Une dame sort d’une épicerie fine, son porte-monnaie encore à
la main. Des clochards lui demandent une pièce ; son sac est lourd
; elle esquisse un geste - mais à temps elle se ravise ; il y a
ceux qui méritent de l’aide et il y a les autres, or comment
ces clochards pourraient-ils être méritoires ? Une bouteille
de rouge vide gît à côté d’eux ; ils marmonnent
des insanités et laissent le temps filer.
Chacun, lorsqu’il passe devant des pauvres, se sent le droit de juger
la façon dont ils devraient se conduire. On ne peut donner à
tout le monde, alors on cherche des critères : une dame respectable
ne saurait encourager l’alcoolisme, voilà semble-t-il un critère
irréprochable.
C’est pourquoi la dame élégante passe devant les clochards
alcooliques le pas vif, le regard réprobateur et la conscience en
paix. La voilà déjà de retour chez elle. Elle dépose
son sac d’achats, en sort quelques fruits, des amuse-gueules et une bouteille
de Bordeaux. Son mari qui déjà sirote un whisky finira la
bouteille au dîner, et ira se coucher empli de bien-être.
Refuser aux pauvres les vertus du vice, tel est le privilège
des riches.
Ceux-ci se soûlent au whisky 20 ans d’âge, ceux-là
au vin de table 20 ans sans avenir. Différence de flacon, non d’ivresse.
Il est des gens qui voudraient décréter la prohibition
pour les pauvres, et porter un toast à cette avancée de la
vertu.