La beauté du zeste

Zorro est arrivé. Dernière livraison d'une revue qui pratique l'ordre alphabétique comme l'un des beaux-arts.
Par Philippe LANÇON
Libération, jeudi 28 octobre 2004

R de réel. revue généraliste, volume Z, novembre 2004, 64 pp., 6.40 €.


Si l'on excepte les cassettes de Mission impossible, peu d'oeuvres programment dans la paix leur autodestruction ­ et s'y tiennent. Avec son vingt-troisième et dernier numéro, la revue R de Réel y parvient, comme toujours, avec une élégance de guépard. Une phrase de Lichtenberg sert de plaque funéraire à la page d'ouverture couleur linceul : «Il eut donc la meilleure idée qui lui vint jamais : il mourut.» Puis la revue caresse la lettre Z, avant de saluer, en dernière page, ses nombreux collaborateurs «sur son lit de mort».

R de Réel est ­ ou fut ­ en effet une revue abécédaire. Elle est dirigée par deux jeunes auteurs, Raphael Meltz et Laetitia Bianchi. Des écrivains comme François Bon, Eric Chevillard et Pierre Senges y collaborent régulièrement. Le principe est simple : chaque numéro saisit une lettre (ou deux parfois) de l'alphabet. Puis chacun choisit certains mots commençant par cette lettre. Les articles sont parfois des définitions, parfois des fictions, parfois des réflexions, parfois de la critique. Une iconographie, une typographie et une mise en page très soignées, pleines de fantaisie et de raffinements, accompagnent ces textes.

A la lettre Z, on trouve un article sur Zinedine Zidane, sur l'onomatopée Zzz, sur Frank Zappa, sur Zapato et sur Zapata, sur Zorro bien sûr, et encore sur Led Zeppelin (par François Bon) et le portrait d'un zoolâtre (par Eric Chevillard). L'un des textes les plus plaisants est un débat imaginaire, arbitré par un certain Monsieur Z, entre le philosophe Michel Foucault et l'animateur Jean-Pierre Foucault. Son auteur, Laetitia Bianchi, met dans la bouche du premier des phrases qu'il écrivit dans la Vie des hommes infâmes ; il s'y intéresse à des vies inconnues, dont la justice nous permet d'avoir la trace : «Ce qui les arrache à la nuit où elles auraient pu, et peut-être toujours dû, rester obscures, c'est la rencontre avec le pouvoir. Le pouvoir qui a guetté ces vies, qui les a poursuivies, qui a porté, ne serait-ce qu'un instant, attention à leurs plaintes et à leur petit vacarme et qui les a marquées d'un coup de griffe...» «Et grâce aux émissions télévisées qui parlent d'eux, renchérit le second, parlant comme le premier, ils parviennent jusqu'à nous sans porter plus d'indices de réalité que s'ils venaient de la Légende dorée.» Les deux hommes semblent finalement d'accord, comme si Foucault (Michel) n'avait écrit que pour être repris par Foucault (Jean-Pierre). Au passage, Bianchi pose une question simple et compliquée : quelle est la nature du pouvoir des grandes émissions de témoignage audiovisuel ? Mais elle le fait sans le dire, avec légèreté, ironie, avec cette espièglerie qui marque l'esprit d'une revue pleine de discrétion et toute dans la beauté du zeste.

Après avoir rappelé aux lecteurs qu'il ne faut pas oublier le z de Nietzsche, R de Réel s'achève naturellement sur la lettre z infiniment répétée, comme bourdonnement d'une abeille ayant perdu son dard ou ronflement d'un sommeil désormais irréversible. A lire, donc, et à regretter.