U
Roman-feuilleton


L’État français a décidé de remplacer son dispositif de prestations sociales par une allocation universelle, le Revenu d'Existence, ou RE. Le RE est égalitaire : il consiste en une même somme versée chaque mois à chaque citoyen, quels que soient ses éventuels autres revenus. Le RE est totalement inconditionnel : il est indépendant de l'âge, de la situation familiale, etc. Riches comme pauvres disposent donc d’environ 5000 francs par mois imposables. L’État finance le RE comme il finance aujourd'hui son système de protection sociale - il fait de plus des économies sur les coûts de gestion bureaucratique, puisqu'il n'y a plus à calculer le montant des aides versées à chacun.
Au moment où débute notre histoire, la mesure vient tout juste d’être lancée, au milieu d’un tonnerre de polémiques. La fin du travail ? Nos six héros en sont les précurseurs : ils sont parmi ceux qui se décident les premiers à faire de ces 5000 francs non un argent de poche, mais l’argent d’une vie taille réelle. Reste à définir, pour chacun, ce qu’est une vie à leur mesure.

Episode a
Episode b
Episode c
Episode d
Episode e
Episode f
Episode g


R de réel
Imaginaire
(Articles)

Épisode A
par Haydée Soula

Astrid et Blanche partent à l’aventure alors qu’Éric s’offre des vacances.

 
  C’est dans le bureau que Monsieur Politoff a abandonné le mois dernier qu’on a fêté les premières démissions de la filiale. Astrid ne voulait pas venir, lassée des remarques qu’on lui faisait depuis l’annonce officielle de sa décision. Monsieur Politoff lui-même avait ouvert le feu avant de partir à la retraite. Elle pouvait encore sentir son odeur de vieux savon dans le bureau désaffecté. Elle l’entendait encore, allant et venant entre la fenêtre et la machine à café :
« A trente-deux ans, Mademoiselle Rayone, vous pourriez tout de même travailler encore un peu avant la retraite. Si vous aviez des enfants, éventuellement, ça se comprendrait. Mais là… Et ne me dites pas que c’est une question de génération. Regardez le petit Mellot qui vient d’arriver, il est jeune lui aussi, mais c’est pas le RE qui va l’empêcher de turbiner. Il y a quelque chose que vous n’avez pas l’air de comprendre : cette satisfaction immense que j’éprouve pour ma part à la veille de mon départ en retraite — satisfaction d’une vie de travail bien remplie, satisfaction d’avoir gravi les échelons, et surtout d’avoir mérité cet argent qui m’a fait vivre, qui a fait vivre ma famille, qui… Eh bien tout ce bonheur qui couronne une vie, vous vous en privez. Ça me fait mal au cœur. Comprenez-moi bien, je ne dis pas ça contre vous, au contraire. C’est que je me sens comme responsable, vous voyez ? C’est juste une question d’expérience. Et puis entre nous, Mademoiselle, secrétaire, on peut pas dire que ce soit éreintant comme métier. Surtout avec les moyens informatiques d’aujourd’hui… »
Même si beaucoup partageaient son avis, cette dernière phrase faisait sourire : pour ce qu’il les utilisait, lui, les moyens informatiques d’aujourd’hui… Mais quand Monsieur Politoff était lancé sur le RE, il n’y avait que l’imminence de la pause déjeuner pour l’arrêter. Il ménageait de temps à autre quelques blancs dans son discours. Juste le temps de froncer les sourcils d’un air exaspéré qui donnait un éclat bizarre à ses grands yeux raisonnables, et il reprenait de plus belle en faisant résonner chaque syllabe du nom d’Astrid : « Enfin, Mademoiselle Rayone… » Parfois il ajoutait avec cette légèreté qu’il ne trouverait jamais : « Vous allez faire mentir votre joli nom. », assez fier de son jeu de mots. En y repensant, Astrid regrettait juste de n’avoir jamais osé lâcher ce « Pas très poli, Monsieur Toff » qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps. Malgré le fantôme de Monsieur Politoff, malgré les émules qu’il avait pu faire avant de finalement se retirer sur la Côte d’Azur, Astrid s’est doucement laissée convaincre par Blanche que c’était là sa dernière obligation professionnelle. Assister à ce pot d’adieu, faire un petit discours rougissant, grignoter en rigolant, ce serait tout. Même si tout le monde n’approuvait pas leur choix de devenir chômeuses consentantes et fières de l’être, les gâteaux secs et le mousseux retarderaient toujours un peu les commentaires malveillants.
A un moment donc, avant qu’il finisse par ne plus rester personne, Astrid et Blanche ont dû parler à tour de rôle. Se sentant responsable de l’embarras d’Astrid, Blanche a pris la parole en premier — d’autant qu’elle n’entendait pas bousculer le protocole maison à la dernière minute, et qu’il semblait logique qu’un cadre (on disait : une cadre) de cinquante ans passés parle avant la secrétaire du pauvre Politoff.
Blanche a donc pris quelques minutes pour dire son attachement à l’entreprise qui avait su la comprendre dans ses choix de vie en facilitant son départ dans de bonnes conditions. Elle a salué plus particulièrement ses proches collaborateurs, et les a chaleureusement remerciés d’avoir pris en charge les dossiers en cours. Elle a conclu en espérant que cette période nouvelle de sa vie qui commençait serait aussi sereine que celle qui s’achevait ce soir, ce qui a fait pouffer Astrid. Aussitôt, le président de la filiale, qui devait également avoir envie de rentrer chez lui, a souhaité bonne chance à Blanche Prieur et passé la parole à Astrid Rayone. Celle-ci a regretté que Monsieur Politoff ne soit plus là, mais elle tenait surtout à remercier son amie Blanche sans laquelle elle n’aurait jamais eu l’idée ni le courage de partir ainsi à l’aventure. Elle a l’intention de voyager, elle a promis d’envoyer des cartes postales à tout le monde. On s’est embrassé, et chacun est rentré chez soi.
Il pleuvait. Blanche a proposé à Astrid de la raccompagner en voiture.
— Plus sérieusement, Astrid, tu as une idée de ce que tu vas faire ?
— Oh, plein de trucs, tout ce que je n’avais pas le temps de faire à cause du boulot. Et toi ?
— Moi, c’est surtout pour m’investir dans l’association que j’ai lâché la boîte. Maintenant que j’ai les moyens de le faire… On peut savoir pourquoi tu grimaces comme ça ?
— Rien, c’est juste qu’à peine tu as quitté le boulot que tu t’en donnes un autre.
— Tu devrais venir un jour pour voir, peut-être même que ça te donnerait envie, quand tu en auras marre des vacances forcées.
— Marre ?, a dit Astrid en tournant la tête vers la fenêtre.

§
Depuis deux mois, Eric Divan, la quarantaine pas encore bedonnante, a quitté son poste de responsable informatique dans une banque d’affaires réputée. Il est à peu près cinq heures du matin quand il parvient à héler un taxi sur le boulevard de Sébastopol. En dépit d’un taux d’alcoolémie assez élevé, il pense à ouvrir la portière arrière pour la jeune fille qui l’accompagne, et attend qu’elle soit bien calée au bout de la banquette avant de s’engouffrer à son tour. Arrivés au domicile d’Eric Divan, ils se déshabillent et s’effondrent tous deux sur le lit.
Vers une heure de l’après-midi, le téléphone sonne déjà depuis une bonne minute quand Eric finit par l’entendre. Le petit écran incrusté dans le combiné indique qu’il s’agit de son ex-femme. Information qui achève de le réveiller. Il se redresse dans le lit et décroche.
— Eric, c’est moi. S’il-te-plaît, dis à ton fils qu’il faut qu’il travaille à l’école. J’ai vu sa prof de maths hier, c’est…
La voix réprime un sanglot et dit qu’elle n’en peut plus. Eric sort du lit sans faire trop de bruit. Il reste debout, tout nu, penché sur le téléphone, attentif aux bruits de fond qui filtrent derrière les pleurs.
— Passe-le moi. Allô, Antonin ? Antonin, écoute, c’est ton père. Ne fais pas pleurer ta mère. Écoute-la, elle a raison, il faut…
Eric écarquille les yeux. Son corps se raidit. Il jette un œil furtif vers le lit afin de s’assurer que la jeune fille dort toujours, comme inquiet à l’idée qu’elle ait pu entendre ce morveux traiter de gland son propre père. Son fils de treize ans refuse de faire des maths parce qu’il estime qu’il n’est pas nécessaire de faire d’études pour devenir un gland comme son père. Eric pense à lui expliquer en souriant que pour être un bon gland il faut avoir mis pas mal d’argent de côté, et pour ça avoir pas mal travaillé, et pour ça avoir fait pas mal d’études, et que c’est pas avec le RE qu’un gland de base pourra se payer son appart. Mais il se dit aussitôt, dans un sursaut de responsabilité paternelle, que ce principe selon lequel un bon gland est un gland riche ne fait sûrement pas partie du bagage moral qu’il est censé léguer à son fils aîné. Pendant qu’il tergiverse en toussotant, ce dernier a raccroché.
Eric retourne s’allonger en pensant à son compte en banque. Il s’approche timidement de sa jeune amie, lui caresse le bras en lui soufflant sur la joue. Décidément, les actrices sont des filles particulières, et pas seulement parce qu’elles ont la fesse plus tendre que d’autres. Ce qu’elles comprennent, on l’ignore, mais ça ne leur échappe pas. Naturellement, Sissi leur ressemble, elle a l’air d’avoir vingt ans. Elle est blonde comme d’autres sont belles. Sissi, c’est Louise Capture, un film et demi à son actif, rencontrée aux Bains le mois dernier. Comme la douceur ne semble pas opérer, Eric se décide à la secouer un peu. A peine a-t-elle ouvert les yeux qu’il lui propose de partir. Elle accepte.

Eric Divan emmène donc Louise Capture en voyage, il l’emmène à la mer, sans trop savoir ce qu’il espère. Lundi matin, aucun écran ne lui souhaitera la bienvenue sourire aux lèvres, après avoir dignement trépigné tout le week-end. Aucun clavier n’aura rêvé de ses caresses professionnelles en maudissant ce fichu portable, qui non seulement dort à côté de lui chaque nuit, mais qui en plus a droit aux voyages en business classe, champagne à l’œil et grands fauteuils. Même le portable, ils l’ont repris, et c’est ce crétin de Chambrette qui s’en est chargé. Enfin, si ça lui pouvait lui faire plaisir. En d’autres termes, et en l’absence de tout lundi matin digne de ce nom, Eric Divan se dit qu’il faut bien faire quelque chose. Et pourquoi pas la mer. Juste le temps de prévenir la secrétaire du Ministère du Temps Libre, parce qu’elle aime bien savoir ce que font ses protégés, et c’est Sissi qui arrive clap-clap. Elle traverse le hall de l’aéroport en sautillant dans sa minijupe : la Grèce, la mer, la mer, tout ce bleu. Les murs répondent à Sissi de leurs grains épais. Chacun de ses mouvements laisse une trace, traînée vague et blanche. L’avion se passe.
De l’extérieur, la villa n’est pas si laide, elle donne vraiment sur la mer. Pourquoi ses souvenirs en doutaient, il ne sait pas. En fait tout est blanc, moins Méditerranée qu’hôpital. En dépit de la nouveauté, malgré la mer qui lui remplit la bouche depuis le départ, même aveuglée par l’idée joyeuse de ces premières vacances d’adulte, Sissi est déçue sans l’admettre. C’est pas grave, le rassure-t-elle à moitié sincère. Il la serre dans ses bras en signe d’acquiescement, elle l’aime.
Ils inspectent un peu. Octave a gentiment fait un ménage succinct, juste dépoussiéré l’abandon des lieux. Plus, ç’aurait été trop. Après tout ce n’est pas son métier, explique Eric à Sissi : Octave c’est le jardin et les voitures quand il y en a. Ils sont à pied, et tout a gelé cet hiver. Pour lui aussi c’est les vacances. « Pour lui aussi? Tu rigoles ou quoi? Pour moi c’est les vacances, pour ce Monsieur Octave c’est les vacances, mais pour toi… c’est juste la belle vie qui continue ailleurs. Moi, dans une semaine, il faut que je sois à Alençon, je suis obligée - tu te souviens ce que c’est, être obligé ? Ton Octave, dès qu’il fera beau, il faudra qu’il vienne s’occuper de tes petites fleurs crevées - il faudra, tu vois ce que ça veut dire, Eric ? » Eric voit bien, mais Eric n’est pas d’humeur. Eric pense doucement un long chut… qui lui ferme les yeux. Il faut qu’elle s’arrête là, sinon il va devoir dire des choses de très mauvais goût sur ce métier plein d’obligations et de responsabilités dont elle se rengorge. Pendant qu’elle continue de piailler, il constate qu’Octave a laissé son double des clés à côté de la photo de son premier mariage, en évidence sur un buffet. Il pleuvait un peu, la mairie était lugubre, la pièce mal éclairée, tout le monde avait l’air pressé. S’il ne se tenait pas si mal, il semblerait beau sur la photo. Parce qu’à y regarder de plus près, c’est vrai, il ne peut tromper personne. Certains assurent que c’est là ce qui fait son charme, les épaules dégoulinantes et le dos brisé dans l’habit de location. Il pense qu’il ne faut pas exagérer et s’empresse de cacher la photo dans un tiroir.
Ils se coincent un moment sur la terrasse, le temps que la tirade de Sissi s’épuise d’elle-même. Ils restent là, serrés sur des tabourets dépaillés, tout contre la table brinquebalante, qui tambourine contre l’énorme congélateur Mondial au gré de ses quintes de toux grasses. La lampe tue-mouche est débranchée. Le monstre blanc grommelant pourrait veiller sur eux. Mais brutalement il se tait, aussitôt relayé par une sonnerie de téléphone archaïque qui ébranle quelques tableaux dans son hoquet acharné. Sissi se lève pour décrocher, avec une petite moue qui ne la quitte plus : Eric, une certaine Mademoiselle Chemin, du Ministère, te demande. La conversation qui suit est un peu trop technique pour qu’elle puisse improviser une scène de jalousie avec vraisemblance. Elle se contente donc de souligner sèchement qu’elle aimerait être tranquille pendant ses vacances. Eric ne relève pas.
Première baignade, premier maillot de bain d’une longue et seyante série brillante. Espérant la calmer, il l’accompagne sur la plage, presque privée, presque déserte, un roman policier à la main. Il tournera les pages sans rien lire. Chômons ensemble, cela pourrait payer. Elle a la nudité discrète sur cette plage grecque, c’en est presque touchant. Elle revient en courant vers lui, vers son oasis de serviettes, pliée en deux par la poursuite des vagues. Eric sursaute, déjà Sissi est à ses côtés, brûlante de tranquillité, couverte de taches d’eau paresseuses gravement aspirées par le soleil. Sissi secoue la tête, l’éclabousse : on est bien là, non, qu’est-ce qu’elle est froide. Elle l’embrasse. Le goût de la mer le fait reculer : je suis la grande saleuse, rit-elle avec des gestes de pieuvre dans les doigts. Il rectifie non, la petite salée.
 
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Épisode B
par Carolin Le Xaderax

Astrid se repose, Aline s’ennuie, Reinaldo s’occupe, Eric se venge, Pierre se réjouit.

 
  Aline Columpio va prévenir Franck, son chef d’équipe, qu’elle veut quitter l’usine Sassaidlor-Carssaidlor. Occupé à hurler dans son talkie-walkie, il lui fait un signe du menton et lui rétorque, gitane au coin des lèvres, qu’ils traiteront ça à la pause. Nerveuse, elle multiplie les erreurs d’assemblage. À onze heures, elle retrouve son chef qui l’invite à prendre un café. Devant le distributeur il lui demande ce qu’elle préfère, court ou long, avec ou sans sucre. Aline est étonnée : il n’a jamais bu de café avec elle et n’a jamais eu plus d’égards pour elle que si elle était une oie. Maintenant qu’elle est démissionnaire commence une ère de dignité.
— Faut pas m’en vouloir mais je vous quitte. Vingt-quatre ans de boulot à la chaîne, chuis usée, j’en peux plus.
— Ouais. T’as peut-être raison. Tu as le droit à ta part du gâteau. Mais il y a quand même un truc que je trouve dur à avaler : j’ai milité, moi, j’ai défilé pour qu’on ait l’égalité dans le travail. Et voilà qu’on nous flanque l’égalité dans la paresse, le je-m’en foutisme comme projet d’envergure, un peuple de parasite en somme. Le mur de Berlin est tombé, mais pas du côté qu’on croit.

§
Astrid Rayone et ses premières journées de repos. Il ne fait pas spécialement mauvais temps, non, le ciel est d’un blanc écœurant mais il ne pleut pas et c’est mai, les amoureux s’amourachent. Astrid ne savait pas qu’une heure veut dire une certaine durée, et que cette durée, il faut l’occuper. Pas seulement avec de la vie intérieure parce que dans son cas, les perspectives sont plutôt minces.
Aussi pour ses débuts dans la vie nouvelle, Astrid passe par une série de crises dont elle n’aurait jamais estimé à sa juste hauteur la gravité. Ça commence par une crise de téléphone. Astrid appelle ses amies, toutes anciennes collègues, aux heures de bureau. Le ton a changé. Même Françoise, avec qui elle passait des heures à médire, et buller des après-midi voire des jours de suite, devient avare de paroles. À croire qu’elle a de l’aigreur. Que les pipelettes de l’entreprise Politoff se donnent du coude dans les couloirs en moussant : hein, la petite Rayone, elle a voulu partir mais elle tient pas le coup. C’était trop dur pour elle, normal, elle n’a pas de mec. Et puis qui en voudrait ? Qui voudrait d’une tête de poire surmontée d’une étoupe de serpillière ?
Ensuite, vient la crise de shopping. Astrid découvre que l’oisiveté ça consiste à marcher des heures toute seule dans la ville. Et justement, dans les rues, on est sur les dents. Il y a des blousons cuirs susceptibles d’égayer une vie libertaire, il y a les coupes de cheveux à huit cent francs dans les coins chics, il y a le dernier-né de la gamme des éminceurs, les gaufriers, la brosse à dents électrique et les bibelots, chromos et chouettes, balais de chiotte signés Starke. Ensuite, viennent les relevés de compte. Les économies d’Astrid font long feu. Et elle doit s’interdire l’usage des rues pour ne pas brûler d’un coup les 5000 francs du mois.
Il faut donc rester chez soi. Elle retrouve, en haut d’une étagère, l’alibi : un livre des meilleures recettes du cuisinier Godelureau. Elle essaie tout. Les boudins au jus de mangue. Les filets de Sandre au coulis de céleris. Les cougères à l’anis. Les schmeus à la crème. Et le verdict de tomber en lettres rouge sang sur l’écran à cristaux liquides de la balance électronique.
§
Courageuse, Aline Columpio continue à se maquiller et à se parfumer de Wild Vanilla et parfois d’H pour hommes — car elle est coquette — pendant un peu moins d’une semaine après son départ de l’usine. Elle arrête en premier le ricil qu’elle n’a jamais trouvé agréable de s’étaler sur la petite peau sensible autour des paupières. Puis, comme elle n’a personne à qui plaire, elle renonce au rouge à lèvres qui lui donne l’air, quand elle reste chez elle toute la journée, d’une ménagère grimée en vamp. Enfin, elle arrête les déodorants car elle ne transpire plus autant. Elle ne quitte plus, maintenant, le tablier à fleurs qu’elle s’est commandée à La Reboute.
Elle prend la décision de ne plus se laver tous les jours, mais seulement le samedi et le dimanche, rapport à son mari, en femme aimante qu’elle est.
Un soir, son mari rentre à padheure du Café des sports. Elle est affalée dans le canapé devant la télévision. Quand il enlève son manteau dans l’entrée, comme il se cogne sur les portes et siffle joyeusement, elle devine qu’il est sévèrement grammé. Il s’approche d’elle, lui passe la main dans les cheveux. Puis il s’aperçoit qu’elle est en train de regarder une émission de télé-achat : Quoi, espèce de garce, tu gagnes plus tes ronds et en plus tu te paies le luxe de rêver devant des babioles ? Tu m’expliques, huit cent balles pour un auto-cuiseur ? Je t’en mettrais, moi, des appareils de cuisson. Il lui flanque le revers de sa main dans la figure.
Le lendemain, Aline est obligée de se maquiller encore une fois pour recouvrir l’hématome.
§
Reinaldo Lotto se lève à cinq heures quarante-cinq. Le jour n’est pas levé, mais rien n’entame son moral. Il épluche trois kiwis et avec il fait du jus au mixeur. Si vous voulez connaître son petit-déjeuner, regardez le dessin au dos du paquet Spécial K de Kellog’s. Il n’y manque pas même les fraises saupoudrées de sucre glace. Reinaldo utilise trente centimètres de fil dentaire. Il se frotte la peau au gant de crin. Il va, en temps et en heures, à la selle. Il passe un gel bio cent pour cent graisse de bébé phoque dans ses cheveux bistre. Ensuite, de cuir revêtu et d’acier casqué, il se rend sur sa 1000 cm3 à la salle de sport. Il ahane. Il soulève du plomb. Il grimace. Sa sueur est son ticket pour la perfection. À sept heures trente, quand vous émergez péniblement, il a déjà fait travailler ses abdominaux et ses fessiers, ses biceps et ses triceratops. Il rentre chez lui en accélérant à l’orange.
Et là, comme il ne travaille plus depuis une semaine, il peut enfin se consacrer à sa passion pour la science politique. Il relit dans le texte Mussolini.
§
Un dimanche matin, de ces dimanches qui sont si mornes quand on n’a rien à foutre toute la semaine, Astrid s’éveille molle comme de la mie imbibée. Du moins c’est la comparaison littérale que lui inspire le miroir. Elle entrouvre son peignoir. La boulimie l’avachit. La nécessité de réagir et vite éclôt en son esprit. Nécessité confirmée par son thème astral dans Femmes sur terre : Soyez vigoureuse. Prenez le taureau par les cornes avant qu’il vous terrasse.
Elle décide de suivre ce conseil. Et se rappelle qu’il existe quelque chose qui s’appelle l’art et qui aide à passer le temps agréablement ceux qui n’ont rien à foutre. Elle-même a composé de jolis embryons de poèmes sur lesquels babillaient ses parents, du temps qu’elle était précoce, avant ses douze ans. Elle réunit le matériel nécessaire. Elle réapprend qu’avec un stylo bic on peut aisément se crêper le chignon. Après s’être longuement grattée l’élégant cuir blanc qui enveloppe le cerveau avec le capuchon de son bic, elle note cette phrase qui, comme elle le vérifie en recomptant trois fois sur ses doigts le nombre des pieds, est 100% alexandrin : Le soleil s’est couché loin de mon coeur ce soir.
§
 Aujourd’hui, Pierre Toltac ne lavera pas ses toilettes. Il préfère se familiariser avec leur crasse. Ça fait partie de son métier d’artiste peintre. Car l’excrément, au même titre que le viscère et la semence, se trouve occuper une place d’honneur dans son œuvre. Pierre Toltac est un artiste exigeant. Après treize ans d’activité ses toiles lui ont rapporté en tout 16.500 francs. Ou plutôt, seize mille cinq cent francs. La gloire a tout son temps.
Pendant des années Pierre Toltac a touché le RMI. Depuis que la loi sur le revenu d’existence est passée — détail qu’il a appris avec deux mois de retard, faute d’avoir jamais dans sa vie acheté un journal ou une radio — il exulte. Surtout, Pierre Toltac se sent moins seul. Car il y a une chose qu’il a tout de suite comprise : grâce à cette loi, quantité de petites femmes vont lâcher leur boulot. Et elles ne feront rien de toute la sainte journée. Et elles seront désemparées. Et elles se saperont. Et elles déambuleront partout, dindons sanglés dans leurs mini-robes à fleurs ou à carreaux. Il faudra par conséquent une armée de mâles, virils, sympathiques, fiers comme Bartabac, pour les satisfaire. Sans fausse modestie, Pierre Toltac s’est promis d’être généreux.
§
Sissi l’est partie en tournage à Alençon. Elle n’a pas la beauté d’une impératrice et pour cause : c’est un petit despote de femelle. Elle a vrillé les oreilles d’Eric Divan de sa jolie voix flûtée pendant toutes leurs vacances grecques. Et la couleur de ses yeux a failli gâcher le bleu de la mer. Non, Eric ne s’en remet pas d’entretenir cette apprentie-marâtre : un vestige de sa mauvaise habitude de frimer dans les night-club en arborant quelque chose d’à peine plus vivant, à son bras, qu’une poupée gonflable.
Sissi partie, Eric décide de se purger de toute cette lassitude du couple uni uniquement par la copulation en éclusant. Il fait un à un les bars de la rue de Lappe. Ici, il se fait alpaguer par d’arrogants sauvageons, là il entend une Américaine déguisée en cow-boy hurler tééééquiiiilaaaaa dès qu’elle arrive à en vendre un de ces doigts d’alcool de cactus pour cinquante balles. Vers deux heures du matin, Eric Divan offre, au comptoir, le spectacle d’un homme éminemment rapetissé. Un dos voûté, une calvitie frontale précoce, des membres luisants de poulpe et une barbe de trois jours. Les bières se tassent dans son estomac encore saturé de feta, de moussaka et d’ouzo. Vers trois heures du matin, Divan attaque le whisky. La boisson le ragaillardit. Il conçoit un plan désastreux et néanmoins réalisable.
Il retourne chez lui en taxi, pêche son trousseau de clés et se dirige fissa vers le siège de la filiale de la Bearing’s Bank of Affair, la petite Trading Informatics Incs, dont il gérait le réseau Intranet. Il n’a pas oublié sa flasque de whisky. Ni le nunchakoo dont il a perfectionné des soirées durant, seul devant son miroir, le ridicule maniement. Il ouvre la porte de l’appartement haussmannien reconverti en siège social. Et s’en donne à cœur joie. Il latte les écrans en veille qui implosent avec un pauf flegmatique. Il brise les claviers sur ses genoux en poussant les cris de Jackie Chan. Il shoote dans les unités centrales en s’acharnant furieusement jusqu’à ce que la boite métallique cède, qu’il puisse écraser sous ses semelles les puces. Il brise d’un revers magistral du nunchakoo la table en verre du bureau de la direction. Au mur, un extincteur d’incendie attire son attention. Il a toujours rêvé de se servir de ce truc. Il recouvre la pièce entière de neige carbonique. Avant de partir, il n’oublie pas de refermer puis de défoncer la porte, pour faire accréditer la thèse de l’effraction.
Et dans la rue, quelle légèreté.
§
Aline Columpio a mis ses lunettes à verres teintés, celles que sa belle-mère lui a tant reproché d’avoir achetées, parce que ça fait garce. Mais aujourd’hui, ces verres ambrés ce n’est pas pour la coquetterie c’est pour le cocard. Elle décide d’aller, toute seule comme une grande, au Café des Sports. Il est deux heures de l’après-midi. Elle commande au comptoir un verre de rouge. Jusqu’ici elle n’aimait pas l’alcool mais elle se donne l’excuse de vouloir savoir ce que son mari y trouve. Elle sirote la boisson acide comme un jus de citron et puis épaisse comme un crachat de chique. Quand elle est à la moitié du ballon, une voix d’oiseau des îles la hèle : Venez, qu’on discute.
Celui qui a parlé est un Noir hilare, la trentaine, avec des petites lunettes cerclées de fer blanc et un costume. Il est élégant comme sont souvent les Noirs malgré tous les préjugés qu’on a sur eux. Elle s’assoit avec lui. Mais ce nouvel ami ne se met pas à tourner des compliments, des galanteries, rien du tout : il parle d’une religion. Il appartient à l’église des Maëliens. C’est un mouvement peu connu fondé il y a quinze ans par Gérard Maël, qui compte des disciples fortunés et des larbins dans plus de trente pays. Aline se rappelle qu’elle n’a jamais voyagé. Maël est un Messie des temps modernes. Il adresse au monde un message de paix. Le gentil prosélyte explique qu’un peuple d’êtres fabuleux, possédant une avance scientifique de trente-huit mille ans environ sur l’humanité, vit jusqu’à ce jour dans les profondeurs des océans. Personne ne peut les déranger, parce qu’ils parviennent à brouiller tous les radars autour de leurs cités englouties. Ce sont les géniaux descendants des Atlantides. Quand ils feront surface, on leur baisera les pieds. D’ici là, selon Maël, il faut vivre à l’image de ce peuple, pour la science, dans la liberté de l’amour et l’innocence de la chair.
Aline bâille.
 
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Épisode C
par Aymé Mahler

Les soucis d'Eric, les projets de Pierre, l'organisation de Reinaldo, la solitude de Blanche.

 
   Éric Divan est occupé à gratter machinalement sa langue d’une blancheur suspecte devant un miroir pas sympa qui lui dit que dans l’état actuel des choses il n’est pas le plus beau du quartier. Éric répond qu’il s’en fout il n’attend personne. C’est là qu’on sonne. Petit cachottier, pense le miroir. Éric, taureau deuxième décan, tempérament sanguin présentement agrémenté de 2,4 g/l, donne un coup de poing dans le mur, tel le malfrat énervé du polar de la veille, lequel polar il a raté - occupé qu’il était à jouer himself le malfrat sans contrôle, paf. Le miroir tremble sur ses fixations tsling tsling mais ne rompt point, sept ans de bonheur.
Éric ouvre la porte. Assez étrangement le bonheur se présente sous l’aspect d’un flic. Vous êtes Éric Divan, inspecteur Doumerc du commissariat du VIIIème arrondissement, une plainte a été déposée contre vous pour dépravation de matériel informatique et d’entretien de la société Trading Informatics, 8 rue d’Honfleur Paris VIIIème ; vous avez été identifié par la sécurité de l’établissement sur les bandes vidéo de surveillance ; veuillez me suivre.
 Le policier n’a pas prononcé Trading mais «tradingue», ce qui rend à Éric (né le 22 septembre 1959 célibataire Word Excel Access Anglais lu parlé écrit Squash Natation Tir) tout son aplomb. Hop hop, trouver le numéro de son avocat, hop hop, revêtir une chemise Bugo Hoss, hop hop, suivre le gros flic en réfléchissant, De Niro ce genre de situation il les déboulonne en deux temps (coupure pub) trois mouvements. Éric se souvient justement d’une excessivement (abréviation : ex) jolie brune journaliste et d’une extrêmement (abréviation : ex) troublante députée gouvernementale, lesquelles pourraient s’avérer fort utiles dans son affaire. Car Éric entend bien transformer sa petite révolte minable en affaire politicomédiaticonationale, et ce pour la simple raison que son geste découle directement de la mesure politicomédiaticonationale qu’est le Revenu d’Existence. «Le Revenu d’Existence, source de désarroi du cadre supérieur» : ça fera un joli titre pour la page Horizons du Monde.
 Ma gueule est tout en bois sauf ma langue, pense encore Éric : ça fera un joli titre pour mon portrait en dernière page de Libération. Il en a un autre en réserve : «luddisme ou ludisme?» Et il jubile à l’idée que des gens devront ouvrir leur dictionnaire.

§
 En art, Pierre Toltac possède les notions de base. Il a assisté à plus du quart des cours de l’UFR047, La figure de l’artiste maudit dans le roman français du XIXème siècle. Il en a tiré une moelle substantifique : au XIXème siècle, l’artiste révolutionnaire vivait comme un vieux rat à qui il faudrait vendre ses moustaches fourchues pour acheter un vieux trognon de pomme soldé, et d’une vie comme ça Pierre Toltac il n’en veut pas ; c’est un hédoniste. Déjà ses cheveux sont ternes et avec leur éclat c’est le vieux rêve de ressembler à un éphèbe du Caravage et/ou à Joey dans L’Arme Fatale 2 qui s’en va, et ça c’est flippant. D’autant qu’il a bien compris le truc, Pierre Toltac : les petits artistes malins pas maudits qui mangent de gros ortolans à l’oseille en caressant une croupe blonde, il y en a. Et d’où sortent-ils ? D’un gros ortolan riche marié à la mère de la croupe blonde. Ça l’agace. Il est jaloux. Non pas qu’il aime le luxe. Non, le luxe c’est un truc de riches. Lui, Pierre Toltac, c’est pas pareil. Il n’a pas de besoins vulgaires. S’il veut un ortolan, ce n’est pas bêtement pour le manger : c’est pour s’imprégner gustativement de la couleur irisée de son bec la seconde qui précéda sa capture, et avaler sa chair tendre en un cannibalisme transcendé. S’il veut une croupe blonde, ce n’est pas bêtement pour la caresser : c’est pour retrouver tactilement le clair-obscur charnel et généreux de la palette du Titien à sa maturité. Pierre Toltac n’a pas de besoins vulgaires. En tant qu’artiste-peintre et qu’hédoniste, ce n’est pas un Revenu d’Existence qu’il réclame à la nation. C’est un Revenu d’Essence.
 Et puis soudain, ça lui tombe dans l’hémisphère droit du cerveau telle la pluie d’or sur Danaé, et comme la pluie c’est le gros Zeus déguisé, voilà-t-il pas que son esprit est fécondé et qu’il y germe une idée farouche, de quoi se mettre une partie de l’or de Danaé dans les poches.
 Pierre Toltac arrive chez Monoprix ; c’est la semaine italienne ; il a bien envie de s’acheter un gros Panettone plutôt que de faire ce qu’il doit faire mais non non, le ciel étoilé de Van Gogh au-dessus de sa tête, il résiste et marche d’un pas ferme vers la machine à fabriquer des cartes de visite. Il sort la sienne de sa poche. On peut y lire Pierre Toltac artiste-peintre, en vertu du raisonnement suivant lequel tous les artistes ne sont pas peintres et tous les peintres ne sont pas artistes, ainsi Hitler, 1889-1945. Pierre Toltac choisit une police sobre, un chic papier crème, ricane d’un air entendu devant les petits logos proposés «pour personnaliser sa carte en un clin d’œil». Il tapote Pierre Toltac artiste-peintre riche et célèbre et insère plusieurs pièces de dix francs. Le résultat est étonnant.
§
 Reinaldo Lotto travaille. Il s’est constitué un emploi du temps à long terme. Six mois d’apprentissage solitaire ; six mois de perfectionnement et de mise en situation extérieure ; six mois de réalisation de la phase terminale. Sur son agenda, la date du 4 septembre 2001 est entourée à la règle.
 Reinaldo Lotto a également un emploi du temps de court terme. Il s’est souvenu que 24÷6 = 4 ; il en a déduit : quatre heures de musculation quatre heures de réflexion quatre heures de musculation quatre heures de repos quatre heures de préparation phase A quatre heures de préparation phase B. Un corps sain autour d’un esprit sain.
Sa montre sonne. Il est l’heure: observation et analyse à partir d’un support télévisuel. Reinaldo s’approche de l’étagère. Il prend les cassettes C24, RP27 et A45. La lettre C de C24 signifie «charisme» ; le titre du film est Questa cosa bella la politica, sous-titré Discours de Mussolini 1930-1932. Les lettres RP signifient «rouages politiciens» ; le titre du film est Primary colors. La lettre A signifie «action» ; le titre du film est Chien de flic 2. Reinaldo Lotto commence par ce dernier. Il pose son carnet A sur ses genoux musclés et appuie sur la touche play. Régulièrement il immobilise l’image pour prendre des notes dans son carnet : «un chien type labrador peut courser un bandit à 45 km/h ; la pulvérisation d’essence de citronnelle sur le museau dudit chien sème en lui un trouble olfactif propice à dérouter la traque». Quelques pages plus loin, un aphorisme : «Un gentil s’avère être un méchant: ne pas se fier aux apparences». Six lignes en dessous : «Une méchante femme séductrice (porte-jarretelles / corset / Wonderbra / Wondercul / yeux noirs / cheveux blond pâle / escarpins rouges) piège le héros : ne pas se fier aux femmes». Reinaldo Lotto relit quatre fois la parenthèse de cette phrase. À la première relecture, son œil est lubrique, à la deuxième, étonné, à la troisième, las, à la quatrième, désespéré. Reinaldo Lotto attrape un stylo rouge, et écrit en lettres capitales dans la marge: NE PAS SE FIER AUX FEMMES. Et il fait deux séries de soixante pompes pour expier les secondes perdues.
§
 Chaque matin, Blanche ouvre le une-pièce-sur-cour qui sert de local à Fin du travail!, son association loi 1901 à but bien sûr non lucratif, est-ce qu’elle a l’air lucrative avec ses cinquante-deux ans et son physique, non elle n’est pas lucrative, et puis le but de son association, c’est de lui donner à elle un but dans la vie : c’est pas lucratif ça, c’est tout au plus un serpent qui se mord la queue et les femmes n’aiment pas les serpents, encore que ce soit grâce à eux que on sait quoi.
 Le but officiel de Fin du travail ! est « d’œuvrer en faveur du développement du Revenu d’Existence et pour une fin raisonnée et raisonnable de la valeur travail » (déclaration au Journal Officiel du 31 juillet 1999, n°1764). Des lettres, quelques factures, sur le répondeur un message. Le message: «Oui Blanche bonjour c’est Philène (Philène c’est sa belle-sœur), j’appelle parce que j’ai un ami d’ami qui était au R.E. et qui a des emmerdes et je me disais que ça pouvait t’intéresser, alors voilà il s’appelle Éric Divan, dé, i, enfin comme un divan quoi, son numéro c’est...» Blanche Prieur rêve à cet Éric Divan, elle l’imagine splendide quinquagénaire mal rasé un peu baroudeur c’est comme ça qu’elle préfère les hommes, elle a tout faux;  elle l’imagine chassant plutôt dans les vingt à trente ans, elle a tout juste. Vieux con.
Au téléphone Éric Divan est charmant quoiqu’abattu par les événements qu’il décrit à Blanche avec une évidente mauvaise foi: «Vous comprenez chère madame, se retrouver sans travail c’est bien, moi j’étais excessivement pour, mais on n’est pas préparé, avant je travaillais 85 heures par semaine dans une entreprise prestigieuse, et soudain plus rien, il faut comprendre, les gens ne sont pas préparés». Blanche comprend mais il faudrait qu’elle comprenne aussi ce que son association peut faire pour cet homme charmant,  «alors oui eh bien je me disais que vous aviez certainement des réseaux, un carnet d’adresses, d’autres gens qui ont vécu l’expérience du total-breakdown, enfin vous voyez, tout le stress qui s’arrête, l’absence de secrétaires et cætera». Blanche se voit obligée d’expliquer au fantasmagorique monsieur que ce serait une erreur pour elle de le soutenir alors même que son association milite en faveur du développement du RE; elle n’a aucune raison de faire de la contre-publicité à une mesure qui a déjà du mal à s’imposer. Éric Divan, chose exceptionnelle, se trouve soudain stupide, bien sûr il ne s’adresse pas à la bonne personne, quoique. Il tente un «excusez-moi chère madame d’être un peu abrupt, mais vous pourriez peut-être me donner la liste de vos adversaires, je sais ce n’est pas très orthodoxe, mais vous êtes jeune vous pouvez sans doute comprendre ». Blanche a un petit rire, « non je ne suis plus toute jeune» : Éric est à présent sûr qu’il ne s’adresse pas à la bonne personne. Blanche a néanmoins la gentillesse de lui donner le numéro d’Astrid Rayonne, «c’est une ancienne collègue de bureau dont je sais qu’elle ne fait pas grand-chose, alors vous pourriez peut-être lui demander un coup de main pour vous aider, je dis parce qu’avant elle était secrétaire, alors voilà, essayez à tout hasard.» Éric trouve amusant d’avoir arrêté de travailler pour se retrouver quelques semaines plus tard avec une secrétaire dans les pattes.
§
 Pierre Toltac a inondé les galeries d’art parisiennes de ses petites cartes de visites, accompagnées de la lettre suivante :

Café de F., cent quarante boulevard St.G., P. sixième arrondissement
deux heures après une vente conséquente, quatre jours avant mon anniversaire

 Madame, (et si Madame est absente ou moins jolie que vous : Monsieur),

Je suis un artiste-peintre riche et célèbre. Riche grâce à un patrimoine familial que je dilapide consciencieusement, patrimoine auquel s’adjoignent mensuellement cinq mille francs tout ronds gracieusement alloués par l’État français pour célébrer mon existence terrestre ; célèbre par le fruit de mon talent. Je pourrais ajouter beau, mais ce serait là user d’un argument malhonnête qui n’a que peu de choses à voir avec l’art : le fait que j’arbore une moustache rocambolesque n’est que piété familiale envers feu mon bisaïeul Salvador D.
Savoir si une galerie parisienne sans le sou (par rapport à moi, cela s’entend) peut se permettre de refuser, au terme d’un processus décisionnel complexe, d’exposer un digne héritier de Salvador D., tel est mon unique objet. Ne voyez donc aucune présomption dans la présente missive : elle est d’un réalisme fade et mat comme le mur du local à poubelles de mon hôtel particulier par temps pluvieux. Son but ultime est de servir de matériau sociologique à une enquête nationale sur le thème «Débrouillardise structurante et palimpsestes structurés dans le milieu de l’art contemporain». (2 tomes brochés réunis en coffret, 480 pages, 300 illustrations couleur, 960 F., parution février 2001.)
En espérant que vous aurez l’heur de faire partie du chapitre «Analyse sémiologique des débrouillards» et non de l’annexe «Petites galeries parisiennes : déviance nietzschéenne et spirale de l’échec», je vous prie d’agréer, madame, l’expressionnisme de mes impressions distinguées.

 Suivait une signature propre à faire taire trois graphologues confirmés pendant huit jours.
 
 Le surlendemain de ses envois, un facteur ébahi déposait dix-neuf lettres dans la boîte aux lettres de Pierre Toltac, lequel, six étages plus haut, essayait d’assassiner un cafard avec un vieux pinceau Rembrandt 12.
 
 
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Épisode D
par Tiphaine Samoyault

EN TOUTES LETTRES: Lettres à Pierre, démarches d'Eric, lettres à Pierre (suite), Astrid rencontre Reinaldo, Lettres à Pierre (fin).

Des dix-neuf lettres péniblement extraites de sa boîte, Pierre Toltac, fébrile, écarte rapidement une facture d’électricité, une publicité pour Wanaboo et une missive rose de sa soeur, timbrée de Grasse, pour former un tas cohérent d’enveloppes rectangulaires à en-tête des galeries. Déjà seize réponses à son courrier, et en deux jours, vaches et cochons passent en troupeaux devant ses yeux, secrétaire, voiture de course, toiles de 3 m sur 5 où inventer l’abstraction tranquille du nouveau siècle et pourquoi pas un appartement quai Voltaire, avec vue sur la Seine et non loin du quartier où ses œuvres se vendent, déjà seize réponses et déjà seize rêves différents, l’art en miettes, monnaie sonnante et trébuchante, même un cadeau pour sa sœur, marbre importé directement de Forte dei Marmi, par l’Atlantique, la Manche, la Seine, devant chez lui, il divague, se reprend, ouvre la première lettre. Elle est signée Ferrer, directeur de galerie dans le IXème arrondissement.

Cher ami, (ami, cher, déjà)
C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu votre lettre et pris connaissance de vos projets. Bien que le marché de l’art ne soit actuellement pas brillant, et que, soit dit en passant, mon dernier électrocardiogramme ne le soit pas non plus, et quoique j’ai dernièrement décidé de me spécialiser en objets d’art inuit (il pourrait accessoirement en faire une source d’inspiration), je serais très honoré d’exposer un artiste tel que vous. Je suis un familier de Beucler, Spontini, Gourdel et surtout Martinov qui monte bien ces temps-ci et ne travaille que dans le jaune (ah oui, le jaune, il fallait y penser), et Rajputek Fracnatz qui travaille exclusivement sur le sommeil (ça tombe bien, lui aussi dort beaucoup) la diversité des tendances présentées dans ma galerie, les risques que je n’hésite pas à prendre devraient compenser la modestie du lieu pour un artiste tel que vous. Je pars pour quelques jours en voyage, mais je prends contact avec vous a mon retour. Veuillez accepter, cher Monsieur (tiens, maintenant, c’est Monsieur)...

La lettre est postée de la rue Rochechouart, quand même pas un quartier pour une galerie, et puis ce vague ton avant-garde, cette fausse complicité, Pierre lui dira que le jaune, depuis l’abstraction américaine..., et puis l’avant-garde, c’est dépassé, comment croit-il que l’on devient riche et célèbre ? Une idée, Monsieur Ferrer, une idée, mais pas une idée molle comme le sommeil, pas une idée de l’art, non, une idée de soi, riche et célèbre, Ferrer... Remonté par sa verve intérieure, Pierre tend la main vers le paquet à peine entamé, posé sur le cageot renversé peint en noir qui lui sert de table basse, se saisit de l’enveloppe du dessus, ouvre la seconde lettre.

Monsieur, (c’est moins aimable)
Depuis dix ans que je fais vivre ma galerie rue de Lappe, je défends une certaine idée de la peinture comme résistance à l’aveuglement. Mais j’ai bien vite compris que pour tous mes interlocuteurs, ces mots étaient aussi vides de sens qu’un jargon secret inventé par des enfants pour les besoins de leurs jeux. (Un peu désespéré mais assez joli.) Un excès de lumière. Tal Coat, Monsieur, et non Dali. (En voilà un qui va rejoindre assez vite le chapitre des petites galeries parisiennes et leur spirale d’échecs.) Il ne m’a pas fallu très longtemps pour acquérir la dose minimale de haine que suscite un jour ou l’autre l’exercice d’une profession. (Plus intéressant, servir son projet, et puis non, des heures de discussion sur l’impossible conjugaison d’une métaphysique de l’art et de l’horreur économique, pas de temps pour les tristes, la réussite de Pierre dépend étroitement d’un accord entre leur désir et son succès, négligeant la signature, il tend la main vers la suivante...)

§

Éric Divan n’est pas encore complètement découragé. Sa mise en liberté provisoire, il l’occupe à passer en revue les vingt-six rubriques de son carnet d’adresses. Il n’en est qu’à la lettre D, qui lui prend du temps, une grande partie de sa famille étant rangée à la lettre D. Marie-Laure Divan, c’était sa marraine, mais elle a décidé, lorsqu’il eut dix-huit ans, de ne plus jamais lui donner d’argent, il pouvait toujours essayer de l’appeler. Un répondeur, vous êtes bien au..., il raccroche. Henri Divan, psychanalyste, ça ne servirait à rien de lui téléphoner. Il lui avait fourni, il y a vingt ans, les premiers éléments d’une petite théorie de la concordance des noms avec les professions, Joseph Dubois, charpentier, André Breton, Breton, Roselyne Bouchères, boulangère... Monique Divan, Bruno et Jocelyne Divan, ah, André Divan, André Divan, lui, pourrait l’aider. N’avait-il pas revendu il y a deux ans sa florissante petite entreprise de salles de bains plastiques ? Des salles de bains prêtes à installer dans les appartements parisiens, nombreux, qui n’en disposaient pas. Il l’avait revendue, quoiqu’elle fût florissante, pour écrire un bouquin, il avait plein d’argent, il ne dépensait rien, il pourrait au moins l’aider financièrement, payer l’amende, lui donner un conseil, oui, allo, André ? C’est Éric, Divan, Éric, ton neveu. [...] Non, je ne t’appelle pas pour ça, rien de grave, oui je suis un peu coincé [...], oui mes enfants vont bien, non, j’ai fondu un plomb, comme ils disent, les moniteurs vidéo de surveillance à distance m’ont surpris en train de mettre à sac mes anciens bureaux [...], non je ne me souviens de rien, je ne me suis même pas reconnu sur les bandes [...], oui j’ai pensé à appeler Oncle Henri, mais pour l’instant, c’est urgent, je dois rembourser les dégâts, tu vois, [...], 550 000 francs à peu près, j’ai pensé que... il a raccroché ce salaud. J’aurais dû m’en douter, Éric parle tout seul, la famille, ça sert jamais à rien, qu’à laisser penser bêtement que ça pourrait servir. Il se sent un petit peu humilié, mais pas trop. Et, se remémorant soudain les bons conseils de Blanche, franchissant d’un bond les quatorze lettres séparant le D. du R., je vais appeler cette conne d’Astrid Rayonne.

§

La troisième lettre ne porte pas d’en-tête, mais une épigraphe en italiques et en relief, dont Pierre Toltac, qui n’en comprend pas la signification, conclut qu’elle doit servir de devise à ce galeriste cultivé, ou fou. Nihil Cavum neque signo apud Deum. Saint Irénée, Contre les hérésies. Elle est suivie d’une autre mention en exergue, dans le même caractère d’impression que le reste de la lettre, manifestement ajoutée là pour lui : Méphistophélès (bas) : Que se passe-t-il ? Wagner (bas) : On crée un homme. En quoi Pierre, qui avait aussi suivi l’UE 326 « Figures de Satan dans le théâtre romantique » reconnaît le second Faust. Cette histoire commençait à devenir assez excitante, il allume une cigarette.

Cher Monsieur,
Peu importe qui je suis, j’ai eu connaissance de votre lettre à la Galerie de la Muette, où j’étais hier pour déposer quelques toiles retrouvées de ce pauvre Wyatt ; vous vous rappelez sans doute ce qui est arrivé à Wyatt, ce créateur génial, faussaire fabuleux qui détruisit son œuvre et disparut au sommet d’une montagne espagnole. (Pierre ne se souvenait pas du tout.) J’aurais une proposition à vous faire, dont j’aimerais vous entretenir de vive voix. L’entreprise comporte quelques risques, mais après tout, cher Monsieur, vous êtes un artiste, et rien ne peut vous arriver. Un artiste n’existe pas, sinon comme un véhicule pour son œuvre. Si vous vivez simplement dans un mode de formes et d’odeurs ? Vous êtes obligé de n’être que ça. Je vous invite à n’être que ça et vous donne rendez-vous après-demain (samedi, c’était demain, ça), à la terrasse du Dôme, à 14 heures. Vous me reconnaîtrez sans peine, je lirai ostensiblement un journal d’art qui vous encensera bientôt, La Macule. Votre impressionné...

C’était signé Recktall Bown. Le nom ne disait rien à Pierre Toltac. Il relit deux fois l’étrange missive. Elle dépasse ses espérances, en même temps elle lui fait un peu peur. Certainement, il se rendra au rendez-vous, mais qu’est-ce qu’il peut bien vouloir dire vous êtes obligé de n’être que ça. Il n’est pas sûr d’avoir complètement décidé, et puis ce ton de mystère, cette surprenante disparition, canular pour canular ? il s’agira de jouer fin, de ne pas se précipiter sur sa prétendue proposition, en attendant, voyons la suite.

La quatrième lettre part rejoindre le petit tas des affaires courantes, factures et carte-postale-de-ma-soeur. C’était une invitation pour le vernissage des 36 photos que Dominique Noguez croyait avoir prises à Séville. Aucune lettre ne l’accompagne, pas le moindre embryon de réponse à sa lettre, il irait s’il avait le temps. La cinquième, surprise, est la première qui soit signée d’un nom féminin, or la sienne, il l’avait d’abord adressée aux femmes du métier. Monsieur, écrivait-elle en substance, après avoir exercé longtemps le métier d’antiquaire à Boulogne-sur-mer, j’ai décidé de tenter ma chance à Paris et d’exposer des artistes d’aujourd’hui. Très intéressée par votre envoi, je vous invite à venir me présenter votre travail au 53, rue des Vinaigriers, dans le Xème arrondissement, j’y suis tous les jours jusqu’à 19 heures. C’était précis, sans charme, sans détours, précis oui, à côté de l’envoi précédent, évidemment, cela manquait de fantaisie, mais peut-être était-elle jolie, son prénom était joli, Muriel, c’était quand même plus doux que Recktall Brown. À voir. Encore dix, Muriel, vous ne serez sans doute pas la seule, il lui parlait déjà, son prénom faisait déjà partie de son existence et se moulait dans son rêve. La sixième, une femme encore, n’émanait pas d’une galerie, mais d’Isabel Archer, riche américaine de passage en Europe, intéressée par Dali et ses fils, « spirituels », bien sûr, ah ah ah, Pierre croyait l’entendre rire. Elle avait eu ses coordonnées par la Galerie de la Muette, encore, qu’est-ce que c’était que cette Galerie de la Muette, il se renseignerait. La septième ne retient guère plus son attention. Signée Monsieur Arnoux, encore un antiquaire, elle lui donne l’air de venir d’un petit trafiquant, en quête d’un « gros coup », comme il dit. Sans intérêt. Celle qu’il ouvre ensuite semble nettement plus excitante, pour la première fois, il connaît le nom du collectionneur. Hermann Raffke. Qui était le guignol qui cherchait à se faire passer pour Hermann Raffke ? Pierre allume sa troisième cigarette.

Monsieur,
Inutile, sans doute, de me présenter à vous. Hermann Raffke, brasseur et collectionneur. (Pierre croyait que sa fortune s’était faite dans le fil de lin, la bière, bon.) Vous connaissez sans doute le fameux portrait que Heinrich Kürz a fait de moi dans mon cabinet, entouré de mes tableaux. Vous croyez peut-être, comme tant d’autres, que j’ai été enseveli avec mon tableau. C’est une légende. J’ai en effet soustrait ce chef-d’œuvre à la vue des amateurs maniaques et je vis depuis lors bien tranquille, sous mon portrait. Tant et si bien que j’en connais tous les détails par cœur, que j’aimerais y apporter quelques modifications, ôter certaines toiles pour en reproduire d’autres, que votre talent ironique, tel que me le laisse entrevoir votre lettre, saurait exécuter. Je ne puis, vous le comprendrez aisément, vous communiquer mon adresse personnelle ; si ma proposition vous intéresse... Suivent des indications complexes, numéros de boîte postale ou concierge du 2 à contacter sous un vain prétexte.
Pierre Toltac n’en revenait pas. Hermann Raffke. Son histoire prenait des détours imprévus, les voies des morts. S’il avait cru. Il lui fallait absolument faire une pause.

§

 
Reinaldo Lotto a ménagé quelques pauses dans son emploi du temps. Le lundi et le jeudi, il déjeune au restaurant végétarien de la rue des Petits-Champs. Prémisses de la mise en situation extérieure. Il y mange seul, des carottes râpées, le buffet de légumes à volonté et une escalope de tofu, le lundi, des algues fraîches aux raisins de Corinthe et des pâtes de blé entier, sauce crème et chou romanesco, le jeudi. Jamais de dessert, pas de sucre après 6 heures. Aujourd’hui, la tête encore pleine des aphorismes du film A45, dont les images le poursuivent et se détachent en lettres de sang, s’interposant entre son regard et la nappe de Vichy vert et blanc, il n’apprécie guère l’interlude et lui trouve un petit côté interruption forcée qui écaille quelque peu la perfection de son programme. NE PASSE FIER AUX FEMMES, inscrit-il pour la troisième fois consécutive sur son carnet. Ne pas se fier aux femmes, se répète-t-il en portant une fourchette coiffée de carottes à sa bouche, ne pas se fi..., recommence-t-il, interrompant soudain son geste et la phrase, bouche béante devant une porte d’entrée encadrant provisoirement une jeune femme dont les formes avantageuses, rares en ces lieux que d’habitude hante l’être filiforme ou musclé, emplissent maintenant son cerveau, empêché dès lors de penser que l’événement n’était pas inclus dans le programme.

 Le matin du même jour, Astrid Rayonne avait décidé que cela suffisait, elle ne pouvait pas, en plus, renouveler toute sa garde-robe en 42, après l’avoir entièrement reconstituée lors de ses premiers jours d’oisiveté. Il fallait arrêter les expériences culinaires, mettre son savoir-faire au service du bien-être, de la légèreté, de la minceur à retrouver. Ne plus remplir son temps à se remplir, mais l’occuper à s’occuper. Première chose, appeler Blanche, l’informer de son état d’esprit nouveau, en attente d’un corps nouveau. Deuxième chose, afficher sur son frigidaire, comme un magazine conseillait de le faire, des photos de mannequin en lingerie fine ou en maillot de bain, Sa conscience aurait besoin de suggestion. Troisième chose, pour fêter ça, elle irait déjeuner, c’était décidé, d’une collation minimale, au restaurant végétarien de la rue des Petits-Champs. Son assurance reconquise, elle laisse la porter se fermer seule derrière elle et se dirige vers le buffet.

§

 
Trois lettres et un demi plus tard, Pierre Toltac est toujours assis sur son canapé-lit replié, devant le cageot peint en noir qui lui sert de table basse, le tas d’enveloppes encore scellées a nettement diminué, son visage a pris un air content, sûr de lui, presque creusé par le génie. Sa vie l’enflamme, devient son œuvre. Encore quelques-unes et il part à l’assaut du monde de l’art. Riche et célèbre, il l’est déjà, il sera bientôt beaucoup plus encore, faisant et défaisant les tendances, fixant décrets et valeurs, transmettant sans partage. Il passe rapidement sur la lettre d’une galeriste privée, du nom de Corinne Edgermont, qui souhaite lui acheter deux œuvres — l’ampleur et la variété de sa collection, lui explique-t-elle, ne lui autorise pas à posséder plus de deux pièces de chaque artiste ; assez vite, aussi, sur les formules intéressées d’un certain Monsieur Klein, dont le commerce, situé dans le VIIIème arrondissement, semble avoir prospéré durant la dernière guerre. L’envoi suivant le retient davantage. S’y expose une petite théorie du commerce de l’art qui, au-delà des politesses d’usage, distingue la réponse:

Le connaisseur, Monsieur, va au musée ou visite une galerie pour examiner tout au plus un tableau, une statue, un objet, il y va pour regarder, juger, un Véronèse, un Vélasquez, ils vont droit à une seule œuvre d’art et l’examinent à leur façon. Ayant constaté cette pratique, j’ai décidé de n’exposer dans ma galerie qu’une seule œuvre à la fois, un seul tableau, une seule sculpture, une seule photo qui, étant unique, devient unique. Je vous demande donc de me faire parvenir une pièce solitaire, que j’exposerai volontiers lorsque j’aurai vendu, fort cher, celle que j’accroche actuellement. Signé Reger.
Pourquoi pas. En voilà un que Pierre trouvait presque aussi fin que lui.

L’avant-dernière marquait plus d’audace encore. L’en-tête portait le nom et l’adresse d’un Monsieur Gobseck, et le texte l’invitait à déposer le plus tôt possible l’ensemble de ses œuvres chez lui, il en ferait usage, et profit. Mais encore ? Aucune indication ne précisait les modalités du dépôt, ni la nature des profits, non plus que leur bénéficiaire. Une enquête ultérieure se révélait là encore nécessaire. Moins douteuse, mais plus énigmatique, la dernière lettre était signée Elmyr de Hory :

Comme vous le savez sans doute, cher Monsieur, et j’ose espérer que mon nom ne vous est pas inconnu, j’ai déjà exposé Braque, Matisse, Modigliani... et mon palmarès n’attend que vous. Si vous ignorez les moyens de mon travail, je me ferai un plaisir de vous les expliquer lors d’un rendez-vous que vous voudrez bien me donner. L’art, cher Monsieur, est un mensonge qui fait comprendre la réalité.

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Épisode E
par Laetitia Bianchi

ENFANTILLAGES: Astrid et le prince charmant; Eric, le loup, et sa mère; Aline et ses enfants; Pierre et... le diable?

 
Il était une foi. La foi d’Astrid en un prince très charmant. Car Astrid était petite tel le Poucet mais aussi moins bête : elle avait répandu des graines de métal et nul animal dans les bois ne les mangerait; le prince trouverait le chemin. Mais parfois les secondes s’écourtaient, trente-deux ans déjà qu’elle l’attendait; Astrid n’était pas très belle et quand les bois dormaient Astrid se réveillait impatiente. Le prince présupposé charmant n’était pas ponctuel; la ponctualité était la politesse des rois mais justement un prince n’est pas roi encore puisqu’il n’a pas trouvé sa reine alors comment aurait-il pu être ponctuel ; le raisonnement était imparable; Astrid patientait. Mais parfois se dressaient des maux d’oiseaux aux becs rouillés et à l’aile crissante, oiseaux se nourrissant de tôle, protéines 2 glucides 24 lipides 4, oiseaux possédant maxillaires et mandibulaires de métal, vertèbres caudales non soudées et crâne à voûte palatine, alors le prince perdait sa trace. Astrid la princesse déchue avait froid, trente-deux ans, et elle pleurait.
Restaurant végétarien, rue des Petits-Champs. Assortiment de légumes, protéines 24 glucides 2 lipides traces. Astrid mange. Trois tables plus loin, Reinaldo mange.
Il est une fois : il est une fois et demi plus grand que dans mes comptes d’enfance, un mètre quatre-vingt au moins, se dit Astrid en enfourchettant quelques légumes. Astrid tente de repousser de son corps cette pensée; elle ne veut pas être de ces expertes comptabilisant les points de tous les hommes qu’elles croisent tout en sachant que ces hommes ne les croiseront pas; la séduction imaginaire ne l’amuse pas. Pour clore l’épisode elle s’apprête à observer une dernière fois l’il: pour que la cravate bariolée ou le rictus déplacé d’un sourcil mette à bas le fantôme naissant de son prince et que meure le fantasme, étranglé par la laideur d’une cravate, le diable ait son âme. Mais voilà, la cravate est verte et le sourcil la regarde. Le sourcil la regarde expressément, la cravate est verte expressivement, et entre cette cravate et ce sourcil un œil qui semble regarder dans le vide. Astrid aimerait être pleine. Les légumes sont sains et saufs, en équilibre instable sur la fourchette. Astrid regarde la cravate et le sourcil; l’œil regarde ses formes pleines. Astrid tente de repousser les pensées de l’œil. Mais les pensées s’agrippent à son corps. Elles s’immiscent : sans doute une faille dans son corps d’ordinaire sage. Image du prince qui approche. Les secondes s’allongent et durcissent les choses.
Big, bang. Tourne la bobinette, chérie, et le monde cherra. D’aucuns appellent cela un coup de foudre.
Il fut une fois, un prince à la cravate verte. Dans un restaurant végétarien, rue des Petits-Champs. Astrid s’assit à ses côtés, aux côtés d’Astrid s’assit Reinaldo. Ils sortirent, bras dessous dessus. Marchèrent, de côté à côté. Jusque son appartement, devant derrière. Sa jupe, dessus dessous. Il, dehors dedans.

§

11 heures 32. «Tu n’es qu’un grand enfant». Voilà ce que madame Divan a dit à son fils Éric, lequel lui demandait une petite aide financière pour rembourser un remboursement, quoi comme genre de remboursement Éric n’était pas très clair; 550 000 francs Éric était très clair. Comment expliquer à sa maman que son fiston qui lisait Pinocchio tous les soirs, mentait tous les matins, mesurait son nez tous les midi, relisait, rementait, remesurait, comment expliquer à sa maman que son fiston n’était devenu ni écrivain ni géomètre mais malfrat. Il ne le pouvait. Il ne le put. Alors Éric ne fut pas très clair, il parla de remboursement de remboursement. Madame Divan s’en fut chez son banquier; débita 100 000 francs; débita c’est pour investir dans l’art contemporain vous comprenez, oh que je comprends dit le banquier, il se fait des choses si intéressantes. Vers midi Éric mesura son nez; la loi de Pinocchio n’avait pas varié. Il y avait eu la relativité générale, il y avait eu la physique quantique. Il y avait, imparfait de narration, la loi de Pinocchio: soit un nez de taille x à la date t, soit une circonstance y, soit un mensonge f(y), quelles que soient les valeurs prises par y dans l’ensemble des nombres réels, et quel que soit t, on a x constant. Le monde restait perfectible.
12 heures 45. «Tu n’es qu’un grand enfant». Voilà ce que le fils d’Éric a dit à Éric, lequel lui a répondu que répéter comme un perroquet les conneries que disait sa grand-mère c’était du psittacisme, oui monsieur du psittacisme si tu savais ce que c’était t’aurais peut-être pas eu quatre au bac français. La culture c’est comme la confiture répond, vexé, le fils d’Éric, plus on en a; plus on en a, le coupe Éric, plus on en a de la confiture plus on est une grand-mère et les grands-mères c’est juste bon à être dévoré par le loup. Et clac il raccroche. Et clac il prend conscience du fait que la grand-mère de son fils c’est tout bonnement sa mère, c’est sa mère et il a dit qu’il veut que le loup il la mange, le loup, sa mère, le grand loup, des restes de confiture sur les babines, le méchant loup, même dans la mythologie grecque ils avaient pas inventé pareille saloperie, il y a bien des rois qui bouffent leurs enfants mais pas leur maman, avec leur maman c’est juste coucher avec qu’ils veulent, pas la faire dévorer par un loup moyen voire grand et bête voire méchant; Éric a froid, quarante et un ans, et il pleurniche. Il pleurniche, pleurniche en ricanant, ricane en pleurnichant. Il ricane. Hé hé. Éric est content. Il va enfin pouvoir coincer son psychanalyste, ce gros prétentieux qui comprend tout sur tout. Là le psy il va rien comprendre. Il restera coi comme con. Ou alors il bafouillera, s’excusera, se défilera. Il s’en ira quémander, chez un psychanalyste pour psychanalystes, des éclaircissements sur l’inconscient de son patient monsieur Divan. Éric ricane. Pas facile de trouver des inconscients aussi inventifs que le sien tous les jours. Tuer le père, fastoche. Mais un mec qui veut que le loup il mange sa mère, ça c’est tout à son honneur au mec en question; ça tombe bien le mec c’est lui.
16 heures 17. «Je ne suis qu’un grand enfant». Voilà ce qu’Éric Divan a dit à son psychanalyste, lequel lui a répondu hm hm hm. Puis a trouvé une très longue réponse : la mythologie grecque avait pensé à tout. En outre, a dit le psychanalyste, en outre, hm hm. Oui, doublement hm hm même : car Éric a dit quelque chose de, comment dire ? Éric a dit : «je n’en reviens pas de mon existence». Or, malchance suprême, le psychanalyste n’a pas appris à réciter les départements à l’envers : il est de cette génération pourrie gâtée qui a seulement appris à conjuguer ses verbes du troisième groupe à l’envers. REVENIR. Je ne reviens pas, tu ne reviens pas, il ne revient pas, présentement ; je ne suis pas revenu, tu n’es pas revenu, il n’est pas revenu, d’un air passif et composite. Éric Divan a dit: «je n’en reviens pas de mon existence». C’est alors que, faisant montre d’une habilité linguistique suprême, le psychanalyste en vient à parler de négation du Revenu d’Existence. À propos, que pensez-vous de cette mesure gouvernementale? Repartir dans l’existence m’est difficile. Belle répartie, hm hm, des patients comme ça on en aimerait plus souvent sur son divan. Le psychanalyste prend rendez-vous chez un psychanalyste pour psychanalystes.

§

Aline Columpio va récupérer ses enfants chez leur père. Leur père n’est plus son mari depuis une semaine, officieusement. Il s’est installé dans un nouvel appartement, plus petit quant à la surface et tout aussi grand quant à la contenance, en litres de gin, du réfrigérateur. Le divorce n’est pas encore prononcé, officiellement dans le ciel personne n’est au courant, car André Columpio voulez-vous prendre Aline Cadier pour épouse, Oui; Oui, vice versa avait dit Aline, mais bientôt la lassitude d’Aline à l’usine, bientôt André se versant chaque soir quelques verres, bientôt la lassitude d’Aline à l’usine, bientôt André continuant de verser dans le vice; divorce; dans les cieux tout le monde est au courant officieusement. Aline met ses bottines de sept lieues, sept lieues c’est vingt-cinq minutes de métropolitain: porte de Bagnolet, troisième étage gauche.
Paul, six ans et demi et soixante Mokepon’s à son actif, c’est un esprit vif a dit la maîtresse, embrasse sa mère. Jeanne, quatre ans, traîne son lapin borgne par l’oreille en décrivant au pas de course de grands cercles concentriques autour de Paul qui embrasse sa mère. Paul sans doute ne connaît pas encore la formule du périmètre du cercle, ou bien alors il a surestimé la variable poids du lapin borgne dans le calcul de la vitesse de Jeanne; quoiqu’il en soit c’est le drame. Suit le constat. Paul est gendarme. Il ordonne à Jeanne de souffler dans un ballon rouge ; sa vitesse excessive lui laisse présager un taux d’alcoolémie élevé; Paul demande à Jeanne si elle apprécie le gin. Aline dit à son mari qu’il est «un beau modèle pour les enfants». Jeanne ne veut pas souffler dans le ballon. Elle regarde son lapin. La collision a eu raison de l’œil restant. Jeanne demande si le gouvernement ne pourrait pas subvenir aux frais d’opération oculaire, les aveugles si c’est pas la société qui s’en occupe qui s’en occupera on se le demande, ce lapin-là il mériterait bien un Revenu d’Existence. André dit à sa femme qu’elle est «un beau modèle pour les enfants». Les parents crient. Les enfants crient. Les secondes s’allongent et durcissent les choses. Les cris s’officialisent, rendez-vous au tribunal de grande instance. Dans le métropolitain, Jeanne a froid, quatre ans, etc.

§

Pierre Toltac, artiste-peintre riche et célèbre, a préparé un plan en trois parties pour se convaincre lui-même de son titre, a emprunté le smoking d’un ennemi d’ennemi d’ami, a acheté une moustache postiche dans un magasins de farces et attrapes. Il se sent nigaud. La foule glousse sur son passage. À cent mètres de la terrasse du Dôme, il a oublié sa troisième partie, à vingt mètres, il a oublié la deuxième, à deux mètres il ne sait plus rien. Il titube, esquisse un demi-tour ; trop tard. À un mètre de lui, un vieil homme replie son grand journal, relève son sourcil gauche et ôte son binocle. Pierre Toltac rougit sous sa moustache noire. Les secondes s’allongent et durcissent les choses. Une petite fille s’écrie Regarde maman ils tournent un film, sa mère accélère le pas et lui file une claque, ne pas se moquer des moustachus est une valeur morale qu’elle entend inculquer à sa descendance. Ne parvenant ni à retrouver sa couleur naturelle ni à quitter son air défait, Pierre Toltac opte pour l’humour, de degré 45 comme le whisky qu’il va devoir boire afin de ne pas mourir instantanément de honte: Your name is Brown, Recktall Brown?
Supposition exacte mon cher, asseyez-vous je vous prie, que désirez-vous boire mon très cher, garçon du whisky en quantité pour cet homme de qualité; mon cher vous êtes celui que je cherchais. Pierre Toltac semble ne plus jamais devoir retrouver son teint normal. Un premier verre de whisky arrange quelque peu la chose. Recktall Brown remet son binocle; il scrute. Pierre Toltac rougit à nouveau. Un second verre de whisky arrange quelque peu la chose. Recktall Brown se met à parler.
Mon cher, ma lettre comportait quelques sibyllins passages, l’heure est venue de vous engouffrer en ces passages dont je vais vous décrire les abords et les recoins obscurs. L’art, mon cher, est filiation. Je vous ai écrit Un artiste n’existe pas, sinon comme un véhicule pour son œuvre. L’artiste naît pour enfanter; à chaque enfantement c’est un peu de sa vie qu’il efface, repentir; remords, l’artiste meurt pour enfanter. À peine l’œuvre est-elle au monde que l’artiste ne la reconnaît plus; on la lui tend pour qu’il l’embrasse il la rejette; déjà il porte en lui l’œuvre suivante, la caresse, repentir, la violente, repentir; remords lorsque l’œuvre à tout jamais apparaît. Des êtres miséricordieux parfois adoptent l’œuvre la croyant chose céleste; ils ont tort. Le ciel est quelque chose et il n’est rien, le ciel est contenant et contenu, dedans et dehors, le ciel se crée lui-même; l’œuvre d’art sera chose céleste lorsqu’elle en ira de même. Mon cher, c’est cette œuvre que j’ai cherché, c’est cette œuvre que j’ai trouvé, c’est cette œuvre que je vais à exposer au monde : un homme. Je vous invite à n’être que ça. Vous êtes votre œuvre. Vous êtes votre propre enfant. Vous êtes obligé de n’être que ça. L’entreprise comporte quelques risques, mais après tout, Monsieur, vous êtes un artiste, et rien ne peut vous arriver.
Pierre Toltac ne bouge plus. Sa moustache moustachue seule semble exister encore : elle semble avoir froid, 28 ans, rire. La bouteille de whisky est entièrement vide. Recktall Brown esquisse un geste tendre. Il murmure Que se passe-t-il ?
 
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Épisode F
par Olivier de Solminihac

Histoires d’f, feuilleton télé, Reinaldo progresse, Toltac jacasse, Astrid rayonne.

 
«C’est vrai, ça, que se passe-t-il?» hurle Blanche, maintenant, face caméra, furieuse. Fend les files de Fords framboise, de Fiats fraise qui freinent férocement, fument. Ferraille se froisse, formes se fondent, Fjords fruits frais. Foule accourt, foule qui est familles et fistons et foetus, flâneuses, fureteurs et autres fantômes. Les techniciens la filment encore à foison, floue, puis le factotum dans son fauteuil fait: «C’est fini.» Blanche flamboie quelques instants, puis se fige, puis s’effondre.

Toltac, qui a failli pourtant foutre son faux-filet fricassée sur le falzar de Recktall Brown, son futur gourou (quand il aura atteint son point G, mais n’anticipons pas), fait fi de la situation. S’il se figure me fiche la frousse avec son nom de fèces flasques. «F’est fûrement fette fitcom fponforisée par la Fondafion», n’articule-t-il pas, fourrant une fourchetée de flageolets dans son pharynx. Quel flair.

Aline fait: «Qu’est-ce que vous fabriquez les fripons?». L’une des frimousses des enfants se faufile. «Le feuilleton Maman, ça commence!» Foutu feuilleton, fardeau de la fin février, la flibuste qui lui fait office de fils et fille, mon popaul, ptipaul mon ptifilou, et Jeanne ma jaja mon ptijus, la flibuste fermente devant la fenêtre de télévision : les fantasmes familiaux d’Aline s’enfuient chaque fois par cette fenêtre, disparaissent (ce que je voulais faire avec vous, mes enfants, ce que je voulais faire de vous, en fait, et que je n’ai pas fait, parce qu’il n’y avait pas d’autre force en moi que cette froide inertie), et maintenant des fibrilles furfuracées fanent son front de plus en plus entre les frisottis, (je ressemble à un frigidaire, moi que cette froide inertie, je suis un frigo). Pourtant, Aline se serait forcée à jouer au football, ou bien frisbee ou bien fléchettes, voire philatélie finlandaise ou fly surf, mais là, les enfants s’enferment à longueur de journée, farniente fade, autant être toute seule. «C’est La Minute, Maman, ça commence. Viens voir...» Aline s’approche, fatiguée, quoi, quoi, c’est quoi ce freak?, puis s’arrête et fait «Mais c’est, mais c’est...»

Toltac a fini son frichti, profite de son avantage sur Recktall Brown pour aligner phrase sur phrase. Vous savez (non bien sûr non), cette émission sur, comment, le câble, LCE La Chaîne de l’Existence. Oui. La Fondation Warhol, c’est eux qui coproduisent ça. C’est un concept pop, après tout, l’existence. Tout le monde en a une, ce qui est déjà pas mal (des enquêtes sociologiques récentes ont encore montré que le taux d’équipement des ménages en existences était légèrement supérieur à celui en télévisions et en voitures individuelles). Mais en plus, maintenant, elles ont toutes le même prix, avec ce Revenu d’existence : votre vie de merde (avec un nom comme ça, de toute façon) (j’aimerais bien savoir quel finaud feuilletoniste a affublé ce pauvre R d’un nom pareil), votre vie de merde, donc, vaut la vie de votre voisin, et ainsi de suite, jusqu'à la rock star ou la top model en tête de gondole. Nous sommes tous des soupes Campbell, man (le fait qu’il appelle son interlocuteur «man» montrait que Toltac se sentait en confiance meilleure, avantage pressenti et ascendant discursif sur GrandAttention Brune, alias Recktall, selon la traduction littérale de son nom navajo). Nous sommes tous des soupes Campbell, serrés dans nos appartements comme des conserves dans les rayonnages, avec nos existences consommables, nos existences périssables.
C’est cela, la vérité du Revenu: la libération de tous les fantasmes d’égalité. Par exemple, cette émission, La Minute: ils vont filmer des gens une minute à chaque fois, et ils diffusent tous ces portraits. Soixante millions d’habitants (sans compter les touristes) fois une minute: un million d’heures de programmes. Et c’est vrai, après tout, pourquoi y aurait-il plus de pub pour la soupe de poissons que pour la soupe au fenouil? Toutes les soupes auront leur quart d’heure de gloire, man. C’est la démocratie médiatique. Dans le temps, tout le monde pensait comme McLuhan, the medium is the message. Maintenant, l’époque est partagée en deux: il y a ceux pour qui life is the medium, et ceux pour qui the message is life.
Recktall commençait à s’ennuyer sévère en écoutant ces frasques philosophiques incontrôlées. Il regarda Pierre Toltac dans le fond des yeux, cherchant un peu de rouille, une arête concassée, deux yeux plus petits et luisants comme ceux d’un cabillaud, mais il dit simplement: «Quelle merde.»

Ailleurs, Lotto s’agite, frétille sur son faldistoire. Fricote avec son fax, avec le fil du téléphone, tapote. «Francesco... Francesco... c’est toi... oui, c’est moi... J’étais devant la télé, là... La Minute, ben oui, qu’est-ce que tu voulais que je... tu l’as vue aussi?... hallucinante hein?... Bon, tu te débrouilles, hein, mais il me la faut, cette foldingue.»
Les projets de Lotto commençaient à prendre forme, ce qui n’est pas trop tôt après cinq épisodes où il s’était senti brimé, ignoré, rejeté par cette société de l’existence. Il en avait conçu grand ennui et humiliation, & aussi foncière propension au fascisme, acné politique à base de cassettes vidéo d’époque (sous couvert de recherches en «histoire de l’architecture» pour un article qu’il n’écrirait jamais dans une revue infréquentable qui n’avait jamais vu le jour), et l’ivraie d’un parti brun, d’un groupuscule activiste, et plus généralement d’un homme nouveau tel que lui, Reinaldo Lotto, l’était depuis peu, poussait en son esprit dans les interstices de son emploi du temps.
First, l’organisation. Réunir quelques hommes de main (surtout des hommes) malléables: donc Francesco. Et puis... Bon, commencer avec Francesco. Second, l’idéologie. Bien ordonner le tout, pour qu’on sache où on va. Ou au moins le faire croire. Structurer, bon. Third, les faire-valoir. Faire croître le nombre des adhérents, des activistes. Si possible à parité : être à la mode. But (slogan): Autant pour Lotto qu’au Loto, Gagnez au Lotto, ce genre de trucs accrocheurs, drôles (hyper), vendeurs. Travailler férocement au recrutement. Et la meilleure façon, c’était de se fournir au grand casting national. Avait tanné les opérateurs pour que le câble lui soit installé dans les plus brefs délais. Avait chamboulé son salon pour cela. La télévision dans un coin, une tablette en formica près du fauteuil, quelques feutres, des feuilles, des fluos, des classeurs. Le téléphone de l’autre côté. Les ressources humaines, avait-il dit à Francesco, ça ne se traite pas à la légère. Et, jusqu'à présent, il n’avait vu que de pâles personnages, faibles, froussards, mal fagotés, jusqu'à cette femme à présent, Blanche P., à propos de laquelle il avait écrit cette appréciation lapidaire, «Fameuse femelle», avant d’appeler fissa son fidèle Francesco. Ancien flic, fouineur, chasseur de têtes, un peu privé. «Il me faut la foldingue, tu me la files.»

Eric Divan. Les jambes en flanelle dans sa voiture qui n’avance pas, sur le boulevard Saint-Germain. Eric Divan dans les embouteillages de sa pensée, point mort première, point mort première, mais qu’est-ce qu’ils foutent, là, se répétant «ça suffit» avec un seveu sur la langue depuis sa sortie du sofa, depuis sa dernière entrevue avec le psy, fac-similé de Freud, avec favoris et fossettes, avec pharmacopée des fonctions phoniques, «ça suffit je veux m’en aller vivre enfin vivre», se disant «c’est définitif», et maintenant cela faisait presque une heure, la voiture avait avancé de cinq fois rien, mais il fallait un début à tout, atteindre le périph, mais qu’est-ce qu’ils foutent, il avait eu le temps de détailler les fumeurs effrontés du Flore, de se focaliser ensuite sur cet attroupement de télé entre les rues du Four et d’Hautefeuille, en écoutant François Feldman, Frédéric François, FFF, sur RFM. Point mort, première. Se disant je m’en vais, à l’instar de Ferrer, je vais faire la fête, foncer vers le Sud, traverser l’Espagne, passer Gibraltar pour atteindre l’Afrique, m’arrêter à Fès, repartir, parler fulfuldé avec les pasteurs peuhls, atteindre Freetown. Là-bas, se disant j’aurai la vie d’un pacha, quand j’y serai, là-bas, si j’y suis. Si l’Existence suffit à me payer mon essence.

Astrid téléphone à Blanche Prieur. Falote. Blanche ? Oui, c’est Astrid. Dis-moi, il y a un type qui vient de m’appeler, il voulait une sorte de fiche technique sur toi, je ne sais pas, nom prénom profession, oui, rapport au feuilleton. Un accent florentin, un peu frimeur. «Fabuleux, il disait, fantasmabuleux.» Et puis il a posé d’autres questions, fréquentations, fricotations, tout ça. Je lui ai demandé ce qu’il voulait, à la fin. Je lui ai dit que c’était ta vie après tout. «Sa vie, il m’a dit, sa vie ? Mais sa vie c’est une fiction.» Non, moi non plus je n’aime pas du tout ça.
Il faut dire, tu y es allée fort. Je comprends que tu, tu te donnes, tu te donnes à fond pour ton association, mais là moi, je trouve comment dire, je trouve que tu as poussé le bouchon. Pense un peu à toi. Ménage-toi... Qu’on se voit?... c’est-à-dire... en fait j’ai rendez-vous... non, tu ne le connais pas... Un mec fantastique...
Astrid raccroche. Va pour se parfumer. Elle rayonne.
 
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À suivre: Épisode G
par Filippo Buch

REPRENONS: Un producteur, un looser, un gêneur, un sauveur.

 
 
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