ALGÉRIE
comprendre la guerre civile
R de réel
Volume A (janvier 2000)
Savoir
(Articles)

ALGÉRIE
(de l’arabe, al-Jaza’ir, « les îles »)

Pays d’Afrique du Nord de 2,3 millions de km2 (4,3 fois la France, plus grand pays d’Afrique après le Soudan) au relief et au climat très diversifiés : le Sahara (« désert, terres pauvres » en arabe) s’oppose au Tell, nom des zones bien arrosées, de climat méditerranéen, où résident 94% des 28 millions d’habitants du pays.
Le Tell comprend une côte très découpée (baie d’Alger, cap Bougaroun, golfe d’Oran...) des massifs (Atlas tellien, Kabylie, Saïda, Tlemcen...) des plaines (Macta, Mitidja...). Puis, vers le Sud, s’étendent de hautes plaines (plaine de Constantine, de Sétif). Puis l’Atlas saharien, chaîne de montagnes (monts des Ksour, des Amour, Aurès, Ziban...). Puis le Sahara, ses vallées (Grand Erg occidental et Grand Erg oriental), ses plateaux (Tassili, Tademaït) et le mont Hoggar.  
 
 
 
 
 
 

LES POPULARIONS DE L’ALGÉRIE

On a parlé le grec, le latin et le berbère en Algérie. Tous les grands empires maritimes de l’Antiquité - la Phénicie, la Grèce, Carthage (fondée en 814 av. J.-C et située près de la Tunis actuelle) et Rome - ont tour à tour établi des comptoirs commerciaux sur les côtes de l’actuelle Algérie. Aujourd’hui, on y parle l’arabe, le français et le berbère. L’arabe depuis les deux vagues de colonisation arabe : VIIème siècle et XIème siècle. Le français depuis la colonisation française : 1830-1954. Le berbère depuis plus longtemps que le français, l’arabe, le latin et le grec.
Il y a en effet deux peuples en Algérie : les Arabes et les Berbères. Les Berbères constituent près de 20% de la population. Lorsque les Grecs et les Phéniciens débarquent sur la côte nord-africaine, ils appellent les populations autochtones les « barbares », c’est-à-dire « ceux qui ne parlent pas grec » : le mot s’est transformé en « berbère ». Le terme de « Berbères » désigne donc tous les peuples originaires d’Afrique du Nord, comme par exemple les Touaregs. Leur résistance aux conquêtes successives a été très forte : ils se sont aussi bien opposés aux Romains (Jugurtha combattit Rome en 111 av. J.-C.) qu’aux Arabes et qu’aux Français. En dépit de leur conversion à la religion chrétienne puis musulmane, les Berbères ont conservé leur langue, divisée en de très nombreux dialectes, et leur culture (appelées toutes deux tamazight). Cela est notamment dû aux hasards de la géographie : nombre d’entre eux vivaient dans des régions difficiles d’accès. Aujourd’hui encore, les Berbères vivent dans les régions les plus montagneuses de l’Algérie : Aurès, Hoggar, et surtout Kabylie. C’est pourquoi on réduit souvent improprement l’ensemble des Berbères algériens aux Kabyles.
 
 
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

- Le drame algérien. Un peuple en otage, Reporters sans frontières, La Découverte, 1994.
- Algérie, 30 ans. Les enfants de l’indépendance, Autrement, hors série n°60, 1992.
Ces deux ouvrages collectifs regroupent aussi bien des analyses historiques que de nombreux témoignages instructifs et touchants sur la vie quotidienne en Algérie.
- Bruno Etienne, L’islamisme radical, Hachette, 1987.
- Luis Martinez, La guerre civile en Algérie, Khartala, 1998. Ouvrage universitaire de recherche, très détaillé sur les mécanismes d’enlisement de la guerre civile, mais parfois tendancieux sur la notion de violence - l’auteur semblant par moments la considérer comme une caractéristique indépassable de l’histoire algérienne.
- Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, 1991. Ouvrage sur l’absence de sentiment de culpabilité de la France et sur son refoulement du passé.
Deux films également :
- Chronique des années de braise de Mohamed Lakhdar-Hamina, palme d’or à Cannes en 1975. Épopée de la résistance du peuple algérien à la conquête française, de 1830 à 1954, à travers la vie d’une famille.
- Omar Gatlato, Merzak Allouache, 1976. Chronique de la vie quotidienne. Film culte en Algérie.
 
 
 
 
 
NOTES

1. Fondé par Messali Hadj, le « père » du nationalisme. Le massacre des villageois de Melouza en 1957 par le FLN est significatif de la violence des oppositions entre partis politiques.
2. Ainsi Mohamed Khider ou Krim Belkacem... respectivement assassinés par la Sécurité Militaire en 1967 et en 1970. Sur les assassinats récents d’Ali Mécili (1987) et Kasdi Merbah (1993), cf. Le drame algérien, p. 97-99.
3. Algériens ayant combattu en faveur de la France pendant la guerre. Le terme vient de harka, mot arabe signifiant « mouvement » ; il est devenu une insulte. Les harkis étaient majoritairement des paysans appauvris. L’historien Charles-Robert Ageron chiffre à 57.000 le nombre de harkis ayant été massacrés après avoir été torturés.
4. Le « printemps berbère » a eu lieu en Kabylie, suite à l’interdiction d’une conférence de l’écrivain de langue berbère Mouloud Mameri par le gouvernement.
5. Le RCD (Rassemblement pour la culture et pour la démocratie) milite également pour la renaissance de la berbérité.
6. Parallèlement, le pouvoir négligea l’agriculture, ce qui explique que la dépendance alimentaire du pays, i.e. ses besoins d’importations, soit très lourde.
7. L’installation d’une citerne permettant une distribution d’eau continue reste un luxe. Le manque d’eau est un des autres problèmes majeurs des Algériens. Non pas que l’eau soit insuffisante dans le pays : ce sont les infrastructures (barrages, canalisations) qui font défaut.
8. Mot venu de contrebande.
9. Les organisations révolutionnaires (MEI et GIA) veulent amener le peuple à collaborer par la terreur ; elles s’opposent aux organisations politiques (MIA et AIS), selon lesquelles les maquisards doivent gagner sa confiance. Les divisions de la guérilla se multiplient par ailleurs du fait de l’émergence régulière de nouvelles factions.
Pourquoi la guerre civile ? La guerre d’indépendance de l’Algérie contre la France dure de 1954 à 1962. En 1963, le FLN (Front de Libération Nationale) est décrété parti unique. Il le reste jusqu’en 1989, date à laquelle la liberté politique est proclamée - pour une courte durée : suite à la victoire écrasante du FIS (Front Islamique du Salut) aux élections législatives de 1991, le processus de démocratisation est interrompu par un coup d’état de l’armée. Le pays sombre en 1992 dans une guerre civile qui, aux yeux des médias occidentaux, oppose les méchants islamistes à un pouvoir méchant malgré lui. La réalité est bien moins manichéenne. D’où ce retour sur l’histoire récente de l’Algérie afin de mieux comprendre l’arrière-plan des changements actuels - lesquels ne seront pas évoqués. Rappelons simplement qu’Abdelaziz Bouteflika a été élu à la présidence en avril 1999, certes trop massivement pour que ce ne soit sans fraude, mais qu’il dit vouloir la « concorde civile » : grâce d’islamistes en juillet 1999, en échange du dépôt des armes par l’Armée islamique du salut en octobre 1997 : les retours épisodiques de la violence (assassinat d’Abdelkader Hachani, principal leader du FIS, en novembre 1999) ne permettent cependant pas de parler de la fin de la guerre civile.

« L’islamisme »
L’attachement de la France à la laïcité confine parfois au simplisme lorsqu’il s’agit de juger les pays musulmans. Rappelons donc qu’un État religieux n’est pas forcément rétrograde, et que l’on peut être « islamiste » sans être « intégriste ». On appelle islamisme le fait de mener une action politique visant à la formation d’un État fondé sur les principes musulmans. Le mouvement islamiste algérien existait bien avant le vote massif en faveur du FIS de 1991. Le nationalisme algérien a ainsi toujours défendu l’islam et ses valeurs. Mais c’est à partir des années 1970 qu’il a réellement étendu son audience : la société algérienne connaît alors un renouveau de dévotion religieuse. On ne peut comprendre ce retour en force de la religion à partir d’un seul facteur d’explication. La défense des « valeurs musulmanes » est en effet un objectif trop large et trop vague pour que ne coexistent pas, sous cette expression, des objectifs politiques totalement opposés. Le fait que toutes les couches sociales aient été séduites par « l’islamisme » tend à prouver que les discours islamistes ne sont pas uniformes. Le terme d’islamisme est à ce titre très simplificateur : on peut être islamiste et démocrate, islamiste et libéral (économiquement), islamiste et ouvert sur les valeurs occidentales. Aux élections législatives de décembre 1991, le FIS a remporté une victoire écrasante : la population algérienne était islamiste, c’est-à-dire approuvait un parti désireux, entre autres, de renouer avec une certaine place de la religion au sein de la société. La population algérienne n’était pas islamiste au sens caricatural où l’entendent les médias occidentaux : violence et fanatisme. Ce n’est que dans un second temps qu’a eu lieu un glissement qui a débouché sur la guerre civile, mettant au devant de la scène un islamisme prônant la violence.

Le gouvernement algérien face à l’islam
L’islamisme n’est pas un tout homogène. Ses divers courants ont cependant tous fondé leurs discours, dès les années 1970, sur une même notion : celle de justice sociale ou d’équité (haqq). Elle est la valeur centrale de la religion musulmane. Le succès de l’islamisme au sein de la population s’apparente à une idéologie théologique « de gauche », fermement opposée à un gouvernement qui garde pour lui seul les bénéfices de la rente pétrolière. Le gouvernement a ainsi été accusé d’être « antiislamique » toutes les fois (c’est à dire souvent) où ses membres s’enrichissaient aux dépens de la population. Le paradoxe de l’Algérie est le suivant : c’est ce même gouvernement « antiislamique » qui a favorisé (ou du moins n’a pas empêché), au cours des années 1970, l’émergence d’un mouvement religieux qui visait à le renverser. Le pouvoir, désireux de ne pas complètement perdre la confiance populaire, a en effet mené une politique religieuse très ambiguë. Tout en traquant les maquisards du groupe Bouyali (lequel dirige le premier Mouvement Islamique Armé, jusqu’à sa mort en 1987), l’État-FLN a entériné la montée en puissance du phénomène religieux : la Charte nationale de 1976 stipule ainsi que « l’islam est religion d’État » et que le président de la République doit « respecter et glorifier la religion musulmane ». Le régime algérien a d’autre part engagé la même année l’islamisation de la société par une série de mesures telles l’instauration du repos le vendredi au lieu du dimanche, et l’interdiction de la vente d’alcool aux musulmans. La construction de mosquées et le développement des transports officiels pour le pèlerinage ont procédé d’une même logique. Pendant les années 1980, les lieux de prière au travail ou à l’université se sont développés. L’aboutissement de cette politique a été le vote, en 1984, d’un Code de la famille consacrant l’infériorité de la femme.

Une nation « unie et homogène » ?
À la fin de la guerre d’indépendance, en 1962, l’Algérie sombre dans une dictature qui tait son nom et tente de bâtir le mythe d’une nation unie et homogène. Or l’Algérie n’est pas une nation unie : déjà pendant la guerre, les différents partis en lutte contre la France se sont livré une guerre fratricide. Le FLN s’est ainsi opposé au MNA (Mouvement national algérien)(1). Après la signature des accords d’Evian qui mettent fin à la guerre, le FLN a peu à peu évincé ses propres chefs historiques(2) - « évincer » signifiant souvent « assassiner ». Enfin, il faut rappeler le massacre des harkis(3), que la mémoire officielle du régime s’est empressée d’occulter.
En outre, en 1962, le FLN a défini l’Algérie comme une nation « arabe et musulmane » - négation explicite de l’identité berbère (cf. encadré page suivante). Depuis la fin de la guerre d’indépendance, les Berbères ont donc constitué un des principaux pôles de résistance au pouvoir du FLN. En 1963, Hocine Aït Ahmed, originaire de Kabylie, crée le FFS (Front des forces socialistes), lequel s’oppose au nouveau gouvernement. Le FFS entre aussitôt dans l’illégalité - le FLN arguant du prétendu risque de séparatisme de la Kabylie. Cette longue répression a abouti, en 1980, à la première opposition ouverte au régime : le « printemps berbère », une revendication populaire en faveur de la défense de la culture berbère au sein de la nation algérienne(4). Le FFS d’Aït Ahmed est encore aujourd’hui une des forces démocratiques majeures du pays. Sorti de vingt-cinq ans de clandestinité, il est arrivé deuxième aux élections législatives de 1991 : loin derrière le FIS certes, mais devant le FLN (FIS : 188 sièges, FFS : 25, FLN :18)(5).

La politique d’arabisation
Au lendemain de la guerre d’indépendance, les dirigeants ont mis en œuvre une politique dite d’arabisation, c’est-à-dire une politique visant à renouer avec l’étude et l’utilisation de la langue arabe, laquelle avait été évincée par le français pendant la colonisation. Cette mesure visait bien sûr l’enseignement (école primaire en 1978, secondaire en 1988, administration en 1990), mais aussi des réalités plus ténues : les noms de rues modifiés étaient ainsi autant de symboles de la souveraineté retrouvée. Après une guerre de libération, une telle politique de récupération de son identité paraît normale : pourquoi l’enseignement ne se ferait-il que dans la langue de l’ancien colonisateur ? Inversement, pourquoi perdre les avantages d’une double culture ? Les deux écoles s’affrontent : partisans du bilinguisme contre partisans du rejet absolu du français. À Alger, on raconte l’histoire suivante : le café Anatole France se serait retrouvé un matin baptisé « café Anatole Djezaïr », c’est-à-dire Anatole Algérie...
Mais cette anecdote ne traduit qu’une réalité passagère. Car en dépit de la volonté d’arabisation de la société proclamée par le régime, le bilinguisme reste un état de fait après l’indépendance. On assiste même à une progression de l’usage du français. En effet, les jeunes diplômés, qui forment l’élite politique et économique (encore en place de nos jours) sont issus du système scolaire et universitaire français. Malgré les politiques d’arabisation successives, les francophones, liés au pouvoir en place, sont donc largement favorisés sur le marché du travail. Les meilleurs emplois de la fonction publique sont la chasse gardée des francisants. Il s’en suit un phénomène décisif dans le déclenchement de la guerre civile : la rancœur des jeunes générations de diplômés arabophones, qui se voient exclus en dépit de leurs compétences. Et de fait, comment admettraient-ils la manœuvre d’un État qui arabise l’enseignement sous couvert de nationalisme, tout en excluant ceux qui ne parlent pas français du marché du travail, et ce afin de réserver les postes de la fonction publique aux cercles du pouvoir ? On comprend aisément que le régime ait été perçu par les jeunes générations comme « le parti de la France » (Hizb frança), comme un pouvoir en accointances avec l’ancien colonisateur. Et l’on comprend que ces jeunes générations de diplômés arabophones aient tourné leurs espoirs vers le FIS, qui leur promettait de retrouver la place qui leur était due au sein de la société : c’est ainsi que l’islamisme politique s’est développé, au cours des années 1980, au sein des universités.

Le malaise vis-à-vis de la France
Le pouvoir est accusé d’être Hizb frança ; mais tout le monde est quelque peu hizb frança. L’espoir de sortir de la misère socio-économique passe en effet par le rêve de l’exil, réservé aux privilégiés qui ont des possibilités d’accueil et de travail en France, et qui parviennent à obtenir un visa (lequel est obligatoire depuis 1986). Si chaque Algérien est lié à la France et rêve de la France, c’est aussi car cette dernière est présente dans chaque foyer algérien, depuis 1989, à travers les images diffusées par la parabole. La parabole est un véritable phénomène de société. Tous, riches et pauvres, hommes et femmes, peuvent regarder à loisir les chaînes européennes et notamment françaises, TF1, France 2, M6, Canal +... La chaîne nationale, spécialisée dans la langue de bois, subit de plein fouet la concurrence. Il faut toutefois rappeler que cet essor de la parabole procède d’une manœuvre gouvernementale : après la répression sanglante des manifestations de 1988, le nouveau pouvoir algérien (le président Chadli et les « réformateurs ») a vu dans la parabole l’occasion de regagner l’appui populaire. Tout le monde s’est donc vu autorisé à avoir une parabole (dont le prix n’était pas surtaxé), contrairement aux autres pays arabes, où la réglementation est très dure. S’en est suivi ce qui a pu être appelé « une recolonisation de l’Algérie par la petite lucarne » : en pleine politique d’arabisation, un retour en force de la langue française au sein des jeunes générations, et surtout une influence accrue de la société de consommation occidentale et de ses valeurs, notamment en matière de liberté sexuelle. Il faut constamment avoir à l’esprit les rêves et les frustrations immenses que doivent provoquer les images de confort et de facilité quand on est soi-même quotidiennement confronté à la pénurie, au chômage, et à la détresse sexuelle résultant des problèmes de logement. Cette exacerbation des contradictions entre le rêve et la réalité n’est pas sans expliquer les réactions violentes de rejet contre les « paradiaboliques ». Il est ainsi des jeunes algériens qui se sont jetés à corps perdu, pendant la guerre civile, dans le combat contre des valeurs occidentales qui les soumettaient au supplice de Tantale : bien des jeunes militants du FIS écoutaient ces mêmes chansons que leur parti condamnait, et qui parlaient de l’alcool, du désespoir, des filles et de l’exil.

La crise économique
Après la guerre d’indépendance, l’Algérie opte pour un modèle de développement économique d’inspiration soviétique, privilégiant l’industrie lourde(6) - et nécessitant par conséquent d’immenses capitaux. L’Algérie a une source de revenus unique : le pétrole. Or en 1986, le prix du baril dégringole : c’est la fin de l’État-Providence garant du soutien des prix, distributeur d’emplois, de nourriture, de médicaments et de logements, - alors même que l’explosion démographique a décuplé les besoins. L’explosion démographique est une donnée majeure pour comprendre l’ampleur de la crise économique et sociale qui sévit en Algérie à partir de la fin des années 1980 : en trente ans, le pays est passé d’environ 10 à 28 millions d’habitants. 70% ont de moins de 30 ans, et 45% de moins de 15 ans. Cette hausse de la population a touché, en premier lieu, les villes. Un des problèmes majeurs de la vie quotidienne des Algériens est l’énorme manque de logements : enfants et parents dorment côte à côte ; les jeunes n’ont aucun espace privé à eux. Les familles cohabitent tant bien que mal dans les appartements, les balcons sont transformés en chambres, tout comme les anciennes toilettes collectives des immeubles. A Alger, l’eau n’est distribuée que pendant de petites tranches horaires, la nuit le plus souvent(7).
Quant au chômage, il toucherait, encore aujourd’hui, près de 30% de la population. Pour s’en sortir, beaucoup ont eu (et ont toujours) recours à ce que l’on appelle le trabendo(8) : la revente, sur le marché noir, de produits achetés en France (vêtements, électroménager, pièces de voitures...). La pénurie de matières premières est telle que les prix du marché noir sont souvent démesurés. On comprend alors que les inégalités flagrantes de la société algérienne soient devenues, dès la fin des années 1980, insupportables : comment accepter le luxe ostentatoire de la nomenklatura, ses villas luxueuses et ses plages privées, lorsque la jeunesse algérienne au chômage ne fait rien de ses journées ?
Parce qu’ils font passer le temps appuyés contre les murs de la ville, on appelle les jeunes algériens sans travail des « hittistes » (hitt signifie « mur » en algérois) en proie à ce qu’ils nomment le « dégoûtage ». Leur espoir de justice sociale, de fin de la hogra (mot signifiant abus de pouvoir, arbitraire, humiliation) est apparu au grand jour au cours des manifestations d’octobre 1988. L’armée a tiré sur la foule : le pouvoir a perdu ce qu’il lui restait de crédibilité. Certes, l’année suivante, le président Chadli a joué la carte de la démocratie, en introduisant le multipartisme et les élections libres, après trente années de dictature. Mais l’illusion s’est avérée être de courte durée : en juin 1990, le FIS remporte les élections municipales ; en décembre 1991, le FIS remporte le premier tour des élections législatives. Le parti est dissous en mars 1992 : le pays sombre dans une guerre civile, qui aurait fait, depuis, plus de cent mille morts.

Qui a voté pour le FIS ?
La guerre civile, lorsqu’elle débute en 1992, est une guerre urbaine : elle est née dans les banlieues d’Alger, et non à l’intérieur du pays - ce n’est qu’à partir de 1994 que la violence touche les campagnes. Dans les communes très défavorisées de la banlieue du grand Alger, le FIS a recueilli des scores avoisinant les 70%. Mais il ne faudrait pas en conclure que le FIS est le parti des « laissés-pour-compte du développement ». C’est le pouvoir algérien qui a agité l’épouvantail d’un FIS défini de manière univoque comme un « parti de gueux », parti de « fous de Dieu » analphabètes et violents. Le FLN escomptait de ce fait recevoir l’approbation de l’Occident face au coup d’État de janvier 1992 et à la politique de répression. Objectif atteint : les médias occidentaux ont repris en chœur un discours simpliste, alimenté par la peur, où l’Islam tient lieu de repoussoir. Or la mobilisation de 1990 et 1991 derrière le FIS est loin de correspondre à la montée du fanatisme religieux pointée à grands cris par les médias occidentaux.
Le FIS a été soutenu par des catégories très diverses de la population, dont l’espoir principal était une amélioration de leur condition sociale, et la chute de « l’Etat-FLN », régime corrompu et autoritaire. Le FIS n’a pas seulement été populaire au sein des classes les plus défavorisées. Son ancrage au sein des classes moyennes, de la petite bourgeoisie urbanisée, est extrêmement fort. Beaucoup d’entrepreneurs, patrons d’entreprises artisanales, d’échoppes d’alimentation, de véhicules de transports ou de restaurants en France, notables locaux incarnant un modèle de réussite sociale, ont ainsi financé le FIS. Les petits commerçants ont quant à eux soutenu le FIS dans l’espoir que ce parti mettrait fin aux traitements inégalitaires dont ils étaient l’objet, du fait du contrôle, par l’État, de la distribution des matières premières : les fonctionnaires abusaient de leur pouvoir, refusant de livrer les produits demandés par les petits commerçants si ceux-là ne leur payaient pas un « pourboire ». Les hittistes, quoique peu politisés, ont également vu dans le FIS un espoir de justice sociale : il ne faut pas oublier leur haine envers un régime ayant réprimé dans le sang les manifestations de 1988. Enfin, les jeunes diplômés en situation précaire attendaient du FIS une arabisation du marché de l’emploi et une fin de l’État-FLN répressif et corrompu - ces mêmes jeunes diplômés qui s’étaient les premiers lancés, au cours des années 1980, dans le militantisme religieux, la mosquée leur offrant un espace de camaraderie, de liberté, et de réflexion sur le sens de leur vie. Bruno Etienne (cf. bibliographie) écrit ainsi qu’ils « s’ennuyaient dans un espace sans espoir, buvaient de la mauvaise bière locale, se laissaient aller à tous les vices, le regard tourné vers les valeurs étrangères, lorsqu’ils [ont reçu] brutalement la Lumière. »

L’enlisement dans la guerre
Les organisations de lutte armée existaient bien avant 1992 : ainsi le MIA (Mouvement islamique armé), lequel était critique envers les élus du FIS. L’interruption du processus électoral, en 1992, les a renforcées : ces organisations ont profité de l’incarcération, voire de l’exil ou de l’assassinat des cadres du parti FIS pour démontrer l’inutilité de tout positionnement démocratique et conquérir l’appui de l’ancien électorat de ce dernier. Elles ont rencontré dans les communes naguère acquises au FIS un soutien qui leur a permis d’entreprendre des opérations de guérilla contre les forces de sécurité en 1992 et 1993.
Le renversement du régime semble alors proche. Mais à partir d’avril 1993, l’État mène une politique de « reconquête militaire » des communes du grand Alger : des unités spéciales de militaires sont chargées d’appliquer une politique de terreur visant à dissuader la population de continuer à soutenir les combattants. Des milliers de sympathisants du FIS sont torturés. La haine du régime - et donc la violence de la guerre civile - s’en trouve fortement accrue ; cependant l’objectif militaire de l’armée gouvernementale a été atteint : les combattants sont contraints de se réfugier dans les maquis.
À la fin de l’année 1993, les différents protagonistes cessent d’avoir l’espoir d’une victoire rapide. Les arrestations massives n’ont pas « éradiqué » les islamistes ; inversement, le déclenchement du djihad n’a pas suscité parmi les trois millions d’électeurs du FIS l’engouement escompté par les responsables islamistes. Installés dans une guerre totale, les combattants mettent sur pied des réseaux de soutien, financiers et politiques, nationaux ou internationaux, pour accroître les ressources nécessaires à leur effort de guerre. Le régime, en situation de faillite financière en 1993, change radicalement de politique économique : il se convertit au libéralisme (arrêt des subventions publiques, dévaluation du dinar, privatisations). En échange, le Fonds Monétaire International rééchelonne la dette, et promet des crédits et des prêts à même de financer sa politique sécuritaire. Renfloué financièrement, le régime retourne la situation à son avantage. Le soutien financier international obtenu en contrepartie de la libéralisation économique, en permettant à l’armée de se doter d’un appareil répressif, a donc paré à l’effondrement du régime. Les GIA (Groupes islamistes armés) ont eux aussi tiré profit de la mise en place de l’économie de marché, par le biais de la création de sociétés d’import-export.

§
Le régime ayant modifié en sa faveur le rapport de force, il organise une élection présidentielle le 16 novembre 1995 afin de valider cette situation. Et de fait, l’élection du général Liamine Zéroual suscite l’illusion que le régime est parvenu à retrouver la légitimité lui faisant défaut depuis 1992. La guérilla parvient certes à résister au régime : quoique professionnalisée et éloignée du peuple(9), elle dispose encore de ressources financières en 1995. C’est pourquoi le pouvoir mène une politique visant à satisfaire les revendications économiques et sociales de l’ancien électorat du FIS : réforme des administrations locales afin de reconquérir la confiance des citoyens, politique de construction de logements, création d’emplois de services afin d’endiguer le chômage des jeunes. Les jeunes, qui constituent le vivier potentiel des combattants de la guérilla, deviennent un enjeu central de la politique économique.
Le régime algérien réussit, cela étant, à rester en place. Les remaniements internes (démission de Zeroual en septembre 1998, élection de Bouteflika au printemps 1999) et les lois d’amnistie semblent traduire un progressif retour à la normale - retour à la normale signifiant retour à la paix, mais non à la démocratie. Car si le pouvoir actuel tente d’accroître sa légitimité, sa légalité n’en reste pas moins entachée de fraude électorale et d’exactions.
§
Comprendre la guerre civile en Algérie, c’est comprendre que 70% d’une population ne devient pas du jour au lendemain dangereusement fanatique pour des motifs obscurs. C’est comprendre que l’on peut accuser l’Occident de tous les maux tout en ayant des parents qui parlent français et en regardant soi-même la télévision française, que l’on peut prôner un retour aux valeurs de l’Islam tout en rêvant de la libéralité de la société occidentale, que l’on peut dénigrer la malhonnêteté des dirigeants tout en étant malhonnête soi-même pour survivre. C’est comprendre l’écartèlement quotidien auquel sont soumis les jeunes algériens qui, rappelons-le, constituent près des trois quarts de la population. Comprendre qu’en 1992, la frustration, le désespoir et la répression ont débouché tout naturellement sur la violence.

Laetitia Bianchi

 
 
 
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