U Roman-feuilleton
L’État français a décidé de remplacer son dispositif de prestations sociales par une allocation universelle, le Revenu d'Existence, ou RE. Le RE est égalitaire : il consiste en une même somme versée chaque mois à chaque citoyen, quels que soient ses éventuels autres revenus. Le RE est totalement inconditionnel : il est indépendant de l'âge, de la situation familiale, etc. Riches comme pauvres disposent donc d’environ 5000 francs par mois imposables. L’État finance le RE comme il finance aujourd'hui son système de protection sociale - il fait de plus des économies sur les coûts de gestion bureaucratique, puisqu'il n'y a plus à calculer le montant des aides versées à chacun. Au moment où débute notre histoire, la mesure vient tout juste d’être lancée, au milieu d’un tonnerre de polémiques. La fin du travail ? Nos six héros en sont les précurseurs : ils sont parmi ceux qui se décident les premiers à faire de ces 5000 francs non un argent de poche, mais l’argent d’une vie taille réelle. Reste à définir, pour chacun, ce qu’est une vie à leur mesure.
Episode a
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R de réel Imaginaire (Articles) |
Épisode A Eric Divan emmène donc Louise Capture en voyage, il l’emmène
à la mer, sans trop savoir ce qu’il espère. Lundi matin,
aucun écran ne lui souhaitera la bienvenue sourire aux lèvres,
après avoir dignement trépigné tout le week-end. Aucun
clavier n’aura rêvé de ses caresses professionnelles en maudissant
ce fichu portable, qui non seulement dort à côté de
lui chaque nuit, mais qui en plus a droit aux voyages en business classe,
champagne à l’œil et grands fauteuils. Même le portable, ils
l’ont repris, et c’est ce crétin de Chambrette qui s’en est chargé.
Enfin, si ça lui pouvait lui faire plaisir. En d’autres termes,
et en l’absence de tout lundi matin digne de ce nom, Eric Divan se dit
qu’il faut bien faire quelque chose. Et pourquoi pas la mer. Juste le temps
de prévenir la secrétaire du Ministère du Temps Libre,
parce qu’elle aime bien savoir ce que font ses protégés,
et c’est Sissi qui arrive clap-clap. Elle traverse le hall de l’aéroport
en sautillant dans sa minijupe : la Grèce, la mer, la mer, tout
ce bleu. Les murs répondent à Sissi de leurs grains épais.
Chacun de ses mouvements laisse une trace, traînée vague et
blanche. L’avion se passe.
Épisode B
Épisode C Café de F., cent quarante boulevard St.G., P. sixième
arrondissement
Madame, (et si Madame est absente ou moins jolie que vous : Monsieur),
Je suis un artiste-peintre riche et célèbre. Riche grâce
à un patrimoine familial que je dilapide consciencieusement, patrimoine
auquel s’adjoignent mensuellement cinq mille francs tout ronds gracieusement
alloués par l’État français pour célébrer
mon existence terrestre ; célèbre par le fruit de mon talent.
Je pourrais ajouter beau, mais ce serait là user d’un argument malhonnête
qui n’a que peu de choses à voir avec l’art : le fait que j’arbore
une moustache rocambolesque n’est que piété familiale envers
feu mon bisaïeul Salvador D.
Suivait une signature propre à faire taire trois graphologues
confirmés pendant huit jours.
Épisode D
Des dix-neuf lettres péniblement extraites de sa boîte,
Pierre Toltac, fébrile, écarte rapidement une facture d’électricité,
une publicité pour Wanaboo et une missive rose de sa soeur, timbrée
de Grasse, pour former un tas cohérent d’enveloppes rectangulaires
à en-tête des galeries. Déjà seize réponses
à son courrier, et en deux jours, vaches et cochons passent en troupeaux
devant ses yeux, secrétaire, voiture de course, toiles de 3 m sur
5 où inventer l’abstraction tranquille du nouveau siècle
et pourquoi pas un appartement quai Voltaire, avec vue sur la Seine et
non loin du quartier où ses œuvres se vendent, déjà
seize réponses et déjà seize rêves différents,
l’art en miettes, monnaie sonnante et trébuchante, même un
cadeau pour sa sœur, marbre importé directement de Forte dei Marmi,
par l’Atlantique, la Manche, la Seine, devant chez lui, il divague, se
reprend, ouvre la première lettre. Elle est signée Ferrer,
directeur de galerie dans le IXème arrondissement.
Cher ami, (ami, cher, déjà)
La lettre est postée de la rue Rochechouart, quand même
pas un quartier pour une galerie, et puis ce vague ton avant-garde, cette
fausse complicité, Pierre lui dira que le jaune, depuis l’abstraction
américaine..., et puis l’avant-garde, c’est dépassé,
comment croit-il que l’on devient riche et célèbre ? Une
idée, Monsieur Ferrer, une idée, mais pas une idée
molle comme le sommeil, pas une idée de l’art, non, une idée
de soi, riche et célèbre, Ferrer... Remonté par sa
verve intérieure, Pierre tend la main vers le paquet à peine
entamé, posé sur le cageot renversé peint en noir
qui lui sert de table basse, se saisit de l’enveloppe du dessus, ouvre
la seconde lettre.
Monsieur, (c’est moins aimable)
§ Éric Divan n’est pas encore complètement découragé.
Sa mise en liberté provisoire, il l’occupe à passer en revue
les vingt-six rubriques de son carnet d’adresses. Il n’en est qu’à
la lettre D, qui lui prend du temps, une grande partie de sa famille étant
rangée à la lettre D. Marie-Laure Divan, c’était sa
marraine, mais elle a décidé, lorsqu’il eut dix-huit ans,
de ne plus jamais lui donner d’argent, il pouvait toujours essayer de l’appeler.
Un répondeur, vous êtes bien au..., il raccroche. Henri Divan,
psychanalyste, ça ne servirait à rien de lui téléphoner.
Il lui avait fourni, il y a vingt ans, les premiers éléments
d’une petite théorie de la concordance des noms avec les professions,
Joseph Dubois, charpentier, André Breton, Breton, Roselyne Bouchères,
boulangère... Monique Divan, Bruno et Jocelyne Divan, ah, André
Divan, André Divan, lui, pourrait l’aider. N’avait-il pas revendu
il y a deux ans sa florissante petite entreprise de salles de bains plastiques
? Des salles de bains prêtes à installer dans les appartements
parisiens, nombreux, qui n’en disposaient pas. Il l’avait revendue, quoiqu’elle
fût florissante, pour écrire un bouquin, il avait plein d’argent,
il ne dépensait rien, il pourrait au moins l’aider financièrement,
payer l’amende, lui donner un conseil, oui, allo, André ? C’est
Éric, Divan, Éric, ton neveu. [...] Non, je ne t’appelle
pas pour ça, rien de grave, oui je suis un peu coincé [...],
oui mes enfants vont bien, non, j’ai fondu un plomb, comme ils disent,
les moniteurs vidéo de surveillance à distance m’ont surpris
en train de mettre à sac mes anciens bureaux [...], non je ne me
souviens de rien, je ne me suis même pas reconnu sur les bandes [...],
oui j’ai pensé à appeler Oncle Henri, mais pour l’instant,
c’est urgent, je dois rembourser les dégâts, tu vois, [...],
550 000 francs à peu près, j’ai pensé que... il a
raccroché ce salaud. J’aurais dû m’en douter, Éric
parle tout seul, la famille, ça sert jamais à rien, qu’à
laisser penser bêtement que ça pourrait servir. Il se sent
un petit peu humilié, mais pas trop. Et, se remémorant soudain
les bons conseils de Blanche, franchissant d’un bond les quatorze lettres
séparant le D. du R., je vais appeler cette conne d’Astrid Rayonne.
§ La troisième lettre ne porte pas d’en-tête, mais une épigraphe
en italiques et en relief, dont Pierre Toltac, qui n’en comprend pas la
signification, conclut qu’elle doit servir de devise à ce galeriste
cultivé, ou fou. Nihil Cavum neque signo apud Deum. Saint
Irénée, Contre les hérésies. Elle est
suivie d’une autre mention en exergue, dans le même caractère
d’impression que le reste de la lettre, manifestement ajoutée là
pour lui : Méphistophélès (bas) : Que se passe-t-il
? Wagner (bas) : On crée un homme. En quoi Pierre, qui avait
aussi suivi l’UE 326 « Figures de Satan dans le théâtre
romantique » reconnaît le second Faust. Cette histoire
commençait à devenir assez excitante, il allume une cigarette.
Cher Monsieur,
C’était signé Recktall Bown. Le nom ne disait rien à
Pierre Toltac. Il relit deux fois l’étrange missive. Elle dépasse
ses espérances, en même temps elle lui fait un peu peur. Certainement,
il se rendra au rendez-vous, mais qu’est-ce qu’il peut bien vouloir dire
vous êtes obligé de n’être que ça. Il
n’est pas sûr d’avoir complètement décidé, et
puis ce ton de mystère, cette surprenante disparition, canular pour
canular ? il s’agira de jouer fin, de ne pas se précipiter sur sa
prétendue proposition, en attendant, voyons la suite.
La quatrième lettre part rejoindre le petit tas des affaires
courantes, factures et carte-postale-de-ma-soeur. C’était une invitation
pour le vernissage des 36 photos que Dominique Noguez croyait avoir prises
à Séville. Aucune lettre ne l’accompagne, pas le moindre
embryon de réponse à sa lettre, il irait s’il avait le temps.
La cinquième, surprise, est la première qui soit signée
d’un nom féminin, or la sienne, il l’avait d’abord adressée
aux femmes du métier. Monsieur, écrivait-elle en substance,
après avoir exercé longtemps le métier d’antiquaire
à Boulogne-sur-mer, j’ai décidé de tenter ma chance
à Paris et d’exposer des artistes d’aujourd’hui. Très intéressée
par votre envoi, je vous invite à venir me présenter votre
travail au 53, rue des Vinaigriers, dans le Xème arrondissement,
j’y suis tous les jours jusqu’à 19 heures. C’était précis,
sans charme, sans détours, précis oui, à côté
de l’envoi précédent, évidemment, cela manquait de
fantaisie, mais peut-être était-elle jolie, son prénom
était joli, Muriel, c’était quand même plus doux que
Recktall Brown. À voir. Encore dix, Muriel, vous ne serez sans doute
pas la seule, il lui parlait déjà, son prénom faisait
déjà partie de son existence et se moulait dans son rêve.
La sixième, une femme encore, n’émanait pas d’une galerie,
mais d’Isabel Archer, riche américaine de passage en Europe, intéressée
par Dali et ses fils, « spirituels », bien sûr, ah ah
ah, Pierre croyait l’entendre rire. Elle avait eu ses coordonnées
par la Galerie de la Muette, encore, qu’est-ce que c’était que cette
Galerie de la Muette, il se renseignerait. La septième ne retient
guère plus son attention. Signée Monsieur Arnoux, encore
un antiquaire, elle lui donne l’air de venir d’un petit trafiquant, en
quête d’un « gros coup », comme il dit. Sans intérêt.
Celle qu’il ouvre ensuite semble nettement plus excitante, pour la première
fois, il connaît le nom du collectionneur. Hermann Raffke. Qui était
le guignol qui cherchait à se faire passer pour Hermann Raffke ?
Pierre allume sa troisième cigarette.
Monsieur,
§ Le matin du même jour, Astrid Rayonne avait décidé
que cela suffisait, elle ne pouvait pas, en plus, renouveler toute sa garde-robe
en 42, après l’avoir entièrement reconstituée lors
de ses premiers jours d’oisiveté. Il fallait arrêter les expériences
culinaires, mettre son savoir-faire au service du bien-être, de la
légèreté, de la minceur à retrouver. Ne plus
remplir son temps à se remplir, mais l’occuper à s’occuper.
Première chose, appeler Blanche, l’informer de son état d’esprit
nouveau, en attente d’un corps nouveau. Deuxième chose, afficher
sur son frigidaire, comme un magazine conseillait de le faire, des photos
de mannequin en lingerie fine ou en maillot de bain, Sa conscience aurait
besoin de suggestion. Troisième chose, pour fêter ça,
elle irait déjeuner, c’était décidé, d’une
collation minimale, au restaurant végétarien de la rue des
Petits-Champs. Son assurance reconquise, elle laisse la porter se fermer
seule derrière elle et se dirige vers le buffet.
§ Le connaisseur, Monsieur, va au musée ou visite une galerie
pour examiner tout au plus un tableau, une statue, un objet, il y va pour
regarder, juger, un Véronèse, un Vélasquez, ils vont
droit à une seule œuvre d’art et l’examinent à leur façon.
Ayant constaté cette pratique, j’ai décidé de n’exposer
dans ma galerie qu’une seule œuvre à la fois, un seul tableau, une
seule sculpture, une seule photo qui, étant unique, devient unique.
Je vous demande donc de me faire parvenir une pièce solitaire, que
j’exposerai volontiers lorsque j’aurai vendu, fort cher, celle que j’accroche
actuellement. Signé Reger.
L’avant-dernière marquait plus d’audace encore. L’en-tête
portait le nom et l’adresse d’un Monsieur Gobseck, et le texte l’invitait
à déposer le plus tôt possible l’ensemble de ses œuvres
chez lui, il en ferait usage, et profit. Mais encore ? Aucune indication
ne précisait les modalités du dépôt, ni la nature
des profits, non plus que leur bénéficiaire. Une enquête
ultérieure se révélait là encore nécessaire.
Moins douteuse, mais plus énigmatique, la dernière lettre
était signée Elmyr de Hory :
Comme vous le savez sans doute, cher Monsieur, et j’ose espérer
que mon nom ne vous est pas inconnu, j’ai déjà exposé
Braque, Matisse, Modigliani... et mon palmarès n’attend que vous.
Si vous ignorez les moyens de mon travail, je me ferai un plaisir de vous
les expliquer lors d’un rendez-vous que vous voudrez bien me donner. L’art,
cher Monsieur, est un mensonge qui fait comprendre la réalité.
Épisode E § 11 heures 32. «Tu n’es qu’un grand enfant». Voilà
ce que madame Divan a dit à son fils Éric, lequel lui demandait
une petite aide financière pour rembourser un remboursement, quoi
comme genre de remboursement Éric n’était pas très
clair; 550 000 francs Éric était très clair. Comment
expliquer à sa maman que son fiston qui lisait Pinocchio tous les
soirs, mentait tous les matins, mesurait son nez tous les midi, relisait,
rementait, remesurait, comment expliquer à sa maman que son fiston
n’était devenu ni écrivain ni géomètre mais
malfrat. Il ne le pouvait. Il ne le put. Alors Éric ne fut pas très
clair, il parla de remboursement de remboursement. Madame Divan s’en fut
chez son banquier; débita 100 000 francs; débita c’est pour
investir dans l’art contemporain vous comprenez, oh que je comprends dit
le banquier, il se fait des choses si intéressantes. Vers midi Éric
mesura son nez; la loi de Pinocchio n’avait pas varié. Il y avait
eu la relativité générale, il y avait eu la physique
quantique. Il y avait, imparfait de narration, la loi de Pinocchio: soit
un nez de taille x à la date t, soit une circonstance y, soit un
mensonge f(y), quelles que soient les valeurs prises par y dans l’ensemble
des nombres réels, et quel que soit t, on a x constant. Le monde
restait perfectible.
§ Aline Columpio va récupérer ses enfants chez leur père.
Leur père n’est plus son mari depuis une semaine, officieusement.
Il s’est installé dans un nouvel appartement, plus petit quant à
la surface et tout aussi grand quant à la contenance, en litres
de gin, du réfrigérateur. Le divorce n’est pas encore prononcé,
officiellement dans le ciel personne n’est au courant, car André
Columpio voulez-vous prendre Aline Cadier pour épouse, Oui; Oui,
vice versa avait dit Aline, mais bientôt la lassitude d’Aline à
l’usine, bientôt André se versant chaque soir quelques verres,
bientôt la lassitude d’Aline à l’usine, bientôt André
continuant de verser dans le vice; divorce; dans les cieux tout le monde
est au courant officieusement. Aline met ses bottines de sept lieues, sept
lieues c’est vingt-cinq minutes de métropolitain: porte de Bagnolet,
troisième étage gauche.
§ Pierre Toltac, artiste-peintre riche et célèbre, a préparé
un plan en trois parties pour se convaincre lui-même de son titre,
a emprunté le smoking d’un ennemi d’ennemi d’ami, a acheté
une moustache postiche dans un magasins de farces et attrapes. Il se sent
nigaud. La foule glousse sur son passage. À cent mètres de
la terrasse du Dôme, il a oublié sa troisième partie,
à vingt mètres, il a oublié la deuxième, à
deux mètres il ne sait plus rien. Il titube, esquisse un demi-tour
; trop tard. À un mètre de lui, un vieil homme replie son
grand journal, relève son sourcil gauche et ôte son binocle.
Pierre Toltac rougit sous sa moustache noire. Les secondes s’allongent
et durcissent les choses. Une petite fille s’écrie Regarde maman
ils tournent un film, sa mère accélère le pas et lui
file une claque, ne pas se moquer des moustachus est une valeur morale
qu’elle entend inculquer à sa descendance. Ne parvenant ni à
retrouver sa couleur naturelle ni à quitter son air défait,
Pierre Toltac opte pour l’humour, de degré 45 comme le whisky qu’il
va devoir boire afin de ne pas mourir instantanément de honte: Your
name is Brown, Recktall Brown?
Épisode F Toltac, qui a failli pourtant foutre son faux-filet fricassée
sur le falzar de Recktall Brown, son futur gourou (quand il aura atteint
son point G, mais n’anticipons pas), fait fi de la situation. S’il se figure
me fiche la frousse avec son nom de fèces flasques. «F’est
fûrement fette fitcom fponforisée par la Fondafion»,
n’articule-t-il pas, fourrant une fourchetée de flageolets dans
son pharynx. Quel flair.
Aline fait: «Qu’est-ce que vous fabriquez les fripons?».
L’une des frimousses des enfants se faufile. «Le feuilleton Maman,
ça commence!» Foutu feuilleton, fardeau de la fin février,
la flibuste qui lui fait office de fils et fille, mon popaul, ptipaul mon
ptifilou, et Jeanne ma jaja mon ptijus, la flibuste fermente devant la
fenêtre de télévision : les fantasmes familiaux d’Aline
s’enfuient chaque fois par cette fenêtre, disparaissent (ce que je
voulais faire avec vous, mes enfants, ce que je voulais faire de vous,
en fait, et que je n’ai pas fait, parce qu’il n’y avait pas d’autre force
en moi que cette froide inertie), et maintenant des fibrilles furfuracées
fanent son front de plus en plus entre les frisottis, (je ressemble à
un frigidaire, moi que cette froide inertie, je suis un frigo). Pourtant,
Aline se serait forcée à jouer au football, ou bien frisbee
ou bien fléchettes, voire philatélie finlandaise ou fly surf,
mais là, les enfants s’enferment à longueur de journée,
farniente fade, autant être toute seule. «C’est La Minute,
Maman, ça commence. Viens voir...» Aline s’approche, fatiguée,
quoi, quoi, c’est quoi ce freak?, puis s’arrête et fait «Mais
c’est, mais c’est...»
Toltac a fini son frichti, profite de son avantage sur Recktall Brown
pour aligner phrase sur phrase. Vous savez (non bien sûr non), cette
émission sur, comment, le câble, LCE La Chaîne de l’Existence.
Oui. La Fondation Warhol, c’est eux qui coproduisent ça. C’est un
concept pop, après tout, l’existence. Tout le monde en a une, ce
qui est déjà pas mal (des enquêtes sociologiques récentes
ont encore montré que le taux d’équipement des ménages
en existences était légèrement supérieur à
celui en télévisions et en voitures individuelles). Mais
en plus, maintenant, elles ont toutes le même prix, avec ce Revenu
d’existence : votre vie de merde (avec un nom comme ça, de toute
façon) (j’aimerais bien savoir quel finaud feuilletoniste a affublé
ce pauvre R d’un nom pareil), votre vie de merde, donc, vaut la vie de
votre voisin, et ainsi de suite, jusqu'à la rock star ou la top
model en tête de gondole. Nous sommes tous des soupes Campbell, man
(le fait qu’il appelle son interlocuteur «man» montrait que
Toltac se sentait en confiance meilleure, avantage pressenti et ascendant
discursif sur GrandAttention Brune, alias Recktall, selon la traduction
littérale de son nom navajo). Nous sommes tous des soupes Campbell,
serrés dans nos appartements comme des conserves dans les rayonnages,
avec nos existences consommables, nos existences périssables.
Ailleurs, Lotto s’agite, frétille sur son faldistoire. Fricote
avec son fax, avec le fil du téléphone, tapote. «Francesco...
Francesco... c’est toi... oui, c’est moi... J’étais devant la télé,
là... La Minute, ben oui, qu’est-ce que tu voulais que je... tu
l’as vue aussi?... hallucinante hein?... Bon, tu te débrouilles,
hein, mais il me la faut, cette foldingue.»
Eric Divan. Les jambes en flanelle dans sa voiture qui n’avance pas,
sur le boulevard Saint-Germain. Eric Divan dans les embouteillages de sa
pensée, point mort première, point mort première,
mais qu’est-ce qu’ils foutent, là, se répétant «ça
suffit» avec un seveu sur la langue depuis sa sortie du sofa, depuis
sa dernière entrevue avec le psy, fac-similé de Freud, avec
favoris et fossettes, avec pharmacopée des fonctions phoniques,
«ça suffit je veux m’en aller vivre enfin vivre», se
disant «c’est définitif», et maintenant cela faisait
presque une heure, la voiture avait avancé de cinq fois rien, mais
il fallait un début à tout, atteindre le périph, mais
qu’est-ce qu’ils foutent, il avait eu le temps de détailler les
fumeurs effrontés du Flore, de se focaliser ensuite sur cet attroupement
de télé entre les rues du Four et d’Hautefeuille, en écoutant
François Feldman, Frédéric François, FFF, sur
RFM. Point mort, première. Se disant je m’en vais, à l’instar
de Ferrer, je vais faire la fête, foncer vers le Sud, traverser l’Espagne,
passer Gibraltar pour atteindre l’Afrique, m’arrêter à Fès,
repartir, parler fulfuldé avec les pasteurs peuhls, atteindre Freetown.
Là-bas, se disant j’aurai la vie d’un pacha, quand j’y serai, là-bas,
si j’y suis. Si l’Existence suffit à me payer mon essence.
Astrid téléphone à Blanche Prieur. Falote. Blanche
? Oui, c’est Astrid. Dis-moi, il y a un type qui vient de m’appeler, il
voulait une sorte de fiche technique sur toi, je ne sais pas, nom prénom
profession, oui, rapport au feuilleton. Un accent florentin, un peu frimeur.
«Fabuleux, il disait, fantasmabuleux.» Et puis il a posé
d’autres questions, fréquentations, fricotations, tout ça.
Je lui ai demandé ce qu’il voulait, à la fin. Je lui ai dit
que c’était ta vie après tout. «Sa vie, il m’a dit,
sa vie ? Mais sa vie c’est une fiction.» Non, moi non plus je n’aime
pas du tout ça.
À suivre: Épisode G
par Haydée Soula
Astrid et Blanche partent à l’aventure alors qu’Éric s’offre des vacances.
C’est dans le bureau que Monsieur Politoff a abandonné le mois dernier
qu’on a fêté les premières démissions de la
filiale. Astrid ne voulait pas venir, lassée des remarques qu’on
lui faisait depuis l’annonce officielle de sa décision. Monsieur
Politoff lui-même avait ouvert le feu avant de partir à la
retraite. Elle pouvait encore sentir son odeur de vieux savon dans le bureau
désaffecté. Elle l’entendait encore, allant et venant entre
la fenêtre et la machine à café :
« A trente-deux ans, Mademoiselle Rayone, vous pourriez tout
de même travailler encore un peu avant la retraite. Si vous aviez
des enfants, éventuellement, ça se comprendrait. Mais là…
Et ne me dites pas que c’est une question de génération.
Regardez le petit Mellot qui vient d’arriver, il est jeune lui aussi, mais
c’est pas le RE qui va l’empêcher de turbiner. Il y a quelque chose
que vous n’avez pas l’air de comprendre : cette satisfaction immense que
j’éprouve pour ma part à la veille de mon départ en
retraite — satisfaction d’une vie de travail bien remplie, satisfaction
d’avoir gravi les échelons, et surtout d’avoir mérité
cet argent qui m’a fait vivre, qui a fait vivre ma famille, qui… Eh bien
tout ce bonheur qui couronne une vie, vous vous en privez. Ça me
fait mal au cœur. Comprenez-moi bien, je ne dis pas ça contre vous,
au contraire. C’est que je me sens comme responsable, vous voyez ? C’est
juste une question d’expérience. Et puis entre nous, Mademoiselle,
secrétaire, on peut pas dire que ce soit éreintant comme
métier. Surtout avec les moyens informatiques d’aujourd’hui… »
Même si beaucoup partageaient son avis, cette dernière
phrase faisait sourire : pour ce qu’il les utilisait, lui, les moyens informatiques
d’aujourd’hui… Mais quand Monsieur Politoff était lancé sur
le RE, il n’y avait que l’imminence de la pause déjeuner pour l’arrêter.
Il ménageait de temps à autre quelques blancs dans son discours.
Juste le temps de froncer les sourcils d’un air exaspéré
qui donnait un éclat bizarre à ses grands yeux raisonnables,
et il reprenait de plus belle en faisant résonner chaque syllabe
du nom d’Astrid : « Enfin, Mademoiselle Rayone… » Parfois il
ajoutait avec cette légèreté qu’il ne trouverait jamais
: « Vous allez faire mentir votre joli nom. », assez fier de
son jeu de mots. En y repensant, Astrid regrettait juste de n’avoir jamais
osé lâcher ce « Pas très poli, Monsieur Toff
» qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps. Malgré
le fantôme de Monsieur Politoff, malgré les émules
qu’il avait pu faire avant de finalement se retirer sur la Côte d’Azur,
Astrid s’est doucement laissée convaincre par Blanche que c’était
là sa dernière obligation professionnelle. Assister à
ce pot d’adieu, faire un petit discours rougissant, grignoter en rigolant,
ce serait tout. Même si tout le monde n’approuvait pas leur choix
de devenir chômeuses consentantes et fières de l’être,
les gâteaux secs et le mousseux retarderaient toujours un peu les
commentaires malveillants.
A un moment donc, avant qu’il finisse par ne plus rester personne,
Astrid et Blanche ont dû parler à tour de rôle. Se sentant
responsable de l’embarras d’Astrid, Blanche a pris la parole en premier
— d’autant qu’elle n’entendait pas bousculer le protocole maison à
la dernière minute, et qu’il semblait logique qu’un cadre (on disait
: une cadre) de cinquante ans passés parle avant la secrétaire
du pauvre Politoff.
Blanche a donc pris quelques minutes pour dire son attachement à
l’entreprise qui avait su la comprendre dans ses choix de vie en facilitant
son départ dans de bonnes conditions. Elle a salué plus particulièrement
ses proches collaborateurs, et les a chaleureusement remerciés d’avoir
pris en charge les dossiers en cours. Elle a conclu en espérant
que cette période nouvelle de sa vie qui commençait serait
aussi sereine que celle qui s’achevait ce soir, ce qui a fait pouffer Astrid.
Aussitôt, le président de la filiale, qui devait également
avoir envie de rentrer chez lui, a souhaité bonne chance à
Blanche Prieur et passé la parole à Astrid Rayone. Celle-ci
a regretté que Monsieur Politoff ne soit plus là, mais elle
tenait surtout à remercier son amie Blanche sans laquelle elle n’aurait
jamais eu l’idée ni le courage de partir ainsi à l’aventure.
Elle a l’intention de voyager, elle a promis d’envoyer des cartes postales
à tout le monde. On s’est embrassé, et chacun est rentré
chez soi.
Il pleuvait. Blanche a proposé à Astrid de la raccompagner
en voiture.
— Plus sérieusement, Astrid, tu as une idée de ce que
tu vas faire ?
— Oh, plein de trucs, tout ce que je n’avais pas le temps de faire
à cause du boulot. Et toi ?
— Moi, c’est surtout pour m’investir dans l’association que j’ai lâché
la boîte. Maintenant que j’ai les moyens de le faire… On peut savoir
pourquoi tu grimaces comme ça ?
— Rien, c’est juste qu’à peine tu as quitté le boulot
que tu t’en donnes un autre.
— Tu devrais venir un jour pour voir, peut-être même que
ça te donnerait envie, quand tu en auras marre des vacances forcées.
— Marre ?, a dit Astrid en tournant la tête vers la fenêtre.
Vers une heure de l’après-midi, le téléphone sonne
déjà depuis une bonne minute quand Eric finit par l’entendre.
Le petit écran incrusté dans le combiné indique qu’il
s’agit de son ex-femme. Information qui achève de le réveiller.
Il se redresse dans le lit et décroche.
— Eric, c’est moi. S’il-te-plaît, dis à ton fils qu’il
faut qu’il travaille à l’école. J’ai vu sa prof de maths
hier, c’est…
La voix réprime un sanglot et dit qu’elle n’en peut plus. Eric
sort du lit sans faire trop de bruit. Il reste debout, tout nu, penché
sur le téléphone, attentif aux bruits de fond qui filtrent
derrière les pleurs.
— Passe-le moi. Allô, Antonin ? Antonin, écoute, c’est
ton père. Ne fais pas pleurer ta mère. Écoute-la,
elle a raison, il faut…
Eric écarquille les yeux. Son corps se raidit. Il jette un œil
furtif vers le lit afin de s’assurer que la jeune fille dort toujours,
comme inquiet à l’idée qu’elle ait pu entendre ce morveux
traiter de gland son propre père. Son fils de treize ans refuse
de faire des maths parce qu’il estime qu’il n’est pas nécessaire
de faire d’études pour devenir un gland comme son père. Eric
pense à lui expliquer en souriant que pour être un bon gland
il faut avoir mis pas mal d’argent de côté, et pour ça
avoir pas mal travaillé, et pour ça avoir fait pas mal d’études,
et que c’est pas avec le RE qu’un gland de base pourra se payer son appart.
Mais il se dit aussitôt, dans un sursaut de responsabilité
paternelle, que ce principe selon lequel un bon gland est un gland riche
ne fait sûrement pas partie du bagage moral qu’il est censé
léguer à son fils aîné. Pendant qu’il tergiverse
en toussotant, ce dernier a raccroché.
Eric retourne s’allonger en pensant à son compte en banque.
Il s’approche timidement de sa jeune amie, lui caresse le bras en lui soufflant
sur la joue. Décidément, les actrices sont des filles particulières,
et pas seulement parce qu’elles ont la fesse plus tendre que d’autres.
Ce qu’elles comprennent, on l’ignore, mais ça ne leur échappe
pas. Naturellement, Sissi leur ressemble, elle a l’air d’avoir vingt ans.
Elle est blonde comme d’autres sont belles. Sissi, c’est Louise Capture,
un film et demi à son actif, rencontrée aux Bains le mois
dernier. Comme la douceur ne semble pas opérer, Eric se décide
à la secouer un peu. A peine a-t-elle ouvert les yeux qu’il lui
propose de partir. Elle accepte.
De l’extérieur, la villa n’est pas si laide, elle donne vraiment
sur la mer. Pourquoi ses souvenirs en doutaient, il ne sait pas. En fait
tout est blanc, moins Méditerranée qu’hôpital. En dépit
de la nouveauté, malgré la mer qui lui remplit la bouche
depuis le départ, même aveuglée par l’idée joyeuse
de ces premières vacances d’adulte, Sissi est déçue
sans l’admettre. C’est pas grave, le rassure-t-elle à moitié
sincère. Il la serre dans ses bras en signe d’acquiescement, elle
l’aime.
Ils inspectent un peu. Octave a gentiment fait un ménage succinct,
juste dépoussiéré l’abandon des lieux. Plus, ç’aurait
été trop. Après tout ce n’est pas son métier,
explique Eric à Sissi : Octave c’est le jardin et les voitures quand
il y en a. Ils sont à pied, et tout a gelé cet hiver. Pour
lui aussi c’est les vacances. « Pour lui aussi? Tu rigoles ou quoi?
Pour moi c’est les vacances, pour ce Monsieur Octave c’est les vacances,
mais pour toi… c’est juste la belle vie qui continue ailleurs. Moi, dans
une semaine, il faut que je sois à Alençon, je suis obligée
- tu te souviens ce que c’est, être obligé ? Ton Octave, dès
qu’il fera beau, il faudra qu’il vienne s’occuper de tes petites fleurs
crevées - il faudra, tu vois ce que ça veut dire, Eric ?
» Eric voit bien, mais Eric n’est pas d’humeur. Eric pense doucement
un long chut… qui lui ferme les yeux. Il faut qu’elle s’arrête là,
sinon il va devoir dire des choses de très mauvais goût sur
ce métier plein d’obligations et de responsabilités dont
elle se rengorge. Pendant qu’elle continue de piailler, il constate qu’Octave
a laissé son double des clés à côté de
la photo de son premier mariage, en évidence sur un buffet. Il pleuvait
un peu, la mairie était lugubre, la pièce mal éclairée,
tout le monde avait l’air pressé. S’il ne se tenait pas si mal,
il semblerait beau sur la photo. Parce qu’à y regarder de plus près,
c’est vrai, il ne peut tromper personne. Certains assurent que c’est là
ce qui fait son charme, les épaules dégoulinantes et le dos
brisé dans l’habit de location. Il pense qu’il ne faut pas exagérer
et s’empresse de cacher la photo dans un tiroir.
Ils se coincent un moment sur la terrasse, le temps que la tirade de
Sissi s’épuise d’elle-même. Ils restent là, serrés
sur des tabourets dépaillés, tout contre la table brinquebalante,
qui tambourine contre l’énorme congélateur Mondial au gré
de ses quintes de toux grasses. La lampe tue-mouche est débranchée.
Le monstre blanc grommelant pourrait veiller sur eux. Mais brutalement
il se tait, aussitôt relayé par une sonnerie de téléphone
archaïque qui ébranle quelques tableaux dans son hoquet acharné.
Sissi se lève pour décrocher, avec une petite moue qui ne
la quitte plus : Eric, une certaine Mademoiselle Chemin, du Ministère,
te demande. La conversation qui suit est un peu trop technique pour qu’elle
puisse improviser une scène de jalousie avec vraisemblance. Elle
se contente donc de souligner sèchement qu’elle aimerait être
tranquille pendant ses vacances. Eric ne relève pas.
Première baignade, premier maillot de bain d’une longue et seyante
série brillante. Espérant la calmer, il l’accompagne sur
la plage, presque privée, presque déserte, un roman policier
à la main. Il tournera les pages sans rien lire. Chômons ensemble,
cela pourrait payer. Elle a la nudité discrète sur cette
plage grecque, c’en est presque touchant. Elle revient en courant vers
lui, vers son oasis de serviettes, pliée en deux par la poursuite
des vagues. Eric sursaute, déjà Sissi est à ses côtés,
brûlante de tranquillité, couverte de taches d’eau paresseuses
gravement aspirées par le soleil. Sissi secoue la tête, l’éclabousse
: on est bien là, non, qu’est-ce qu’elle est froide. Elle l’embrasse.
Le goût de la mer le fait reculer : je suis la grande saleuse, rit-elle
avec des gestes de pieuvre dans les doigts. Il rectifie non, la petite
salée.
Haut de page
par Carolin Le Xaderax
Astrid se repose, Aline s’ennuie, Reinaldo s’occupe, Eric se venge, Pierre
se réjouit.
Aline Columpio va prévenir Franck, son chef d’équipe, qu’elle
veut quitter l’usine Sassaidlor-Carssaidlor. Occupé à hurler
dans son talkie-walkie, il lui fait un signe du menton et lui rétorque,
gitane au coin des lèvres, qu’ils traiteront ça à
la pause. Nerveuse, elle multiplie les erreurs d’assemblage. À onze
heures, elle retrouve son chef qui l’invite à prendre un café.
Devant le distributeur il lui demande ce qu’elle préfère,
court ou long, avec ou sans sucre. Aline est étonnée : il
n’a jamais bu de café avec elle et n’a jamais eu plus d’égards
pour elle que si elle était une oie. Maintenant qu’elle est démissionnaire
commence une ère de dignité.
— Faut pas m’en vouloir mais je vous quitte. Vingt-quatre ans de boulot
à la chaîne, chuis usée, j’en peux plus.
— Ouais. T’as peut-être raison. Tu as le droit à ta part
du gâteau. Mais il y a quand même un truc que je trouve dur
à avaler : j’ai milité, moi, j’ai défilé pour
qu’on ait l’égalité dans le travail. Et voilà qu’on
nous flanque l’égalité dans la paresse, le je-m’en foutisme
comme projet d’envergure, un peuple de parasite en somme. Le mur de Berlin
est tombé, mais pas du côté qu’on croit.
Aussi pour ses débuts dans la vie nouvelle, Astrid passe par
une série de crises dont elle n’aurait jamais estimé à
sa juste hauteur la gravité. Ça commence par une crise de
téléphone. Astrid appelle ses amies, toutes anciennes collègues,
aux heures de bureau. Le ton a changé. Même Françoise,
avec qui elle passait des heures à médire, et buller des
après-midi voire des jours de suite, devient avare de paroles. À
croire qu’elle a de l’aigreur. Que les pipelettes de l’entreprise Politoff
se donnent du coude dans les couloirs en moussant : hein, la petite Rayone,
elle a voulu partir mais elle tient pas le coup. C’était trop dur
pour elle, normal, elle n’a pas de mec. Et puis qui en voudrait ? Qui voudrait
d’une tête de poire surmontée d’une étoupe de serpillière
?
Ensuite, vient la crise de shopping. Astrid découvre que l’oisiveté
ça consiste à marcher des heures toute seule dans la ville.
Et justement, dans les rues, on est sur les dents. Il y a des blousons
cuirs susceptibles d’égayer une vie libertaire, il y a les coupes
de cheveux à huit cent francs dans les coins chics, il y a le dernier-né
de la gamme des éminceurs, les gaufriers, la brosse à dents
électrique et les bibelots, chromos et chouettes, balais de chiotte
signés Starke. Ensuite, viennent les relevés de compte. Les
économies d’Astrid font long feu. Et elle doit s’interdire l’usage
des rues pour ne pas brûler d’un coup les 5000 francs du mois.
Il faut donc rester chez soi. Elle retrouve, en haut d’une étagère,
l’alibi : un livre des meilleures recettes du cuisinier Godelureau. Elle
essaie tout. Les boudins au jus de mangue. Les filets de Sandre au coulis
de céleris. Les cougères à l’anis. Les schmeus à
la crème. Et le verdict de tomber en lettres rouge sang sur l’écran
à cristaux liquides de la balance électronique.
Elle prend la décision de ne plus se laver tous les jours, mais
seulement le samedi et le dimanche, rapport à son mari, en femme
aimante qu’elle est.
Un soir, son mari rentre à padheure du Café des sports.
Elle est affalée dans le canapé devant la télévision.
Quand il enlève son manteau dans l’entrée, comme il se cogne
sur les portes et siffle joyeusement, elle devine qu’il est sévèrement
grammé. Il s’approche d’elle, lui passe la main dans les cheveux.
Puis il s’aperçoit qu’elle est en train de regarder une émission
de télé-achat : Quoi, espèce de garce, tu gagnes plus
tes ronds et en plus tu te paies le luxe de rêver devant des babioles
? Tu m’expliques, huit cent balles pour un auto-cuiseur ? Je t’en mettrais,
moi, des appareils de cuisson. Il lui flanque le revers de sa main dans
la figure.
Le lendemain, Aline est obligée de se maquiller encore une fois
pour recouvrir l’hématome.
Et là, comme il ne travaille plus depuis une semaine, il peut
enfin se consacrer à sa passion pour la science politique. Il relit
dans le texte Mussolini.
Elle décide de suivre ce conseil. Et se rappelle qu’il existe
quelque chose qui s’appelle l’art et qui aide à passer le temps
agréablement ceux qui n’ont rien à foutre. Elle-même
a composé de jolis embryons de poèmes sur lesquels babillaient
ses parents, du temps qu’elle était précoce, avant ses douze
ans. Elle réunit le matériel nécessaire. Elle réapprend
qu’avec un stylo bic on peut aisément se crêper le chignon.
Après s’être longuement grattée l’élégant
cuir blanc qui enveloppe le cerveau avec le capuchon de son bic, elle note
cette phrase qui, comme elle le vérifie en recomptant trois fois
sur ses doigts le nombre des pieds, est 100% alexandrin : Le soleil s’est
couché loin de mon coeur ce soir.
Pendant des années Pierre Toltac a touché le RMI. Depuis
que la loi sur le revenu d’existence est passée — détail
qu’il a appris avec deux mois de retard, faute d’avoir jamais dans sa vie
acheté un journal ou une radio — il exulte. Surtout, Pierre Toltac
se sent moins seul. Car il y a une chose qu’il a tout de suite comprise
: grâce à cette loi, quantité de petites femmes vont
lâcher leur boulot. Et elles ne feront rien de toute la sainte journée.
Et elles seront désemparées. Et elles se saperont. Et elles
déambuleront partout, dindons sanglés dans leurs mini-robes
à fleurs ou à carreaux. Il faudra par conséquent une
armée de mâles, virils, sympathiques, fiers comme Bartabac,
pour les satisfaire. Sans fausse modestie, Pierre Toltac s’est promis d’être
généreux.
Sissi partie, Eric décide de se purger de toute cette lassitude
du couple uni uniquement par la copulation en éclusant. Il fait
un à un les bars de la rue de Lappe. Ici, il se fait alpaguer par
d’arrogants sauvageons, là il entend une Américaine déguisée
en cow-boy hurler tééééquiiiilaaaaa dès
qu’elle arrive à en vendre un de ces doigts d’alcool de cactus pour
cinquante balles. Vers deux heures du matin, Eric Divan offre, au comptoir,
le spectacle d’un homme éminemment rapetissé. Un dos voûté,
une calvitie frontale précoce, des membres luisants de poulpe et
une barbe de trois jours. Les bières se tassent dans son estomac
encore saturé de feta, de moussaka et d’ouzo. Vers trois heures
du matin, Divan attaque le whisky. La boisson le ragaillardit. Il conçoit
un plan désastreux et néanmoins réalisable.
Il retourne chez lui en taxi, pêche son trousseau de clés
et se dirige fissa vers le siège de la filiale de la Bearing’s Bank
of Affair, la petite Trading Informatics Incs, dont il gérait le
réseau Intranet. Il n’a pas oublié sa flasque de whisky.
Ni le nunchakoo dont il a perfectionné des soirées durant,
seul devant son miroir, le ridicule maniement. Il ouvre la porte de l’appartement
haussmannien reconverti en siège social. Et s’en donne à
cœur joie. Il latte les écrans en veille qui implosent avec un pauf
flegmatique. Il brise les claviers sur ses genoux en poussant les cris
de Jackie Chan. Il shoote dans les unités centrales en s’acharnant
furieusement jusqu’à ce que la boite métallique cède,
qu’il puisse écraser sous ses semelles les puces. Il brise d’un
revers magistral du nunchakoo la table en verre du bureau de la direction.
Au mur, un extincteur d’incendie attire son attention. Il a toujours rêvé
de se servir de ce truc. Il recouvre la pièce entière de
neige carbonique. Avant de partir, il n’oublie pas de refermer puis de
défoncer la porte, pour faire accréditer la thèse
de l’effraction.
Et dans la rue, quelle légèreté.
Celui qui a parlé est un Noir hilare, la trentaine, avec des
petites lunettes cerclées de fer blanc et un costume. Il est élégant
comme sont souvent les Noirs malgré tous les préjugés
qu’on a sur eux. Elle s’assoit avec lui. Mais ce nouvel ami ne se met pas
à tourner des compliments, des galanteries, rien du tout : il parle
d’une religion. Il appartient à l’église des Maëliens.
C’est un mouvement peu connu fondé il y a quinze ans par Gérard
Maël, qui compte des disciples fortunés et des larbins dans
plus de trente pays. Aline se rappelle qu’elle n’a jamais voyagé.
Maël est un Messie des temps modernes. Il adresse au monde un message
de paix. Le gentil prosélyte explique qu’un peuple d’êtres
fabuleux, possédant une avance scientifique de trente-huit mille
ans environ sur l’humanité, vit jusqu’à ce jour dans les
profondeurs des océans. Personne ne peut les déranger, parce
qu’ils parviennent à brouiller tous les radars autour de leurs cités
englouties. Ce sont les géniaux descendants des Atlantides. Quand
ils feront surface, on leur baisera les pieds. D’ici là, selon Maël,
il faut vivre à l’image de ce peuple, pour la science, dans la liberté
de l’amour et l’innocence de la chair.
Aline bâille.
Haut de page
par Aymé Mahler
Les soucis d'Eric, les projets de Pierre, l'organisation de Reinaldo, la solitude de Blanche.
Éric Divan est occupé à gratter machinalement
sa langue d’une blancheur suspecte devant un miroir pas sympa qui lui dit
que dans l’état actuel des choses il n’est pas le plus beau du quartier.
Éric répond qu’il s’en fout il n’attend personne. C’est là
qu’on sonne. Petit cachottier, pense le miroir. Éric, taureau deuxième
décan, tempérament sanguin présentement agrémenté
de 2,4 g/l, donne un coup de poing dans le mur, tel le malfrat énervé
du polar de la veille, lequel polar il a raté - occupé qu’il
était à jouer himself le malfrat sans contrôle, paf.
Le miroir tremble sur ses fixations tsling tsling mais ne rompt point,
sept ans de bonheur.
Éric ouvre la porte. Assez étrangement le bonheur se
présente sous l’aspect d’un flic. Vous êtes Éric Divan,
inspecteur Doumerc du commissariat du VIIIème arrondissement, une
plainte a été déposée contre vous pour dépravation
de matériel informatique et d’entretien de la société
Trading Informatics, 8 rue d’Honfleur Paris VIIIème ; vous avez
été identifié par la sécurité de l’établissement
sur les bandes vidéo de surveillance ; veuillez me suivre.
Le policier n’a pas prononcé Trading mais «tradingue»,
ce qui rend à Éric (né le 22 septembre 1959 célibataire
Word Excel Access Anglais lu parlé écrit Squash Natation
Tir) tout son aplomb. Hop hop, trouver le numéro de son avocat,
hop hop, revêtir une chemise Bugo Hoss, hop hop, suivre le gros flic
en réfléchissant, De Niro ce genre de situation il les déboulonne
en deux temps (coupure pub) trois mouvements. Éric se souvient justement
d’une excessivement (abréviation : ex) jolie brune journaliste et
d’une extrêmement (abréviation : ex) troublante députée
gouvernementale, lesquelles pourraient s’avérer fort utiles dans
son affaire. Car Éric entend bien transformer sa petite révolte
minable en affaire politicomédiaticonationale, et ce pour la simple
raison que son geste découle directement de la mesure politicomédiaticonationale
qu’est le Revenu d’Existence. «Le Revenu d’Existence, source de désarroi
du cadre supérieur» : ça fera un joli titre pour la
page Horizons du Monde.
Ma gueule est tout en bois sauf ma langue, pense encore Éric
: ça fera un joli titre pour mon portrait en dernière page
de Libération. Il en a un autre en réserve : «luddisme
ou ludisme?» Et il jubile à l’idée que des gens devront
ouvrir leur dictionnaire.
Et puis soudain, ça lui tombe dans l’hémisphère
droit du cerveau telle la pluie d’or sur Danaé, et comme la pluie
c’est le gros Zeus déguisé, voilà-t-il pas que son
esprit est fécondé et qu’il y germe une idée farouche,
de quoi se mettre une partie de l’or de Danaé dans les poches.
Pierre Toltac arrive chez Monoprix ; c’est la semaine italienne
; il a bien envie de s’acheter un gros Panettone plutôt que de faire
ce qu’il doit faire mais non non, le ciel étoilé de Van Gogh
au-dessus de sa tête, il résiste et marche d’un pas ferme
vers la machine à fabriquer des cartes de visite. Il sort la sienne
de sa poche. On peut y lire Pierre Toltac artiste-peintre, en vertu du
raisonnement suivant lequel tous les artistes ne sont pas peintres et tous
les peintres ne sont pas artistes, ainsi Hitler, 1889-1945. Pierre Toltac
choisit une police sobre, un chic papier crème, ricane d’un air
entendu devant les petits logos proposés «pour personnaliser
sa carte en un clin d’œil». Il tapote Pierre Toltac artiste-peintre
riche et célèbre et insère plusieurs pièces
de dix francs. Le résultat est étonnant.
Reinaldo Lotto a également un emploi du temps de court
terme. Il s’est souvenu que 24÷6 = 4 ; il en a déduit : quatre
heures de musculation quatre heures de réflexion quatre heures de
musculation quatre heures de repos quatre heures de préparation
phase A quatre heures de préparation phase B. Un corps sain autour
d’un esprit sain.
Sa montre sonne. Il est l’heure: observation et analyse à partir
d’un support télévisuel. Reinaldo s’approche de l’étagère.
Il prend les cassettes C24, RP27 et A45. La lettre C de C24 signifie «charisme»
; le titre du film est Questa cosa bella la politica, sous-titré
Discours de Mussolini 1930-1932. Les lettres RP signifient «rouages
politiciens» ; le titre du film est Primary colors. La lettre
A signifie «action» ; le titre du film est Chien de flic
2. Reinaldo Lotto commence par ce dernier. Il pose son carnet A sur
ses genoux musclés et appuie sur la touche play. Régulièrement
il immobilise l’image pour prendre des notes dans son carnet : «un
chien type labrador peut courser un bandit à 45 km/h ; la pulvérisation
d’essence de citronnelle sur le museau dudit chien sème en lui un
trouble olfactif propice à dérouter la traque». Quelques
pages plus loin, un aphorisme : «Un gentil s’avère être
un méchant: ne pas se fier aux apparences». Six lignes en
dessous : «Une méchante femme séductrice (porte-jarretelles
/ corset / Wonderbra / Wondercul / yeux noirs / cheveux blond pâle
/ escarpins rouges) piège le héros : ne pas se fier aux femmes».
Reinaldo Lotto relit quatre fois la parenthèse de cette phrase.
À la première relecture, son œil est lubrique, à la
deuxième, étonné, à la troisième, las,
à la quatrième, désespéré. Reinaldo
Lotto attrape un stylo rouge, et écrit en lettres capitales dans
la marge: NE PAS SE FIER AUX FEMMES. Et il fait deux séries de soixante
pompes pour expier les secondes perdues.
Le but officiel de Fin du travail ! est « d’œuvrer en faveur
du développement du Revenu d’Existence et pour une fin raisonnée
et raisonnable de la valeur travail » (déclaration au Journal
Officiel du 31 juillet 1999, n°1764). Des lettres, quelques factures,
sur le répondeur un message. Le message: «Oui Blanche bonjour
c’est Philène (Philène c’est sa belle-sœur), j’appelle parce
que j’ai un ami d’ami qui était au R.E. et qui a des emmerdes et
je me disais que ça pouvait t’intéresser, alors voilà
il s’appelle Éric Divan, dé, i, enfin comme un divan quoi,
son numéro c’est...» Blanche Prieur rêve à cet
Éric Divan, elle l’imagine splendide quinquagénaire mal rasé
un peu baroudeur c’est comme ça qu’elle préfère les
hommes, elle a tout faux; elle l’imagine chassant plutôt dans
les vingt à trente ans, elle a tout juste. Vieux con.
Au téléphone Éric Divan est charmant quoiqu’abattu
par les événements qu’il décrit à Blanche avec
une évidente mauvaise foi: «Vous comprenez chère madame,
se retrouver sans travail c’est bien, moi j’étais excessivement
pour, mais on n’est pas préparé, avant je travaillais 85
heures par semaine dans une entreprise prestigieuse, et soudain plus rien,
il faut comprendre, les gens ne sont pas préparés».
Blanche comprend mais il faudrait qu’elle comprenne aussi ce que son association
peut faire pour cet homme charmant, «alors oui eh bien je me
disais que vous aviez certainement des réseaux, un carnet d’adresses,
d’autres gens qui ont vécu l’expérience du total-breakdown,
enfin vous voyez, tout le stress qui s’arrête, l’absence de secrétaires
et cætera». Blanche se voit obligée d’expliquer au fantasmagorique
monsieur que ce serait une erreur pour elle de le soutenir alors même
que son association milite en faveur du développement du RE; elle
n’a aucune raison de faire de la contre-publicité à une mesure
qui a déjà du mal à s’imposer. Éric Divan,
chose exceptionnelle, se trouve soudain stupide, bien sûr il ne s’adresse
pas à la bonne personne, quoique. Il tente un «excusez-moi
chère madame d’être un peu abrupt, mais vous pourriez peut-être
me donner la liste de vos adversaires, je sais ce n’est pas très
orthodoxe, mais vous êtes jeune vous pouvez sans doute comprendre
». Blanche a un petit rire, « non je ne suis plus toute jeune»
: Éric est à présent sûr qu’il ne s’adresse
pas à la bonne personne. Blanche a néanmoins la gentillesse
de lui donner le numéro d’Astrid Rayonne, «c’est une ancienne
collègue de bureau dont je sais qu’elle ne fait pas grand-chose,
alors vous pourriez peut-être lui demander un coup de main pour vous
aider, je dis parce qu’avant elle était secrétaire, alors
voilà, essayez à tout hasard.» Éric trouve amusant
d’avoir arrêté de travailler pour se retrouver quelques semaines
plus tard avec une secrétaire dans les pattes.
deux heures après une vente conséquente, quatre jours
avant mon anniversaire
Savoir si une galerie parisienne sans le sou (par rapport à
moi, cela s’entend) peut se permettre de refuser, au terme d’un processus
décisionnel complexe, d’exposer un digne héritier de Salvador
D., tel est mon unique objet. Ne voyez donc aucune présomption dans
la présente missive : elle est d’un réalisme fade et mat
comme le mur du local à poubelles de mon hôtel particulier
par temps pluvieux. Son but ultime est de servir de matériau sociologique
à une enquête nationale sur le thème «Débrouillardise
structurante et palimpsestes structurés dans le milieu de l’art
contemporain». (2 tomes brochés réunis en coffret,
480 pages, 300 illustrations couleur, 960 F., parution février 2001.)
En espérant que vous aurez l’heur de faire partie du chapitre
«Analyse sémiologique des débrouillards» et non
de l’annexe «Petites galeries parisiennes : déviance nietzschéenne
et spirale de l’échec», je vous prie d’agréer, madame,
l’expressionnisme de mes impressions distinguées.
Le surlendemain de ses envois, un facteur ébahi déposait
dix-neuf lettres dans la boîte aux lettres de Pierre Toltac, lequel,
six étages plus haut, essayait d’assassiner un cafard avec un vieux
pinceau Rembrandt 12.
Haut de page
par Tiphaine Samoyault
EN TOUTES LETTRES: Lettres à Pierre, démarches d'Eric, lettres à Pierre (suite), Astrid rencontre Reinaldo, Lettres à Pierre (fin).
C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu votre lettre
et pris connaissance de vos projets. Bien que le marché de l’art
ne soit actuellement pas brillant, et que, soit dit en passant, mon dernier
électrocardiogramme ne le soit pas non plus, et quoique j’ai dernièrement
décidé de me spécialiser en objets d’art inuit (il
pourrait accessoirement en faire une source d’inspiration), je serais
très honoré d’exposer un artiste tel que vous. Je suis un
familier de Beucler, Spontini, Gourdel et surtout Martinov qui monte bien
ces temps-ci et ne travaille que dans le jaune (ah oui, le jaune, il
fallait y penser), et Rajputek Fracnatz qui travaille exclusivement
sur le sommeil (ça tombe bien, lui aussi dort beaucoup) la
diversité des tendances présentées dans ma galerie,
les risques que je n’hésite pas à prendre devraient compenser
la modestie du lieu pour un artiste tel que vous. Je pars pour quelques
jours en voyage, mais je prends contact avec vous a mon retour. Veuillez
accepter, cher Monsieur (tiens, maintenant, c’est Monsieur)...
Depuis dix ans que je fais vivre ma galerie rue de Lappe, je défends
une certaine idée de la peinture comme résistance à
l’aveuglement. Mais j’ai bien vite compris que pour tous mes interlocuteurs,
ces mots étaient aussi vides de sens qu’un jargon secret inventé
par des enfants pour les besoins de leurs jeux. (Un peu désespéré
mais assez joli.) Un excès de lumière. Tal Coat, Monsieur,
et non Dali. (En voilà un qui va rejoindre assez vite le chapitre
des petites galeries parisiennes et leur spirale d’échecs.) Il
ne m’a pas fallu très longtemps pour acquérir la dose minimale
de haine que suscite un jour ou l’autre l’exercice d’une profession.
(Plus intéressant, servir son projet, et puis non, des heures de
discussion sur l’impossible conjugaison d’une métaphysique de l’art
et de l’horreur économique, pas de temps pour les tristes, la réussite
de Pierre dépend étroitement d’un accord entre leur désir
et son succès, négligeant la signature, il tend la main vers
la suivante...)
Peu importe qui je suis, j’ai eu connaissance de votre lettre à
la Galerie de la Muette, où j’étais hier pour déposer
quelques toiles retrouvées de ce pauvre Wyatt ; vous vous rappelez
sans doute ce qui est arrivé à Wyatt, ce créateur
génial, faussaire fabuleux qui détruisit son œuvre et disparut
au sommet d’une montagne espagnole. (Pierre ne se souvenait pas du
tout.) J’aurais une proposition à vous faire, dont j’aimerais
vous entretenir de vive voix. L’entreprise comporte quelques risques, mais
après tout, cher Monsieur, vous êtes un artiste, et rien ne
peut vous arriver. Un artiste n’existe pas, sinon comme un véhicule
pour son œuvre. Si vous vivez simplement dans un mode de formes et d’odeurs
? Vous êtes obligé de n’être que ça. Je vous
invite à n’être que ça et vous donne rendez-vous après-demain
(samedi, c’était demain, ça), à la terrasse
du Dôme, à 14 heures. Vous me reconnaîtrez sans peine,
je lirai ostensiblement un journal d’art qui vous encensera bientôt,
La Macule. Votre impressionné...
Inutile, sans doute, de me présenter à vous. Hermann
Raffke, brasseur et collectionneur. (Pierre croyait que sa fortune
s’était faite dans le fil de lin, la bière, bon.) Vous
connaissez sans doute le fameux portrait que Heinrich Kürz a fait
de moi dans mon cabinet, entouré de mes tableaux. Vous croyez peut-être,
comme tant d’autres, que j’ai été enseveli avec mon tableau.
C’est une légende. J’ai en effet soustrait ce chef-d’œuvre à
la vue des amateurs maniaques et je vis depuis lors bien tranquille, sous
mon portrait. Tant et si bien que j’en connais tous les détails
par cœur, que j’aimerais y apporter quelques modifications, ôter
certaines toiles pour en reproduire d’autres, que votre talent ironique,
tel que me le laisse entrevoir votre lettre, saurait exécuter. Je
ne puis, vous le comprendrez aisément, vous communiquer mon adresse
personnelle ; si ma proposition vous intéresse... Suivent des
indications complexes, numéros de boîte postale ou concierge
du 2 à contacter sous un vain prétexte.
Pierre Toltac n’en revenait pas. Hermann Raffke. Son histoire prenait
des détours imprévus, les voies des morts. S’il avait cru.
Il lui fallait absolument faire une pause.
Reinaldo Lotto a ménagé quelques pauses dans son emploi
du temps. Le lundi et le jeudi, il déjeune au restaurant végétarien
de la rue des Petits-Champs. Prémisses de la mise en situation extérieure.
Il y mange seul, des carottes râpées, le buffet de légumes
à volonté et une escalope de tofu, le lundi, des algues fraîches
aux raisins de Corinthe et des pâtes de blé entier, sauce
crème et chou romanesco, le jeudi. Jamais de dessert, pas de sucre
après 6 heures. Aujourd’hui, la tête encore pleine des aphorismes
du film A45, dont les images le poursuivent et se détachent en lettres
de sang, s’interposant entre son regard et la nappe de Vichy vert et blanc,
il n’apprécie guère l’interlude et lui trouve un petit côté
interruption forcée qui écaille quelque peu la perfection
de son programme. NE PASSE FIER AUX FEMMES, inscrit-il pour la troisième
fois consécutive sur son carnet. Ne pas se fier aux femmes, se répète-t-il
en portant une fourchette coiffée de carottes à sa bouche,
ne pas se fi..., recommence-t-il, interrompant soudain son geste et la
phrase, bouche béante devant une porte d’entrée encadrant
provisoirement une jeune femme dont les formes avantageuses, rares en ces
lieux que d’habitude hante l’être filiforme ou musclé, emplissent
maintenant son cerveau, empêché dès lors de penser
que l’événement n’était pas inclus dans le programme.
Trois lettres et un demi plus tard, Pierre Toltac est toujours assis
sur son canapé-lit replié, devant le cageot peint en noir
qui lui sert de table basse, le tas d’enveloppes encore scellées
a nettement diminué, son visage a pris un air content, sûr
de lui, presque creusé par le génie. Sa vie l’enflamme, devient
son œuvre. Encore quelques-unes et il part à l’assaut du monde de
l’art. Riche et célèbre, il l’est déjà, il
sera bientôt beaucoup plus encore, faisant et défaisant les
tendances, fixant décrets et valeurs, transmettant sans partage.
Il passe rapidement sur la lettre d’une galeriste privée, du nom
de Corinne Edgermont, qui souhaite lui acheter deux œuvres — l’ampleur
et la variété de sa collection, lui explique-t-elle, ne lui
autorise pas à posséder plus de deux pièces de chaque
artiste ; assez vite, aussi, sur les formules intéressées
d’un certain Monsieur Klein, dont le commerce, situé dans le VIIIème
arrondissement, semble avoir prospéré durant la dernière
guerre. L’envoi suivant le retient davantage. S’y expose une petite théorie
du commerce de l’art qui, au-delà des politesses d’usage, distingue
la réponse:
Pourquoi pas. En voilà un que Pierre trouvait presque aussi
fin que lui.
par Laetitia Bianchi
ENFANTILLAGES: Astrid et le prince charmant; Eric, le loup, et sa mère; Aline et ses enfants; Pierre et... le diable?
Il était une foi. La foi d’Astrid en un prince très charmant.
Car Astrid était petite tel le Poucet mais aussi moins bête
: elle avait répandu des graines de métal et nul animal dans
les bois ne les mangerait; le prince trouverait le chemin. Mais parfois
les secondes s’écourtaient, trente-deux ans déjà qu’elle
l’attendait; Astrid n’était pas très belle et quand les bois
dormaient Astrid se réveillait impatiente. Le prince présupposé
charmant n’était pas ponctuel; la ponctualité était
la politesse des rois mais justement un prince n’est pas roi encore puisqu’il
n’a pas trouvé sa reine alors comment aurait-il pu être ponctuel
; le raisonnement était imparable; Astrid patientait. Mais parfois
se dressaient des maux d’oiseaux aux becs rouillés et à l’aile
crissante, oiseaux se nourrissant de tôle, protéines 2 glucides
24 lipides 4, oiseaux possédant maxillaires et mandibulaires de
métal, vertèbres caudales non soudées et crâne
à voûte palatine, alors le prince perdait sa trace. Astrid
la princesse déchue avait froid, trente-deux ans, et elle pleurait.
Restaurant végétarien, rue des Petits-Champs. Assortiment
de légumes, protéines 24 glucides 2 lipides traces. Astrid
mange. Trois tables plus loin, Reinaldo mange.
Il est une fois : il est une fois et demi plus grand que dans mes comptes
d’enfance, un mètre quatre-vingt au moins, se dit Astrid en enfourchettant
quelques légumes. Astrid tente de repousser de son corps cette pensée;
elle ne veut pas être de ces expertes comptabilisant les points de
tous les hommes qu’elles croisent tout en sachant que ces hommes ne les
croiseront pas; la séduction imaginaire ne l’amuse pas. Pour clore
l’épisode elle s’apprête à observer une dernière
fois l’il: pour que la cravate bariolée ou le rictus déplacé
d’un sourcil mette à bas le fantôme naissant de son prince
et que meure le fantasme, étranglé par la laideur d’une cravate,
le diable ait son âme. Mais voilà, la cravate est verte et
le sourcil la regarde. Le sourcil la regarde expressément, la cravate
est verte expressivement, et entre cette cravate et ce sourcil un œil qui
semble regarder dans le vide. Astrid aimerait être pleine. Les légumes
sont sains et saufs, en équilibre instable sur la fourchette. Astrid
regarde la cravate et le sourcil; l’œil regarde ses formes pleines. Astrid
tente de repousser les pensées de l’œil. Mais les pensées
s’agrippent à son corps. Elles s’immiscent : sans doute une faille
dans son corps d’ordinaire sage. Image du prince qui approche. Les secondes
s’allongent et durcissent les choses.
Big, bang. Tourne la bobinette, chérie, et le monde cherra.
D’aucuns appellent cela un coup de foudre.
Il fut une fois, un prince à la cravate verte. Dans un restaurant
végétarien, rue des Petits-Champs. Astrid s’assit à
ses côtés, aux côtés d’Astrid s’assit Reinaldo.
Ils sortirent, bras dessous dessus. Marchèrent, de côté
à côté. Jusque son appartement, devant derrière.
Sa jupe, dessus dessous. Il, dehors dedans.
12 heures 45. «Tu n’es qu’un grand enfant». Voilà
ce que le fils d’Éric a dit à Éric, lequel lui a répondu
que répéter comme un perroquet les conneries que disait sa
grand-mère c’était du psittacisme, oui monsieur du psittacisme
si tu savais ce que c’était t’aurais peut-être pas eu quatre
au bac français. La culture c’est comme la confiture répond,
vexé, le fils d’Éric, plus on en a; plus on en a, le coupe
Éric, plus on en a de la confiture plus on est une grand-mère
et les grands-mères c’est juste bon à être dévoré
par le loup. Et clac il raccroche. Et clac il prend conscience du fait
que la grand-mère de son fils c’est tout bonnement sa mère,
c’est sa mère et il a dit qu’il veut que le loup il la mange, le
loup, sa mère, le grand loup, des restes de confiture sur les babines,
le méchant loup, même dans la mythologie grecque ils avaient
pas inventé pareille saloperie, il y a bien des rois qui bouffent
leurs enfants mais pas leur maman, avec leur maman c’est juste coucher
avec qu’ils veulent, pas la faire dévorer par un loup moyen voire
grand et bête voire méchant; Éric a froid, quarante
et un ans, et il pleurniche. Il pleurniche, pleurniche en ricanant, ricane
en pleurnichant. Il ricane. Hé hé. Éric est content.
Il va enfin pouvoir coincer son psychanalyste, ce gros prétentieux
qui comprend tout sur tout. Là le psy il va rien comprendre. Il
restera coi comme con. Ou alors il bafouillera, s’excusera, se défilera.
Il s’en ira quémander, chez un psychanalyste pour psychanalystes,
des éclaircissements sur l’inconscient de son patient monsieur Divan.
Éric ricane. Pas facile de trouver des inconscients aussi inventifs
que le sien tous les jours. Tuer le père, fastoche. Mais un mec
qui veut que le loup il mange sa mère, ça c’est tout à
son honneur au mec en question; ça tombe bien le mec c’est lui.
16 heures 17. «Je ne suis qu’un grand enfant». Voilà
ce qu’Éric Divan a dit à son psychanalyste, lequel lui a
répondu hm hm hm. Puis a trouvé une très longue réponse
: la mythologie grecque avait pensé à tout. En outre, a dit
le psychanalyste, en outre, hm hm. Oui, doublement hm hm même : car
Éric a dit quelque chose de, comment dire ? Éric a dit :
«je n’en reviens pas de mon existence». Or, malchance suprême,
le psychanalyste n’a pas appris à réciter les départements
à l’envers : il est de cette génération pourrie gâtée
qui a seulement appris à conjuguer ses verbes du troisième
groupe à l’envers. REVENIR. Je ne reviens pas, tu ne reviens pas,
il ne revient pas, présentement ; je ne suis pas revenu, tu n’es
pas revenu, il n’est pas revenu, d’un air passif et composite. Éric
Divan a dit: «je n’en reviens pas de mon existence». C’est
alors que, faisant montre d’une habilité linguistique suprême,
le psychanalyste en vient à parler de négation du Revenu
d’Existence. À propos, que pensez-vous de cette mesure gouvernementale?
Repartir dans l’existence m’est difficile. Belle répartie, hm hm,
des patients comme ça on en aimerait plus souvent sur son divan.
Le psychanalyste prend rendez-vous chez un psychanalyste pour psychanalystes.
Paul, six ans et demi et soixante Mokepon’s à son actif, c’est
un esprit vif a dit la maîtresse, embrasse sa mère. Jeanne,
quatre ans, traîne son lapin borgne par l’oreille en décrivant
au pas de course de grands cercles concentriques autour de Paul qui embrasse
sa mère. Paul sans doute ne connaît pas encore la formule
du périmètre du cercle, ou bien alors il a surestimé
la variable poids du lapin borgne dans le calcul de la vitesse de Jeanne;
quoiqu’il en soit c’est le drame. Suit le constat. Paul est gendarme. Il
ordonne à Jeanne de souffler dans un ballon rouge ; sa vitesse excessive
lui laisse présager un taux d’alcoolémie élevé;
Paul demande à Jeanne si elle apprécie le gin. Aline dit
à son mari qu’il est «un beau modèle pour les enfants».
Jeanne ne veut pas souffler dans le ballon. Elle regarde son lapin. La
collision a eu raison de l’œil restant. Jeanne demande si le gouvernement
ne pourrait pas subvenir aux frais d’opération oculaire, les aveugles
si c’est pas la société qui s’en occupe qui s’en occupera
on se le demande, ce lapin-là il mériterait bien un Revenu
d’Existence. André dit à sa femme qu’elle est «un beau
modèle pour les enfants». Les parents crient. Les enfants
crient. Les secondes s’allongent et durcissent les choses. Les cris s’officialisent,
rendez-vous au tribunal de grande instance. Dans le métropolitain,
Jeanne a froid, quatre ans, etc.
Supposition exacte mon cher, asseyez-vous je vous prie, que désirez-vous
boire mon très cher, garçon du whisky en quantité
pour cet homme de qualité; mon cher vous êtes celui que je
cherchais. Pierre Toltac semble ne plus jamais devoir retrouver son teint
normal. Un premier verre de whisky arrange quelque peu la chose. Recktall
Brown remet son binocle; il scrute. Pierre Toltac rougit à nouveau.
Un second verre de whisky arrange quelque peu la chose. Recktall Brown
se met à parler.
Mon cher, ma lettre comportait quelques sibyllins passages, l’heure
est venue de vous engouffrer en ces passages dont je vais vous décrire
les abords et les recoins obscurs. L’art, mon cher, est filiation. Je vous
ai écrit Un artiste n’existe pas, sinon comme un véhicule
pour son œuvre. L’artiste naît pour enfanter; à chaque enfantement
c’est un peu de sa vie qu’il efface, repentir; remords, l’artiste meurt
pour enfanter. À peine l’œuvre est-elle au monde que l’artiste ne
la reconnaît plus; on la lui tend pour qu’il l’embrasse il la rejette;
déjà il porte en lui l’œuvre suivante, la caresse, repentir,
la violente, repentir; remords lorsque l’œuvre à tout jamais apparaît.
Des êtres miséricordieux parfois adoptent l’œuvre la croyant
chose céleste; ils ont tort. Le ciel est quelque chose et il n’est
rien, le ciel est contenant et contenu, dedans et dehors, le ciel se crée
lui-même; l’œuvre d’art sera chose céleste lorsqu’elle en
ira de même. Mon cher, c’est cette œuvre que j’ai cherché,
c’est cette œuvre que j’ai trouvé, c’est cette œuvre que je vais
à exposer au monde : un homme. Je vous invite à n’être
que ça. Vous êtes votre œuvre. Vous êtes votre propre
enfant. Vous êtes obligé de n’être que ça. L’entreprise
comporte quelques risques, mais après tout, Monsieur, vous êtes
un artiste, et rien ne peut vous arriver.
Pierre Toltac ne bouge plus. Sa moustache moustachue seule semble exister
encore : elle semble avoir froid, 28 ans, rire. La bouteille de whisky
est entièrement vide. Recktall Brown esquisse un geste tendre. Il
murmure Que se passe-t-il ?
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par Olivier de Solminihac
Histoires d’f, feuilleton télé, Reinaldo progresse, Toltac
jacasse, Astrid rayonne.
«C’est vrai, ça, que se passe-t-il?» hurle Blanche,
maintenant, face caméra, furieuse. Fend les files de Fords framboise,
de Fiats fraise qui freinent férocement, fument. Ferraille se froisse,
formes se fondent, Fjords fruits frais. Foule accourt, foule qui est familles
et fistons et foetus, flâneuses, fureteurs et autres fantômes.
Les techniciens la filment encore à foison, floue, puis le factotum
dans son fauteuil fait: «C’est fini.» Blanche flamboie quelques
instants, puis se fige, puis s’effondre.
C’est cela, la vérité du Revenu: la libération
de tous les fantasmes d’égalité. Par exemple, cette émission,
La Minute: ils vont filmer des gens une minute à chaque fois, et
ils diffusent tous ces portraits. Soixante millions d’habitants (sans compter
les touristes) fois une minute: un million d’heures de programmes. Et c’est
vrai, après tout, pourquoi y aurait-il plus de pub pour la soupe
de poissons que pour la soupe au fenouil? Toutes les soupes auront leur
quart d’heure de gloire, man. C’est la démocratie médiatique.
Dans le temps, tout le monde pensait comme McLuhan, the medium is the message.
Maintenant, l’époque est partagée en deux: il y a ceux pour
qui life is the medium, et ceux pour qui the message is life.
Recktall commençait à s’ennuyer sévère
en écoutant ces frasques philosophiques incontrôlées.
Il regarda Pierre Toltac dans le fond des yeux, cherchant un peu de rouille,
une arête concassée, deux yeux plus petits et luisants comme
ceux d’un cabillaud, mais il dit simplement: «Quelle merde.»
Les projets de Lotto commençaient à prendre forme, ce
qui n’est pas trop tôt après cinq épisodes où
il s’était senti brimé, ignoré, rejeté par
cette société de l’existence. Il en avait conçu grand
ennui et humiliation, & aussi foncière propension au fascisme,
acné politique à base de cassettes vidéo d’époque
(sous couvert de recherches en «histoire de l’architecture»
pour un article qu’il n’écrirait jamais dans une revue infréquentable
qui n’avait jamais vu le jour), et l’ivraie d’un parti brun, d’un groupuscule
activiste, et plus généralement d’un homme nouveau tel que
lui, Reinaldo Lotto, l’était depuis peu, poussait en son esprit
dans les interstices de son emploi du temps.
First, l’organisation. Réunir quelques hommes de main (surtout
des hommes) malléables: donc Francesco. Et puis... Bon, commencer
avec Francesco. Second, l’idéologie. Bien ordonner le tout, pour
qu’on sache où on va. Ou au moins le faire croire. Structurer, bon.
Third, les faire-valoir. Faire croître le nombre des adhérents,
des activistes. Si possible à parité : être à
la mode. But (slogan): Autant pour Lotto qu’au Loto, Gagnez au Lotto, ce
genre de trucs accrocheurs, drôles (hyper), vendeurs. Travailler
férocement au recrutement. Et la meilleure façon, c’était
de se fournir au grand casting national. Avait tanné les opérateurs
pour que le câble lui soit installé dans les plus brefs délais.
Avait chamboulé son salon pour cela. La télévision
dans un coin, une tablette en formica près du fauteuil, quelques
feutres, des feuilles, des fluos, des classeurs. Le téléphone
de l’autre côté. Les ressources humaines, avait-il dit à
Francesco, ça ne se traite pas à la légère.
Et, jusqu'à présent, il n’avait vu que de pâles personnages,
faibles, froussards, mal fagotés, jusqu'à cette femme à
présent, Blanche P., à propos de laquelle il avait écrit
cette appréciation lapidaire, «Fameuse femelle», avant
d’appeler fissa son fidèle Francesco. Ancien flic, fouineur, chasseur
de têtes, un peu privé. «Il me faut la foldingue, tu
me la files.»
Il faut dire, tu y es allée fort. Je comprends que tu, tu te
donnes, tu te donnes à fond pour ton association, mais là
moi, je trouve comment dire, je trouve que tu as poussé le bouchon.
Pense un peu à toi. Ménage-toi... Qu’on se voit?... c’est-à-dire...
en fait j’ai rendez-vous... non, tu ne le connais pas... Un mec fantastique...
Astrid raccroche. Va pour se parfumer. Elle rayonne.
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par Filippo Buch
REPRENONS: Un producteur, un looser, un gêneur, un sauveur.
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