entre les mains des BET (bureaux d’études techniques). Toutefois, ainsi que le note Joseph Abramb, « la massivité de la production ne doit pas cacher, dans l’océan du bâti, l’ingéniosité des solutions techniques et la qualité de nombreuses réalisations de ces années de prospérité » — car il est aussi des exemples de réussites architecturales. À Saint-Germain-en-Laye, le SHAPE-Village[24] réalisé par Dubuisson en 1951-1952, constitué d’immeubles bas (de deux à trois étages) serpentant dans un bois, est ainsi considéré comme l’un des succès de la période : à la fois fonctionnel et s’intégrant à l’environnement naturel, tout en ayant été édifié en moins de dix mois, il apporte la démonstration des potentialités de la préfabrication. La recherche d’un équilibre entre le bâti et la nature est alors la préoccupation majeure des architectes, et le SHAPE-Village définit un standard de qualité (immeubles bas, grandes baies vitrées, balcons-loggias, parc aménagé...) que reprendront plusieurs réalisations analogues — dont il faut bien admettre qu’elles sont toutes de taille moyenne (100 à 300 logements).

Les grandes opérations, celles de plus de 1000 logements, (4000 à La Courneuve, et jusqu’à 10.000 à Sarcelles) ne parviennent en effet que rarement à être de qualité. Le grand ensemble du Haut-du-Lièvre à Nancy (ill. ci-contre et page précédente) construit entre 1956 et 1962 par l’architecte Bernard Zehrfuss, regroupe 12.500 habitants, dans deux barres géantes, l’une de 400 m de longueur, l’autre de 300 m. La presse locale salue alors « les barres les plus longues d’Europe ». La population, heureuse de s’extraire de l’insalubrité du surpeuplement, fait bon accueil aux bâtiments. Il faut attendre les années 1970 pour qu’apparaissent les premières critiques. Zehrfuss écrira en 1980 : « Lorsque le programme du Haut-du-Lièvre a été lancé, je pensais qu’il était possible de faire sur ce site magnifique autre chose qu’une banlieue. [...] Le parti pris est peut-être discutable, je crois cependant qu’il était valable, parce qu’il affirmait la grandeur du site. Les immeubles sont bien orientés. À l’époque, on cherchait surtout à réduire les coûts. [...] C’est devenu une cité-dortoir. »[b] Une autre polémique très violente concerne l’ensemble de 10.000 logements construit à Sarcelles entre 1955 et 1970 par Roger Boileau et Jacques-Henry Labourdette. L’absence, pendant de longues années, des équipements les plus élémentaires (transports en commun, commerces, espaces de loisirs...) amène les médias à s’emparer du problème des « cités », dès 1960 — alors que la construction est loin d’être achevée. Au cours des années 1970, le déclin des grands ensembles s’accentue : « un clivage se produira alors entre les couches moyennes [...] et les couches les plus pauvres, restées captives faute de moyens financiers lui permettant de quitter le grand ensemble. La pyramide sociale s’effondrera, transformant irrémédiablement les cités en ghettos »[b]. Les grands ensembles des années 1955-1975 deviennent autant de morceaux de ville isolés du reste du monde, condamnés par leur fonction même (uniquement résidentielle) à ne pouvoir se suffire à eux-mêmes, à ne pouvoir jamais devenir de véritables villes.

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Questions d’esthétique


La liberté de construction du béton se trouve réduite à bien peu de choses dans les grands ensembles : dans son emploi économique et rationnel, les théories édictées sur le béton telles que le plan libre, la dissymétrie, la poésie des structures, disparaissent au profit de l’uniformité générale. C’est là le principal problème selon l’architecte Émile Aillaud. Aillaud, qui part du principe que la préfabrication ne doit pas imposer de solution architecturale, a ainsi construit, à Nanterre (en 1974-1978), des logements HLM à propos desquels il affirme : « Les tours ont été conçues de façon qu’aucune fenêtre ne soit au-dessus de l’autre. Les fenêtres identiques et superposées forment le diagramme de la vie des pauvres. [...] À Nanterre, les fenêtres sont conçues comme des perforations. Les unes sont carrées, les autres sont rondes, d’autres enfin ont la forme d’une feuille. Elles sont disposées dans un apparent désordre ; en réalité un hasard très combiné. [...] Le revêtement des façades procède de la même démarche. Entièrement recouvertes de pâte de verre de couleur, elles figureront un ciel avec des nuages, traversé de verdure. »[25] Le résultat est loin d’être probant.

Il faut donc se garder des affirmations hâtives, et ne pas établir de relation mécanique entre les formes architecturales et la vie sociale. Bien des gens posent l’équivalence entre tours de béton et ghettos, or rien n’est plus faux. Un même immeuble peut être considéré de façon totalement différente selon la population qui l’occupe et sa situation dans la ville — le lien à la ville est à ce titre plus important que l’immeuble lui-même : une tour de Sarcelles intégrée dans une belle avenue new-yorkaise ne poserait aucun problème. L’architecte Dubuisson affirme ainsi : « D’où vient ce que l’on pourrait appeler la maladie des grands ensembles ? Certainement pas de la seule forme architecturale. On entend souvent parler des barres trop longues et des tours trop hautes, comme si ces deux formes pouvaient être retenues comme critères de jugement. [...] N’existe-t-il pas, à travers le monde, et même tout près de nous, des exemples d’alignements longs, très recherchés, dans lesquels il fait bon vivre ? »b. Le problème n’est pas l’angle droit ni la répétition : angle droit et répétitions peuvent être beaux, et la dissymétrie peut être laide. La critique des fenêtres « l’une au-dessus de l’autre » ne tient pas. Standardisation et préfabrication subiraient la tare de la monotonie — mais « si l’on veut bien considérer que 800 mètres de la rue de Rivoli, à Paris, sont constitués d’une architecture à répétition absolue : mêmes portes, mêmes fenêtres, mêmes balcons, mêmes mansardes, la répétition ne crée pas forcément la monotonie. [...] Si la monotonie est en général l’attribut de l’architecture contemporaine, ce n’est pas à la préfabrication que l’on doit s’en prendre, mais aux architectes qui se montrent impuissants à créer avec cette technique »a. Les dalles de béton sont un matériau parmi d’autres — reste aux architectes à en faire quelque chose de beau.

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Dès les années 1970, l’urbanisme théorisé sur le modèle de la Charte d’Athènes se meurt. Les grands ensembles, symboles de modernité en leur temps, deviennent des repoussoirs. Ils engendrent des confusions, dont le mot « bétonner » témoigne. Joseph Abram note à ce propos : « Il faut prendre la mesure de [l’]impact quantitatif : c’est un tiers du volume bâti qui a fait irruption brutalement, bousculant partout l’unité séculaire des villes. À cette urbanisation accélérée, qui a touché essentiellement les périphéries, s’est ajouté le grand mouvement des rénovations urbaines, qui a affecté le centre des agglomérations. Tout ceci a engendré des traumatismes profonds. C’est sans doute l’éclatement des images traditionnelles de la ville qui explique les phénomènes de rejet que l’on enregistre aujourd’hui encore à l’encontre de toute l’architecture de cette période. » La facilité d’emploi du béton a conduit à l’utiliser n’importe comment. Mais en soi, le béton n’est rien : sa forme est toute entre les mains de l’homme. Le béton démontre sa beauté dans bien des réalisations de prestige, qu’il s’agisse du béton pâle du hall d’accueil du Musée du Louvre, du béton gris très doux de l’aérogare Roissy 2F (1997-1999) de Paul Andreu, ou encore des œuvres de l’architecte japonais Tadao Ando (Espace de Méditation de l’UNESCO). L’aménagement urbain ne doit pas cependant ne concerner que des emplacements exceptionnels — s’il est vrai qu’une ville ne se restreint pas à son centre historique et à ses musées. La responsabilité de l’état et des architectes concerne aussi les lieux qui devraient, au même titre que les beaux quartiers, mériter le nom de villes. Béton ou pas.

 

Laetitia Bianchi

 

 


 
 
 
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