WIM WENDERS un naïf à Cuba |
R de réel
Volume A (janvier 2000) Critique |
Le dernier film de Wim Wenders ne réfléchit pas sur
la violence (comme The end of violence, 1998), ou sur l'image vidéo
(Lisbon Story, 1995) ; on y entend juste de la musique. Buena
vista social club est un documentaire sur un groupe de vieux musiciens
cubains réunis par Ry Cooder, musicien et producteur américain,
pour enregistrer l'album du même nom. Le disque, récompensé
par un Grammy Awards en 1997, s'est déjà vendu à plus
d'un million d'exemplaires dans le monde. Le documentaire de Wenders, bien
que sorti discrètement, totalisait plus de 100.000 entrées
en France en juillet 1999 - chiffre considérable pour un documentaire.
La plupart des critiques ont traité avec bonhomie le documentaire
de Wenders : faisant allusion à ses difficultés à
faire un film depuis l'échec de The end of violence, ils
ont salué son retour au cinéma par la petite porte, et vu
dans Buena Vista un documentaire léger, swinguant et optimiste,
ce qui n'est pas totalement faux. Mais derrière cet exotisme affiché
se profilent un certain nombre de questions.
Le principe du film est simple : Wenders raconte comment
Ry Cooder (qui a notamment composé la musique de son film Paris,
Texas) est arrivé en 1997 à Cuba pour enregistrer un
disque mélangeant les rythmes cubains et l'influence africaine.
Les musiciens africains n'ayant finalement pas pu venir, il réunit
en studio des joueurs de son, un style musical cubain rythmé par
un tambour à main, le bongo. De fil en aiguille, il constitue
un groupe qui enregistre les morceaux qui vont faire le succès mondial
de l'album. Wenders filme les répétions ainsi que deux concerts
donnés par le groupe (à Amsterdam, puis, à la fin
du film, au Carnegie Hall de New York), le tout alterné avec des
portraits de l'ensemble des musiciens.
Wim Wenders aime filmer la musique et cela se voit : de
la même manière qu'il avait su faire entrer le groupe portugais
Madredeus dans sa fiction Lisbon Story, il incorpore avec élégance
la musique dans son documentaire. Rien à redire sur ce point, si
ce n'est une simple question qui peu à peu trouble le spectateur :
cette musique est-elle si bonne que ça ? Simple interrogation
formelle que l'on ne tranchera pas ici. Mais il y a un hic : Buena
vista social club, le film, est co-produit par la société
discographique qui a fait le disque, World Circuit. Il est réalisé
par un cinéaste complice et ami de Ry Cooder, producteur du disque.
Il faut donc prendre ce film pour ce qu'il est : un long clip de promotion
pour un disque, et certainement pas un film critique sur la musique cubaine
et la façon dont elle est utilisée par quelques producteurs
astucieux pour en faire des tubes mondiaux. Car que fait Ry Cooder, si
ce n'est profiter d'une mode musicale pour créer un groupe de circonstance,
chantant des tubes façonnés pour les médias du monde
entier ? Ailleurs, et pour d'autres styles de musique, on aurait appelé
cela un boys band - puisque c'est le producteur qui a entièrement
conçu le disque.
Les musiciens cubains que Cooder a retrouvé sont souvent
des vétérans, qui ont beaucoup joué il y a des années,
puis qui ont été oubliés : Compay Segundo, devenu
une star mondiale depuis le disque de Cooder, se produisait jusque début
1996 « dans le restaurant de l'Hôtel Kohly, à la
Havane, jouant pour des touristes » (1). De Ruben Gonzalez,
le pianiste, on nous dit dans le film qu'il « n'a pas touché
un piano depuis dix ans ». Miracle : Cooder le retrouve
et le relance. Mais le relance par rapport à quoi ? Une sorte
de voile entoure la question que chaque spectateur est en droit de se poser :
pourquoi ces musiciens ont-ils disparu de la scène cubaine ?
On serait facilement tenté de répondre que c'est pour des
motifs politiques, et les lourds sous-entendus du commentaire de Cooder
vont dans ce sens, sans jamais aborder la question franchement : ces
musiciens ont-ils été empêchés de jouer par
la décision des autorités cubaines ?
Il semble que la réalité soit beaucoup plus prosaïque
que cela. Bien qu'il soit difficile de trouver un bon portrait d'ensemble
de la musique cubaine(2), revenir sur la carrière de ces deux musiciens
(ce serait probablement identique pour les autres membres du groupe) permet
de lever un peu le voile : Compay Segundo, né en 1907, s'installe
à La Havane en 1934, et passe 12 ans dans le groupe de Miguel Matamoros.
En 1948, il crée avec Lorenzo Hierrezuegelo un duo, Los compadres
(« les compères »), dans lequel il tient la
deuxième voix (celle-ci s'appelle « la segunda »,
d'où son patronyme)(3). Quant à Ruben Gonzalez, né
en 1919, il entre en 1943 dans le groupe d'Arsenio Rodriguez (connu pour
avoir rénové la musique cubaine au milieu du siècle)
avec lequel il enregistre plusieurs disques - il ne gravera un premier
CD en son nom qu'en 1997, en même temps que Buena Vista(4).
Tout cela permet de relativiser les dires concernant la soi-disant gloire
passée(5) de ces musiciens : il semble plutôt qu'ils
étaient de solides musiciens (ou chanteurs) de groupe et non pas
des leaders célébrissimes.
En fin de compte, Compay Segundo comme Ruben Gonzalez semblent
avoir comme vrais mérites deux choses importantes : leur exotisme
(on ne peut trouver plus à la mode que Cuba en ce moment, malgré
- ou grâce au ? - régime castriste), et leur longévité.
Car les vraies gloires de la musique cubaine des années 1940-60
(Matamoros, Arsenio Rodriguez) sont mortes : ceux qui restent ne sont
que des seconds couteaux. On est alors en droit de s'étonner de
ce que Wenders nous montre : à voir son documentaire, on a
l'impression que la musique cubaine s'est figée dans le son d'il
y a 40 ans ! Or il n'en est bien sûr rien, et le succès
de la bande de Compay a même exaspéré certains musiciens
cubains, comme nous l'apprend Le Monde : « agacés
de voir les vétérans du son traditionnel traités en
héros depuis leur récent succès en Europe, les vedettes
de la timba (nouveau terme employé à Cuba pour se démarquer
de celui de salsa, imaginé par les latinos américains) font
le gros dos»(6).
Quant au régime castriste, il en est peu question :
tout au long de son film, Wenders évite d'aborder les sujets qui
pourraient fâcher, d'un côté comme de l'autre. Côté
Cuba, si le cinéaste montre La Havane sans fard, il n'insiste pas
vraiment sur les problèmes de la capitale : cigares, parties
de dominos et belles américaines (les voitures) dominent à
l'image. Côté Etats-Unis, pays qui pratique le blocus envers
Cuba, le cinéaste ne va pas plus loin : lors de l'épisode
à Carnegie Hall, le commentaire nous dit que l'organisation du concert
a posé de très nombreux problèmes, et que jusqu'au
dernier moment il a failli ne pas se faire. Quels ont été
ces problèmes ? On ne le saura pas, mais on apprendra que de
« nombreuses bonnes volontés », d'un côté
comme de l'autre, ont permis de mener à bien ce projet, qui, dixit
toujours Cooder, était capital pour les musiciens cubains (pourquoi
est-ce Cooder et non un musicien lui-même qui nous dit cela ?
Pourquoi les musiciens tiennent-ils toujours des propos généraux
sur leur vie et sur la musique et jamais sur la façon dont le disque
a été monté, si ce n'est pour parler, pure langue
de bois, de « l'immense honneur » d'en faire partie ?
Fugitivement, mais Wenders s'est bien gardé d'insister là-dessus,
lorsque des musiciens parlent avec Cooder, on sent une distance, on croit
percevoir comme un peu de mépris sous de la déférence.)
Le mot embargo n'aura jamais été prononcé. Ni le mot
Castro, ni le mot révolution - pour faire bonne figure, on verra
juste quelques inscriptions révolutionnaires et le portrait du Che.
Ni le mot dollar, ni le mot tourisme, ni aucun des mots qui pourraient
parler d'autre chose que de musique.
Musique, tout est musique pour Wenders, dont on peut se demander
s'il n'est pas lui-même tombé dans le piège que lui
tendait son ami Cooder : croire qu'il réalise un film sur la
musique cubaine, alors qu'il nous montre, en creux, l'hypocrisie occidentale
face à Cuba en général et à ses musiciens en
particulier, et la capacité d'un producteur riche en dollars et
en relais médiatiques à (re)lancer la carrière de
quelques vieux musiciens exotiques qui, il y a cinquante ans, faisaient
partie de groupes dont le style de musique est aujourd'hui archaïque.
Nostalgie féroce, Caraïbes luxuriantes, sympathiques musiciens
« authentiques »(7), tout est prêt pour que
le touriste occidental mette le cap sur Cuba et achète ses disques.
Filipo Buch
( n o t e s )
1. Patrick Labesse, Le Monde, 13 avril 1998.
2. La musique à Cuba, de l'écrivain Alejo Carpentier
a publié en 1979 (traduction française 1985, Gallimard),
mais le texte date en fait de 1946 ! On pourra se reporter à
l'ouvrage d'Isabelle Leymarie, Du tango au reggae. Musiques noires d'Amérique
latine et des Caraïbes, Flammarion 1996. Le premier chapitre est consacré
à Cuba, mais s'attache surtout à scène musicale jusqu'aux
années 1950.
3. Patrick Labesse, Le Monde, 13 avril 1998.
4. Patrick Labesse, Le Monde, 20 avril 1998.
5. Bernard Loupias, dans Le Nouvel Observateur, parle « d'immenses
musiciens que les modes avaient relégués au rayon des antiquités »
(10 juin 1999). Patrick Labesse, dans Le Monde, après avoir raconté
la carrière de Compay, nous dit qu'il jouait pour des touristes
« ignorant tout de sa gloire passée ». En
regard de ce qu'il vient d'écrire, le terme de « gloire »
semble assez exagéré.
6. Patrick Labesse, Le Monde, 24 avril 1998.
7. « On sourit aussi quand Compay Segundo, 90 ans à
l'époque du tournage, cigare au bec, refile sa recette anticuite
à un vieux copain ou affirme que, cinq fils ne lui suffisant pas,
il "travaille en ce moment au sixième" » (Bernard Loupias,
art.cit.). Patrick Labesse fait remarquer quant à lui que tout le
monde aimerait avoir un grand-père comme Compay. On n'a jamais dit
cela de John Cale, Thelonius Monk, ou Curt Cobain, pour prendre quelques
exemples de musiciens différents ayant marqué leur époque.
(c) R de réel 1999. Reproduction interdite.