ALGÉRIE
(de l’arabe, al-Jaza’ir, « les îles »)
Pays d’Afrique du Nord de 2,3 millions de km2 (4,3 fois la France, plus
grand pays d’Afrique après le Soudan) au relief et au climat très
diversifiés : le Sahara (« désert, terres
pauvres » en arabe) s’oppose au Tell, nom des zones bien arrosées,
de climat méditerranéen, où résident 94% des
28 millions d’habitants du pays.
Le Tell comprend une côte très découpée
(baie d’Alger, cap Bougaroun, golfe d’Oran...) des massifs (Atlas tellien,
Kabylie, Saïda, Tlemcen...) des plaines (Macta, Mitidja...). Puis,
vers le Sud, s’étendent de hautes plaines (plaine de Constantine,
de Sétif). Puis l’Atlas saharien, chaîne de montagnes (monts
des Ksour, des Amour, Aurès, Ziban...). Puis le Sahara, ses vallées
(Grand Erg occidental et Grand Erg oriental), ses plateaux (Tassili, Tademaït)
et le mont Hoggar.
LES POPULARIONS DE L’ALGÉRIE
On a parlé le grec, le latin et le berbère en Algérie.
Tous les grands empires maritimes de l’Antiquité - la Phénicie,
la Grèce, Carthage (fondée en 814 av. J.-C et située
près de la Tunis actuelle) et Rome - ont tour à tour établi
des comptoirs commerciaux sur les côtes de l’actuelle Algérie.
Aujourd’hui, on y parle l’arabe, le français et le berbère.
L’arabe depuis les deux vagues de colonisation arabe : VIIème siècle
et XIème siècle. Le français depuis la colonisation
française : 1830-1954. Le berbère depuis plus longtemps que
le français, l’arabe, le latin et le grec.
Il y a en effet deux peuples en Algérie : les Arabes et les
Berbères. Les Berbères constituent près de 20% de
la population. Lorsque les Grecs et les Phéniciens débarquent
sur la côte nord-africaine, ils appellent les populations autochtones
les « barbares », c’est-à-dire « ceux qui ne parlent
pas grec » : le mot s’est transformé en « berbère
». Le terme de « Berbères » désigne donc
tous les peuples originaires d’Afrique du Nord, comme par exemple les Touaregs.
Leur résistance aux conquêtes successives a été
très forte : ils se sont aussi bien opposés aux Romains (Jugurtha
combattit Rome en 111 av. J.-C.) qu’aux Arabes et qu’aux Français.
En dépit de leur conversion à la religion chrétienne
puis musulmane, les Berbères ont conservé leur langue, divisée
en de très nombreux dialectes, et leur culture (appelées
toutes deux tamazight). Cela est notamment dû aux hasards de la géographie
: nombre d’entre eux vivaient dans des régions difficiles d’accès.
Aujourd’hui encore, les Berbères vivent dans les régions
les plus montagneuses de l’Algérie : Aurès, Hoggar, et surtout
Kabylie. C’est pourquoi on réduit souvent improprement l’ensemble
des Berbères algériens aux Kabyles.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
- Le drame algérien. Un peuple en otage, Reporters sans frontières,
La Découverte, 1994.
- Algérie, 30 ans. Les enfants de l’indépendance,
Autrement, hors série n°60, 1992.
Ces deux ouvrages collectifs regroupent aussi bien des analyses historiques
que de nombreux témoignages instructifs et touchants sur la vie
quotidienne en Algérie.
- Bruno Etienne, L’islamisme radical, Hachette, 1987.
- Luis Martinez, La guerre civile en Algérie, Khartala,
1998. Ouvrage universitaire de recherche, très détaillé
sur les mécanismes d’enlisement de la guerre civile, mais parfois
tendancieux sur la notion de violence - l’auteur semblant par moments la
considérer comme une caractéristique indépassable
de l’histoire algérienne.
- Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire
de la guerre d’Algérie, La Découverte, 1991. Ouvrage
sur l’absence de sentiment de culpabilité de la France et sur son
refoulement du passé.
Deux films également :
- Chronique des années de braise de Mohamed Lakhdar-Hamina,
palme d’or à Cannes en 1975. Épopée de la résistance
du peuple algérien à la conquête française,
de 1830 à 1954, à travers la vie d’une famille.
- Omar Gatlato, Merzak Allouache, 1976. Chronique de la vie
quotidienne. Film culte en Algérie.
NOTES
1. Fondé par Messali Hadj, le « père » du nationalisme.
Le massacre des villageois de Melouza en 1957 par le FLN est significatif
de la violence des oppositions entre partis politiques.
2. Ainsi Mohamed Khider ou Krim Belkacem... respectivement assassinés
par la Sécurité Militaire en 1967 et en 1970. Sur les assassinats
récents d’Ali Mécili (1987) et Kasdi Merbah (1993), cf. Le
drame algérien, p. 97-99.
3. Algériens ayant combattu en faveur de la France pendant la
guerre. Le terme vient de harka, mot arabe signifiant « mouvement
» ; il est devenu une insulte. Les harkis étaient majoritairement
des paysans appauvris. L’historien Charles-Robert Ageron chiffre à
57.000 le nombre de harkis ayant été massacrés après
avoir été torturés.
4. Le « printemps berbère » a eu lieu en Kabylie,
suite à l’interdiction d’une conférence de l’écrivain
de langue berbère Mouloud Mameri par le gouvernement.
5. Le RCD (Rassemblement pour la culture et pour la démocratie)
milite également pour la renaissance de la berbérité.
6. Parallèlement, le pouvoir négligea l’agriculture,
ce qui explique que la dépendance alimentaire du pays, i.e. ses
besoins d’importations, soit très lourde.
7. L’installation d’une citerne permettant une distribution d’eau continue
reste un luxe. Le manque d’eau est un des autres problèmes majeurs
des Algériens. Non pas que l’eau soit insuffisante dans le pays
: ce sont les infrastructures (barrages, canalisations) qui font défaut.
8. Mot venu de contrebande.
9. Les organisations révolutionnaires (MEI et GIA) veulent amener
le peuple à collaborer par la terreur ; elles s’opposent aux organisations
politiques (MIA et AIS), selon lesquelles les maquisards doivent gagner
sa confiance. Les divisions de la guérilla se multiplient par ailleurs
du fait de l’émergence régulière de nouvelles factions.
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Pourquoi la guerre civile ? La guerre d’indépendance de l’Algérie
contre la France dure de 1954 à 1962. En 1963, le FLN (Front de
Libération Nationale) est décrété parti unique.
Il le reste jusqu’en 1989, date à laquelle la liberté politique
est proclamée - pour une courte durée : suite à la
victoire écrasante du FIS (Front Islamique du Salut) aux élections
législatives de 1991, le processus de démocratisation est
interrompu par un coup d’état de l’armée. Le pays sombre
en 1992 dans une guerre civile qui, aux yeux des médias occidentaux,
oppose les méchants islamistes à un pouvoir méchant
malgré lui. La réalité est bien moins manichéenne.
D’où ce retour sur l’histoire récente de l’Algérie
afin de mieux comprendre l’arrière-plan des changements actuels
- lesquels ne seront pas évoqués. Rappelons simplement qu’Abdelaziz
Bouteflika a été élu à la présidence
en avril 1999, certes trop massivement pour que ce ne soit sans fraude,
mais qu’il dit vouloir la « concorde civile » : grâce
d’islamistes en juillet 1999, en échange du dépôt des
armes par l’Armée islamique du salut en octobre 1997 : les retours
épisodiques de la violence (assassinat d’Abdelkader Hachani, principal
leader du FIS, en novembre 1999) ne permettent cependant pas de parler
de la fin de la guerre civile.
« L’islamisme »
L’attachement de la France à la laïcité confine
parfois au simplisme lorsqu’il s’agit de juger les pays musulmans. Rappelons
donc qu’un État religieux n’est pas forcément rétrograde,
et que l’on peut être « islamiste » sans être «
intégriste ». On appelle islamisme le fait de mener une action
politique visant à la formation d’un État fondé sur
les principes musulmans. Le mouvement islamiste algérien existait
bien avant le vote massif en faveur du FIS de 1991. Le nationalisme algérien
a ainsi toujours défendu l’islam et ses valeurs. Mais c’est à
partir des années 1970 qu’il a réellement étendu son
audience : la société algérienne connaît alors
un renouveau de dévotion religieuse. On ne peut comprendre ce retour
en force de la religion à partir d’un seul facteur d’explication.
La défense des « valeurs musulmanes » est en effet un
objectif trop large et trop vague pour que ne coexistent pas, sous cette
expression, des objectifs politiques totalement opposés. Le fait
que toutes les couches sociales aient été séduites
par « l’islamisme » tend à prouver que les discours
islamistes ne sont pas uniformes. Le terme d’islamisme est à ce
titre très simplificateur : on peut être islamiste et démocrate,
islamiste et libéral (économiquement), islamiste et ouvert
sur les valeurs occidentales. Aux élections législatives
de décembre 1991, le FIS a remporté une victoire écrasante
: la population algérienne était islamiste, c’est-à-dire
approuvait un parti désireux, entre autres, de renouer avec une
certaine place de la religion au sein de la société. La population
algérienne n’était pas islamiste au sens caricatural où
l’entendent les médias occidentaux : violence et fanatisme. Ce n’est
que dans un second temps qu’a eu lieu un glissement qui a débouché
sur la guerre civile, mettant au devant de la scène un islamisme
prônant la violence.
Le gouvernement algérien face à l’islam
L’islamisme n’est pas un tout homogène. Ses divers courants
ont cependant tous fondé leurs discours, dès les années
1970, sur une même notion : celle de justice sociale ou d’équité
(haqq). Elle est la valeur centrale de la religion musulmane. Le succès
de l’islamisme au sein de la population s’apparente à une idéologie
théologique « de gauche », fermement opposée
à un gouvernement qui garde pour lui seul les bénéfices
de la rente pétrolière. Le gouvernement a ainsi été
accusé d’être « antiislamique » toutes les fois
(c’est à dire souvent) où ses membres s’enrichissaient aux
dépens de la population. Le paradoxe de l’Algérie est le
suivant : c’est ce même gouvernement « antiislamique »
qui a favorisé (ou du moins n’a pas empêché), au cours
des années 1970, l’émergence d’un mouvement religieux qui
visait à le renverser. Le pouvoir, désireux de ne pas complètement
perdre la confiance populaire, a en effet mené une politique religieuse
très ambiguë. Tout en traquant les maquisards du groupe Bouyali
(lequel dirige le premier Mouvement Islamique Armé, jusqu’à
sa mort en 1987), l’État-FLN a entériné la montée
en puissance du phénomène religieux : la Charte nationale
de 1976 stipule ainsi que « l’islam est religion d’État »
et que le président de la République doit « respecter
et glorifier la religion musulmane ». Le régime algérien
a d’autre part engagé la même année l’islamisation
de la société par une série de mesures telles l’instauration
du repos le vendredi au lieu du dimanche, et l’interdiction de la vente
d’alcool aux musulmans. La construction de mosquées et le développement
des transports officiels pour le pèlerinage ont procédé
d’une même logique. Pendant les années 1980, les lieux de
prière au travail ou à l’université se sont développés.
L’aboutissement de cette politique a été le vote, en 1984,
d’un Code de la famille consacrant l’infériorité de la femme.
Une nation « unie et homogène » ?
À la fin de la guerre d’indépendance, en 1962, l’Algérie
sombre dans une dictature qui tait son nom et tente de bâtir le mythe
d’une nation unie et homogène. Or l’Algérie n’est pas une
nation unie : déjà pendant la guerre, les différents
partis en lutte contre la France se sont livré une guerre fratricide.
Le FLN s’est ainsi opposé au MNA (Mouvement national algérien)(1).
Après la signature des accords d’Evian qui mettent fin à
la guerre, le FLN a peu à peu évincé ses propres chefs
historiques(2) - « évincer » signifiant souvent «
assassiner ». Enfin, il faut rappeler le massacre des harkis(3),
que la mémoire officielle du régime s’est empressée
d’occulter.
En outre, en 1962, le FLN a défini l’Algérie comme une
nation « arabe et musulmane » - négation explicite de
l’identité berbère (cf. encadré page suivante). Depuis
la fin de la guerre d’indépendance, les Berbères ont donc
constitué un des principaux pôles de résistance au
pouvoir du FLN. En 1963, Hocine Aït Ahmed, originaire de Kabylie,
crée le FFS (Front des forces socialistes), lequel s’oppose au nouveau
gouvernement. Le FFS entre aussitôt dans l’illégalité
- le FLN arguant du prétendu risque de séparatisme de la
Kabylie. Cette longue répression a abouti, en 1980, à la
première opposition ouverte au régime : le « printemps
berbère », une revendication populaire en faveur de la défense
de la culture berbère au sein de la nation algérienne(4).
Le FFS d’Aït Ahmed est encore aujourd’hui une des forces démocratiques
majeures du pays. Sorti de vingt-cinq ans de clandestinité, il est
arrivé deuxième aux élections législatives
de 1991 : loin derrière le FIS certes, mais devant le FLN (FIS :
188 sièges, FFS : 25, FLN :18)(5).
La politique d’arabisation
Au lendemain de la guerre d’indépendance, les dirigeants ont
mis en œuvre une politique dite d’arabisation, c’est-à-dire une
politique visant à renouer avec l’étude et l’utilisation
de la langue arabe, laquelle avait été évincée
par le français pendant la colonisation. Cette mesure visait bien
sûr l’enseignement (école primaire en 1978, secondaire en
1988, administration en 1990), mais aussi des réalités plus
ténues : les noms de rues modifiés étaient ainsi autant
de symboles de la souveraineté retrouvée. Après une
guerre de libération, une telle politique de récupération
de son identité paraît normale : pourquoi l’enseignement ne
se ferait-il que dans la langue de l’ancien colonisateur ? Inversement,
pourquoi perdre les avantages d’une double culture ? Les deux écoles
s’affrontent : partisans du bilinguisme contre partisans du rejet absolu
du français. À Alger, on raconte l’histoire suivante : le
café Anatole France se serait retrouvé un matin baptisé
« café Anatole Djezaïr », c’est-à-dire Anatole
Algérie...
Mais cette anecdote ne traduit qu’une réalité passagère.
Car en dépit de la volonté d’arabisation de la société
proclamée par le régime, le bilinguisme reste un état
de fait après l’indépendance. On assiste même à
une progression de l’usage du français. En effet, les jeunes diplômés,
qui forment l’élite politique et économique (encore en place
de nos jours) sont issus du système scolaire et universitaire français.
Malgré les politiques d’arabisation successives, les francophones,
liés au pouvoir en place, sont donc largement favorisés sur
le marché du travail. Les meilleurs emplois de la fonction publique
sont la chasse gardée des francisants. Il s’en suit un phénomène
décisif dans le déclenchement de la guerre civile : la rancœur
des jeunes générations de diplômés arabophones,
qui se voient exclus en dépit de leurs compétences. Et de
fait, comment admettraient-ils la manœuvre d’un État qui arabise
l’enseignement sous couvert de nationalisme, tout en excluant ceux qui
ne parlent pas français du marché du travail, et ce afin
de réserver les postes de la fonction publique aux cercles du pouvoir
? On comprend aisément que le régime ait été
perçu par les jeunes générations comme « le
parti de la France » (Hizb frança), comme un pouvoir en accointances
avec l’ancien colonisateur. Et l’on comprend que ces jeunes générations
de diplômés arabophones aient tourné leurs espoirs
vers le FIS, qui leur promettait de retrouver la place qui leur était
due au sein de la société : c’est ainsi que l’islamisme politique
s’est développé, au cours des années 1980, au sein
des universités.
Le malaise vis-à-vis de la France
Le pouvoir est accusé d’être Hizb frança ; mais
tout le monde est quelque peu hizb frança. L’espoir de sortir de
la misère socio-économique passe en effet par le rêve
de l’exil, réservé aux privilégiés qui ont
des possibilités d’accueil et de travail en France, et qui parviennent
à obtenir un visa (lequel est obligatoire depuis 1986). Si chaque
Algérien est lié à la France et rêve de la France,
c’est aussi car cette dernière est présente dans chaque foyer
algérien, depuis 1989, à travers les images diffusées
par la parabole. La parabole est un véritable phénomène
de société. Tous, riches et pauvres, hommes et femmes, peuvent
regarder à loisir les chaînes européennes et notamment
françaises, TF1, France 2, M6, Canal +... La chaîne nationale,
spécialisée dans la langue de bois, subit de plein fouet
la concurrence. Il faut toutefois rappeler que cet essor de la parabole
procède d’une manœuvre gouvernementale : après la répression
sanglante des manifestations de 1988, le nouveau pouvoir algérien
(le président Chadli et les « réformateurs »)
a vu dans la parabole l’occasion de regagner l’appui populaire. Tout le
monde s’est donc vu autorisé à avoir une parabole (dont le
prix n’était pas surtaxé), contrairement aux autres pays
arabes, où la réglementation est très dure. S’en est
suivi ce qui a pu être appelé « une recolonisation de
l’Algérie par la petite lucarne » : en pleine politique d’arabisation,
un retour en force de la langue française au sein des jeunes générations,
et surtout une influence accrue de la société de consommation
occidentale et de ses valeurs, notamment en matière de liberté
sexuelle. Il faut constamment avoir à l’esprit les rêves et
les frustrations immenses que doivent provoquer les images de confort et
de facilité quand on est soi-même quotidiennement confronté
à la pénurie, au chômage, et à la détresse
sexuelle résultant des problèmes de logement. Cette exacerbation
des contradictions entre le rêve et la réalité n’est
pas sans expliquer les réactions violentes de rejet contre les «
paradiaboliques ». Il est ainsi des jeunes algériens qui se
sont jetés à corps perdu, pendant la guerre civile, dans
le combat contre des valeurs occidentales qui les soumettaient au supplice
de Tantale : bien des jeunes militants du FIS écoutaient ces mêmes
chansons que leur parti condamnait, et qui parlaient de l’alcool, du désespoir,
des filles et de l’exil.
La crise économique
Après la guerre d’indépendance, l’Algérie opte
pour un modèle de développement économique d’inspiration
soviétique, privilégiant l’industrie lourde(6) - et nécessitant
par conséquent d’immenses capitaux. L’Algérie a une source
de revenus unique : le pétrole. Or en 1986, le prix du baril dégringole
: c’est la fin de l’État-Providence garant du soutien des prix,
distributeur d’emplois, de nourriture, de médicaments et de logements,
- alors même que l’explosion démographique a décuplé
les besoins. L’explosion démographique est une donnée majeure
pour comprendre l’ampleur de la crise économique et sociale qui
sévit en Algérie à partir de la fin des années
1980 : en trente ans, le pays est passé d’environ 10 à 28
millions d’habitants. 70% ont de moins de 30 ans, et 45% de moins de 15
ans. Cette hausse de la population a touché, en premier lieu, les
villes. Un des problèmes majeurs de la vie quotidienne des Algériens
est l’énorme manque de logements : enfants et parents dorment côte
à côte ; les jeunes n’ont aucun espace privé à
eux. Les familles cohabitent tant bien que mal dans les appartements, les
balcons sont transformés en chambres, tout comme les anciennes toilettes
collectives des immeubles. A Alger, l’eau n’est distribuée que pendant
de petites tranches horaires, la nuit le plus souvent(7).
Quant au chômage, il toucherait, encore aujourd’hui, près
de 30% de la population. Pour s’en sortir, beaucoup ont eu (et ont toujours)
recours à ce que l’on appelle le trabendo(8) : la revente,
sur le marché noir, de produits achetés en France (vêtements,
électroménager, pièces de voitures...). La pénurie
de matières premières est telle que les prix du marché
noir sont souvent démesurés. On comprend alors que les inégalités
flagrantes de la société algérienne soient devenues,
dès la fin des années 1980, insupportables : comment accepter
le luxe ostentatoire de la nomenklatura, ses villas luxueuses et ses plages
privées, lorsque la jeunesse algérienne au chômage
ne fait rien de ses journées ?
Parce qu’ils font passer le temps appuyés contre les murs de
la ville, on appelle les jeunes algériens sans travail des «
hittistes » (hitt signifie « mur » en algérois)
en proie à ce qu’ils nomment le « dégoûtage ».
Leur espoir de justice sociale, de fin de la hogra (mot signifiant abus
de pouvoir, arbitraire, humiliation) est apparu au grand jour au cours
des manifestations d’octobre 1988. L’armée a tiré sur la
foule : le pouvoir a perdu ce qu’il lui restait de crédibilité.
Certes, l’année suivante, le président Chadli a joué
la carte de la démocratie, en introduisant le multipartisme et les
élections libres, après trente années de dictature.
Mais l’illusion s’est avérée être de courte durée
: en juin 1990, le FIS remporte les élections municipales ; en décembre
1991, le FIS remporte le premier tour des élections législatives.
Le parti est dissous en mars 1992 : le pays sombre dans une guerre civile,
qui aurait fait, depuis, plus de cent mille morts.
Qui a voté pour le FIS ?
La guerre civile, lorsqu’elle débute en 1992, est une guerre
urbaine : elle est née dans les banlieues d’Alger, et non à
l’intérieur du pays - ce n’est qu’à partir de 1994 que la
violence touche les campagnes. Dans les communes très défavorisées
de la banlieue du grand Alger, le FIS a recueilli des scores avoisinant
les 70%. Mais il ne faudrait pas en conclure que le FIS est le parti des
« laissés-pour-compte du développement ». C’est
le pouvoir algérien qui a agité l’épouvantail d’un
FIS défini de manière univoque comme un « parti de
gueux », parti de « fous de Dieu » analphabètes
et violents. Le FLN escomptait de ce fait recevoir l’approbation de l’Occident
face au coup d’État de janvier 1992 et à la politique de
répression. Objectif atteint : les médias occidentaux ont
repris en chœur un discours simpliste, alimenté par la peur, où
l’Islam tient lieu de repoussoir. Or la mobilisation de 1990 et 1991 derrière
le FIS est loin de correspondre à la montée du fanatisme
religieux pointée à grands cris par les médias occidentaux.
Le FIS a été soutenu par des catégories très
diverses de la population, dont l’espoir principal était une amélioration
de leur condition sociale, et la chute de « l’Etat-FLN », régime
corrompu et autoritaire. Le FIS n’a pas seulement été populaire
au sein des classes les plus défavorisées. Son ancrage au
sein des classes moyennes, de la petite bourgeoisie urbanisée, est
extrêmement fort. Beaucoup d’entrepreneurs, patrons d’entreprises
artisanales, d’échoppes d’alimentation, de véhicules de transports
ou de restaurants en France, notables locaux incarnant un modèle
de réussite sociale, ont ainsi financé le FIS. Les petits
commerçants ont quant à eux soutenu le FIS dans l’espoir
que ce parti mettrait fin aux traitements inégalitaires dont ils
étaient l’objet, du fait du contrôle, par l’État, de
la distribution des matières premières : les fonctionnaires
abusaient de leur pouvoir, refusant de livrer les produits demandés
par les petits commerçants si ceux-là ne leur payaient pas
un « pourboire ». Les hittistes, quoique peu politisés,
ont également vu dans le FIS un espoir de justice sociale : il ne
faut pas oublier leur haine envers un régime ayant réprimé
dans le sang les manifestations de 1988. Enfin, les jeunes diplômés
en situation précaire attendaient du FIS une arabisation du marché
de l’emploi et une fin de l’État-FLN répressif et corrompu
- ces mêmes jeunes diplômés qui s’étaient les
premiers lancés, au cours des années 1980, dans le militantisme
religieux, la mosquée leur offrant un espace de camaraderie, de
liberté, et de réflexion sur le sens de leur vie. Bruno Etienne
(cf. bibliographie) écrit ainsi qu’ils « s’ennuyaient dans
un espace sans espoir, buvaient de la mauvaise bière locale, se
laissaient aller à tous les vices, le regard tourné vers
les valeurs étrangères, lorsqu’ils [ont reçu] brutalement
la Lumière. »
L’enlisement dans la guerre
Les organisations de lutte armée existaient bien avant 1992
: ainsi le MIA (Mouvement islamique armé), lequel était critique
envers les élus du FIS. L’interruption du processus électoral,
en 1992, les a renforcées : ces organisations ont profité
de l’incarcération, voire de l’exil ou de l’assassinat des cadres
du parti FIS pour démontrer l’inutilité de tout positionnement
démocratique et conquérir l’appui de l’ancien électorat
de ce dernier. Elles ont rencontré dans les communes naguère
acquises au FIS un soutien qui leur a permis d’entreprendre des opérations
de guérilla contre les forces de sécurité en 1992
et 1993.
Le renversement du régime semble alors proche. Mais à
partir d’avril 1993, l’État mène une politique de «
reconquête militaire » des communes du grand Alger : des unités
spéciales de militaires sont chargées d’appliquer une politique
de terreur visant à dissuader la population de continuer à
soutenir les combattants. Des milliers de sympathisants du FIS sont torturés.
La haine du régime - et donc la violence de la guerre civile - s’en
trouve fortement accrue ; cependant l’objectif militaire de l’armée
gouvernementale a été atteint : les combattants sont contraints
de se réfugier dans les maquis.
À la fin de l’année 1993, les différents protagonistes
cessent d’avoir l’espoir d’une victoire rapide. Les arrestations massives
n’ont pas « éradiqué » les islamistes ; inversement,
le déclenchement du djihad n’a pas suscité parmi les trois
millions d’électeurs du FIS l’engouement escompté par les
responsables islamistes. Installés dans une guerre totale, les combattants
mettent sur pied des réseaux de soutien, financiers et politiques,
nationaux ou internationaux, pour accroître les ressources nécessaires
à leur effort de guerre. Le régime, en situation de faillite
financière en 1993, change radicalement de politique économique
: il se convertit au libéralisme (arrêt des subventions publiques,
dévaluation du dinar, privatisations). En échange, le Fonds
Monétaire International rééchelonne la dette, et promet
des crédits et des prêts à même de financer sa
politique sécuritaire. Renfloué financièrement, le
régime retourne la situation à son avantage. Le soutien financier
international obtenu en contrepartie de la libéralisation économique,
en permettant à l’armée de se doter d’un appareil répressif,
a donc paré à l’effondrement du régime. Les GIA (Groupes
islamistes armés) ont eux aussi tiré profit de la mise en
place de l’économie de marché, par le biais de la création
de sociétés d’import-export.
§
Le régime ayant modifié en sa faveur le rapport de force,
il organise une élection présidentielle le 16 novembre 1995
afin de valider cette situation. Et de fait, l’élection du général
Liamine Zéroual suscite l’illusion que le régime est parvenu
à retrouver la légitimité lui faisant défaut
depuis 1992. La guérilla parvient certes à résister
au régime : quoique professionnalisée et éloignée
du peuple(9), elle dispose encore de ressources financières en 1995.
C’est pourquoi le pouvoir mène une politique visant à satisfaire
les revendications économiques et sociales de l’ancien électorat
du FIS : réforme des administrations locales afin de reconquérir
la confiance des citoyens, politique de construction de logements, création
d’emplois de services afin d’endiguer le chômage des jeunes. Les
jeunes, qui constituent le vivier potentiel des combattants de la guérilla,
deviennent un enjeu central de la politique économique.
Le régime algérien réussit, cela étant,
à rester en place. Les remaniements internes (démission de
Zeroual en septembre 1998, élection de Bouteflika au printemps 1999)
et les lois d’amnistie semblent traduire un progressif retour à
la normale - retour à la normale signifiant retour à la paix,
mais non à la démocratie. Car si le pouvoir actuel tente
d’accroître sa légitimité, sa légalité
n’en reste pas moins entachée de fraude électorale et d’exactions.
§
Comprendre la guerre civile en Algérie, c’est comprendre que 70%
d’une population ne devient pas du jour au lendemain dangereusement fanatique
pour des motifs obscurs. C’est comprendre que l’on peut accuser l’Occident
de tous les maux tout en ayant des parents qui parlent français
et en regardant soi-même la télévision française,
que l’on peut prôner un retour aux valeurs de l’Islam tout en rêvant
de la libéralité de la société occidentale,
que l’on peut dénigrer la malhonnêteté des dirigeants
tout en étant malhonnête soi-même pour survivre. C’est
comprendre l’écartèlement quotidien auquel sont soumis les
jeunes algériens qui, rappelons-le, constituent près des
trois quarts de la population. Comprendre qu’en 1992, la frustration, le
désespoir et la répression ont débouché tout
naturellement sur la violence.
Laetitia Bianchi
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