FIN DU TRAVAIL Travailloteurs, travailloteuses, chômez! |
R de réel
Volume A (janvier 2000) Imaginaire (Articles) |
C’est presque une souffrance ; cela me tourmente, c’est quasiment une torture
; cela m’inquiète, aurai-je fini à temps ? Cela m’obsède
; mais c’est que je suis en retard ! Cela devient préoccupant ;
je m’agite ; un dernier point me trouble encore; c’est tout de même
excitant... Enfin c’est fini ; et c’est gratifiant. C’est mon œuvre. C’est
le fruit de mon travail. Définition du Petit Robert, sens premier
et transitif du verbe travailler : « faire souffrir, tourmenter,
torturer, inquiéter en obsédant, préoccuper, agiter,
troubler, exciter ». Expression familière : « ça
le travaille » - sous-entendu, « ça » le concerne,
l’intéresse, et donc le pousse à une réflexion sérieuse.
Deuxième sens, intransitif : « exercer une activité
professionnelle, un métier ». Tout simplement. Sans nécessité
de souffrance ni d’inquiétude. L’homme peut donc travailler sans
travailler. Si nous voulions être précis, nous dirions que
l’homme peut travailloter : « travailler sans se fatiguer »,
explique le Petit Robert - ce qui au vu du sens premier du verbe constitue
un exemple d’oxymoron aussi notable que « l’obscure clarté
». Rendons-nous à présent du côté des
antonymes. Sens premier du verbe chômer : « suspendre son travail
pendant les jours fériés ». L’expression « jours
chômés » est fort sympathique, et évoque davantage
l’autoroute du Soleil que les couloirs de l’ANPE. Mais pourquoi ne parle-t-on
jamais, dans les débats sur le temps de travail, des « instants
chômés » ? Des travailleurs qui chôment, des travailleurs
qui travaillotent ? Nous chômons pourtant tous au travail, et certains
jours de manière fort exagérée. Ne vous trouvez-vous
jamais paresseux comme une couleuvre ? Ne rêvez-vous jamais de vous
prélasser au soleil à ne rien faire ? Vous aimez le far-niente
(« rien faire ») ? C’est donc que vous aimez le caumare («
se prélasser au soleil) : vous aimez le chômage.
35 heures payées 39, c’est de la vieille histoire, depuis 1982
et la durée légale du travail à 39 heures. N’en déplaise
à Monsieur Seillières, dans les locaux de Schneider, les
35 heures payées 39 sont monnaie courante : il faudrait être
particulièrement sot pour être incapable de perdre quatre
heures par semaine en discussions avec son collègue de bureau, coups
de fil personnels et retards matinaux. De source sûre, il se trouve
même quelques rusés feignants avant-gardistes qui en sont
déjà aux 25 heures payées 39. Et il paraît que
ne sont pas seuls en cause la secrétaire en train de se limer les
ongles, ou le responsable des fiches d’Etat civil dans votre mairie. Partout
en France existeraient, bien cachés, des cadres supérieurs
nonchalands, des producteurs cossards, des chefs d’entreprise fainéants,
des assureurs apathiques et des directeurs commerciaux bavards. Fonctionnaires
qui lisez ce texte, vous n’êtes pas seuls ! Les salariés du
secteur privé ont eux aussi une montre. Chômeurs assistés
par l’aide de l’Etat, vous n’êtes pas seuls non plus ! Il est des
entreprises privées qui emploient cinquante travailloteurs là
où vingt travailleurs suffiraient.
Bien sûr il y a quelques cas à part : un confluent d’énergies,
de volontés, le volontarisme, l’envie de réussir, des idées,
un but, un investissement personnel, et voilà des gens qui travaillent
et travaillent sans cesse. La loi sur les 35 heures les fait ricaner puisqu’eux
ne comptent pas leur temps. Eux sont les passéistes qui travaillent
59 heures payées 39 dans un premier temps, et qui, lorsqu’ils ont
la volonté de s’appeler Bill Gates, se retrouvent à 59 heures
payées 935. Ils le méritent. Mais les autres ? Les consciencieux
? Leur bonne conscience est leur seule récompense. L’intelligence
sert à tous les niveaux Là est la source du problème
: on peut photocopier lentement ou vite. Mais pourquoi photocopier vite
? Pour accroître le chiffre d’affaires de votre entreprise ? Votre
secrétaire s’en fout. Elle pense à son ennui, à sa
famille, à sa fatigue quotidienne, à son salaire. Et elle
n’a pas tout à fait tort. Car pourquoi penser à vos photocopies
?
L’économie française pourrait être florissante
avec 60% de chômeurs. Le problème n’est pas celui du chômage
mais de l’efficacité au travail. On s’accommode des 50 travailloteurs
parce qu’on ne veut pas faire exploser les chiffes du chômage.
La solution libérale ? fabriquer de faux emplois (cf. le Japon
et les Etats-Unis), gardien de métro, visionneur de caméras
de surveillance, responsable de clientèle, pour faire descendre
artificiellement un taux de chômage aux alentours de 5 ou 6%. Dans
ce cas, on freine l’automatisation des tâches, au lieu de l’encourager,
pour éviter un chômage de masse. Car on refuse l’idée
des 0 heures payées 39 (en un mot, le revenu d’existence), au motif
qu’il s’agirait d’assistanat. D’où le sentiment de culpabilité
du chômeur, qui se sent inutile, alors que celui qui travaille mal
ne se sent pas coupable. Il est pourtant une entrave à la bonne
marche de l’économie.
Une société apaisée n’est pas une société
de plein emploi, mais une société de pleins revenus. Donnez
à tous de quoi vivre même s’ils ne sont pas « utiles
» économiquement, laissez les passéistes qui ne peuvent
se passer du travail utile créer les richesses du pays, acceptez
l’utilisation massive des machines pour les tâches rebutantes, vous
ne ferez pas baisser le PNB d’un pays, tout en faisant augmenter la satisfaction
de ses habitants.
Ma nuit a été fort agitée. A ma grande satisfaction,
mon comptable était devenu boulanger, et mettait la main à
la pâte plus vite qu’à Excel. Ma secrétaire entamait
une thèse de linguistique comparée. Mon médecin se
lançait dans la création textile. Quelques-uns hésitaient
encore entre se consacrer à leur famille et devenir fabriquants
d’armes bactériologiques. On se saluait gaiement, un peu honteux
toutefois d’avoir si longtemps contribué à la crise économique
et sociale de la France. Dans l’après-midi, je rencontrais Ernest-Antoine
Seillières afin de négocier les 0 heures payées 39.
Il avait en effet finalement décidé de retourner à
son travail, quoiqu’un peu fatigué. J’ai même eu l’impression
qu’à cinq heures moins dix, il regardait sa Rolex.
J’ai oublié de vous dire que pour les besoins de mon rêve,
j’avais obtenu les pleins pouvoirs sur le pays. J’ai oublié de vous
dire que mon rêve était un cauchemar - puisqu’une révolution
même bonne ne vaudra jamais des réformes mêmes mauvaises.
De bon matin, au bureau, j’ai donc souhaité à chacun de travailloter
au pire, et de travailler au mieux. De s’éprendre d’une passion
soudaine pour son métier. Ou de vite passer aux 35 heures, afin
de libérer du temps libre. Le consacrer à ses passions. Écrire
un roman-feuilleton sur le revenu d’existence.
Jean Mandrin
(Jean Mandrin est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire)
Retrouvez U, le roman-feuilleton de R de réel.
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